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Full text of "Mémoires de M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville. Volume 3 : La Révolution racontée et jugée par les hommes du temps"

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SAINTE | 
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MÉMOIRES 



DE M. 



DE LA ROCHEFOUCAULD 



DUC DE DOUOEAUVILLE 






TROISIEME VOLUME 

LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE PAR LES HOMMES 
DU TEMPS 



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PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

avr. vivilxnk, 2 n~ 



180-2 



Tous droits rè 



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MEMOIRES 



DE M. 



DE LA ROCHEFOUCAULD 

DUC DE DOUDEAUVILLE 

LA RÉVOLUTION 

RACONTÉE ET JUGÉE PAR LES HOMMES DU TEMPS 1 

EXTRAITS 

DU JOURNAL LE POINT DU JOUR 



SEANCE DU LUNDI 15 JUILLET 1789. 



Après la lecture de plusieurs adresses de diffé- 
rentes villes qui adhéraient à tous les arrêtés de l'as- 
semblée nationale, M. Mounier a demandé la parole. . 

En reconnaissant le pouvoir qu'a le roi de changer 

1 Avertissement. — Dans une publication aussi grave que celle d'une 
histoire de la Révolution française, M. de la Rochefoucauld désirant que 
m. 1 






2 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGEE 

ses ministres, il a observé ce que, dans les moments de 
crises, les représentants de la nation devaient à leur 
devoir d'éclairer la conscience du monarque; que, le 
crédit public et le salut du peuple étant en danger, 
l'assemblée devait au souverain des vérités coura- 
geuses sur les ministres qui partageaient son pouvoir. 
« Les ennemis du bien public, s'est-il écrié, ne crai- 
gnent pas de flétrir le caractère national; ils veulent 
braver le désespoir du peuple ; ils le provoquent par 
un appareil menaçant; ils l'environnent de troupes 
armées; ils attentent à la liberté publique et indivi- 
duelle ; ils interceptent le passage sur les grandes 
routes. Ainsi ils ont appris au roi à redouter un peuple 
qui le chérit, et à prendre contre lui les mêmes pré- 
cautions que contre les ennemis de la patrie ; nous 
devons éclairer le roi et lui présenter tous les dan- 
gers qui menacent son royaume. Je propose, a-t-il dit, 
cette adresse au roi, pour le supplier de rappeler les 
ministres, et pour lui représenter que la patrie ne 
peut avoir aucune conliance dans ceux qui leur ont 
succédé, ou qui, en restant en place, ont manifesté 
des projets contraires au bien public; pour lui exposer 
les dangers que peuvent produire ces changements 

les opinions émises lui soient entièrement personnelles, dorénavant les 
notes ne seront plus signées. 

Un mot d'explication est nécessaire sur ce que nous entendons par ce 
mot : Révolution. 

Ce n'est certes pas le progrès que nous attaquons, reconnaissant que 
depuis un demi-siècle il y a eu progrès sous plus d'un rapport. 

Nous entendons par Révolution cet esprit de désordre qui, n'admet- 
tant aucun droit, aucun frein, aucune légitimité, tend à tout bouleverser 
pour s'emparer du pouvoir à son profit, écrivant sur son drapeau le mot 
deliberté, afin d'arriver à la spoliation et au despotisme, ce qui est en défi- 
nitive son moyen et son but 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. g 

dans le ministère et les mesures violentes dont ils sont 
accompagnés, et pour lui déclarer cpie l'assemblée ne 
consentira jamais à une infâme banqueroute. » 

MM. Target et de Lally Tollendal ont soutenu et 
développé celte motion courageuse avec une énergie 
et une éloquence aussi dignes des circonstances que de 
leur renommée. 

Nous regrettons de ne pouvoir insérer dans cette 
feuille les traits sublimes de ces deux discours, qui 
viennent d'être imprimés, et qui justifieraient les ta- 
lents courageux de leurs auteurs. 

« La sagesse peut seule sauver la nation, a dit M. le 
comte de Virieux ; je ne me méfie pas du courage de 
l'assemblée, ce n'est pas l'appareil militaire qui affai- 
blira nos actions. Je sais que nous marchons parmi les 
écueils, la fureur, de nos ennemis et la fougue du 
peuple, et nous devons seulement nous conformer à 
nos principes. De tous côtés, les liens de la confiance 
se rompent; l'anarchie lève ses mains menaçantes; le 
sang coule; nos concitoyens ont péri cette nuit; gar- 
derons-nous un coupable silence? Nous leur devons à 
tous des secours, et nous devons nous rallier par un 
serment. Je crois donc que nous devons exprimer nos 
regrets dans une adresse au roi pour des ministres 
qu'il a éloignés. Nous reconnaîtrons le droit qu'il a 
de nommer ses ministres, en lui témoignant que les 
nouveaux n'auront jamais notre confiance, et hâtons- 
nous ensuite de travailler à la constitution pour le mo- 
narque et pour le peuple, et rassurons aussi le crédit 
public. » 

« On vous a proposé deux projets d'adresse, a dit 
M. le duc de la Rochefoucauld ; ce dernier est plus 



I 



4 L.V RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

analogue aux circonstances actuelles; nous devons 
donc marcher à la constitution, dont le plan a été dé- 
veloppé par un publicisle éloquent. Commençons par 
la déclaration des droits. » 

« Dans les temps des calamités publiques, s'est 
écrié M. de Clermonl-Tonnerre, il faut s'attacher aux 
principes. Le roi est le maître de composer ou de dé- 
composer son conseil ; mais, si la nation ne doit pas 
nommer ses ministres, elle peut du moins les indi- 
quer par le témoignage de sa confiance ou de son ap- 
probation. Quant au serment, messieurs, il est inu- 
tile de le renouveler : la constitution sera faite, ou 
nous ne serons plus; mais il est des maux plus pres- 
sants. Paris est dans une fermentation affreuse. On s'y 
égorge, et les combattants y présentent deux spectacles 
bien différents : des Français indisciplinés qui ne sont 
dans la main de personne, et des Français disciplinés 
qui sont sous la main du despotisme 1 . On a voulu nous 
rassurer; on nous a répondu par la bouche du roi; 
mais les troupes sont alternativement causes et effets. 
Rappelons l'époque du mois d'août dernier que 
M. de Lally vous a tracée avec tant d'éloquence. » 

M. Briaufat a trouvé l'adresse au roi inutile et dan- 
gereuse dans la ci-rconslance actuelle; quant aux in- 
termédiaires, il a proposé de ne pas les reconnaître 
comme étant dangereux; il faut parvenir directement 
au roi, el écarter les mauvais ministres, en faisant un 
article de la constitution pour leur responsabilité. 

M. Grégoire est un de ceux qui, dans cette circon- 
stance malheureuse, ont parlé avec le plus de force el 



Quel despotisme que eelui de Louis XV I ! 



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PAR LES HOMMES DU TE Ml' S. 'b 

qui ont développé avec le plus de courage les projets 
qui menacent le salut public. 

M. de Goiiy d'Arci, en rappelant le trait d'éloquence 
d'un orateur célèbre qui disait : « La mort d'un seul 
bomme est une calamité publique, » a ajouté : « A quelle 
situation, messieurs, pouvons-nous appliquer plus jus- 
tement celte expression magnifique? 

« Je vous citerai aujourd'hui ce qui se passa il y a 
près d'un an, lorsque le souverain rappela auprès de 
lui cet administrateur habile que nous venons de 
perdre. Si avant son retour au ministère tous les maux 
nous menaçaient, ils nous accablent aujourd'hui. La 
France, pressée entre la misère et la famine, voit son 
sein déchiré par des hostilités civiles. Des conseillers 
sinistres entourent d'erreurs notre vertueux souve- 
rain Le roi est le maître de choisir son conseil; 

mais, quand le vœu de la nation réclame la responsa- 
bilité des ministres, n'aurons-nous jamais que le 
droit de les accuser auprès de ce souverain? » 

M. de Castellane a tourné l'attention de l'assem- 
blée sur la déclaration des droits déjà proposée : a Dans 
quelles circonstances, a-t-il dit, devons-nous mieux 
rappeler les droits des hommes que lorsqu'on les 
viole? Ceux-là seraient les ennemis de la royauté qui 
diraient que la déclaration des droits est contraire à 
la monarchie. » Il a voté pour une adresse et pour 
une déclaration des droits. 

M. Guillotin a présenté l'arrêté de MM. les électeurs 
de Paris tendant à faire établir la garde bourgeoise 
comme le seul moyen d'assurer la tranquillité pu- 
blique. 

On ne peut retracer le grand nombre de traits élo- 



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6 ' LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE # 

quents et toutes les vues sages qui sont sorties des dif- 
férentes discussions faites par MM. de Saint-Fargeau, 
Chapellier, Barnave, Duquelnay et quelques autres 
membres. Une relation des malheurs arrivés, l'avanl- 
dernière nuit, dans la capitale, est venue interrompre 
le cours de ces débats, a jeté l'alarme dans tous les 
esprits et la tristesse dans tous les cœurs. A la lecture 
de celte lettre, on pleurait, on s'indignait, lorsqu'une 
opinion unanime et subite a déterminé l'assemblée à 
se porter vers le roi. On a parlé de faire une adresse. 
« Nous devons oublier toutes les divisions et nous 
réunir dans les malheurs communs. » 

«Il est bien afiligeant, a ajouté M. le duc d'Aiguil- 
lon, que nous perdions du temps quand le sang coule; 
ce n'est pas un discours bien arrangé qu'il faut, mais 
une députation au roi; » et « Paris et toutes les pro- 
vinces, a repris M. de Cusline, doivent partager au- 
jourd'hui l'honneur et le danger de la députation de 
la capitale. » 

M. l'archevêque de Vienne, à la tête de la députa- 
lion, s'est rendu chez le rtri à deux heures et demie 
pour lui faire part de la délibération de l'assemblée 
nationale. Voici la réponse de Sa Majesté : 

« Je vous ai déjà fait connaître mes intentions sur 
les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé à 
prendre; c'est à moi seul à juger de leur nécessité, et 
je ne puis à cet égard apporter aucun changement : 
quelques villes se gardent elles-mêmes ; mais l'éten- 
due de la capitale ne permet pas de faire une surveil- 
lance de ce genre, .le ne doute pas de la pureté des 
motifs qui vous portent à m'offrir vos soins dans cette 
affligeante circonstance; mais votre présence à Paris 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 7 

ne ferait aucun bien ; elle est nécessaire ici pour l'ac- 
célération des importants travaux dont je ne cesse de 
vous recommander la suite. » 

Pendant que la députation était chez le roi, on tirait 
au sort dans l'assemblée, divisée en généralités, pour 
savoir quels seraient les députés chargés de l'hono- 
rable fonction de porter la paix dans le sein de la 
capitale. Cette députation n'ayant pas eu lieu, et la 
réponse du roi ayant été communiquée à l'assemblée, 
M. le marquis de la Fayette a demandé qu'on décla- 
rât la responsabilité des ministres sur les affaires ac- 
tuelles et sur les événements qui peuvent en être la 
suite '. 

M. Target a appuyé cette demande, et M. Gleizen, 
prouvant avec quelle facilité on pourrait soustraire un 
ministre infidèle à la recherche de la nation, a sou- 
tenu qu'il était indispensable de demander le rappel 
du ministre pour rendre compte à l'assemblée de l'état 
des finances. 

C'est dans ces circonstances que l'assemblée a pris 
l'arrêté suivant à l'unanimité des suffrages : 

« Il a été rendu compte par les députés envoyés au 
roi de la réponse faite par Sa Majesté. 

«Sur quoi l'assemblée nationale, interprète des 
sentiments de la nation, déclare que M. Necker, ainsi 

1 Ce n'était pas le moment de renvoyer les troupes, et l'assemblée se 
faisait une cruelle illusion en pensant (pie sa présence clans la capitale suf- 
firait à rétablir l'ordre. Les événements l'ont bien prouvé plus tard. Quand 
clic eut dépouillé le roi de son autorité souveraine, et qu'elle eut usurpé 
le pouvoir, ce fut contre elle que l'émeute se déchaîna, et elle fut dé- 
bordée à son tour. Lorsque l'insurrection est parvenue à lever la tôle et à. 
arborer son drapeau d'anarchie, il n'y a plus que Dieu qui puisse l'arrêter 
et lui dire, comme à la mer en courroux: Tu n'iras pas plus loin. 



8 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, 

emportent avec eux son estime et ses regrets. 

« Déclare qu'effrayée des suites funestes que peut 
entraîner la réponse du roi, elle ne cessera d'insister 
sur l'éloignement des troupes extraordinairement as- 
semblées près de Paris et de Versailles, et sur l'éta- 
blissement des gardes bourgeoises. 

« Déclare de nouveau qu'il ne peut exister d'inter- 
médiaire entre le roi et l'assemblée nationale. 

« Déclare que les ministres et les agents civils et 
militaires de l'autorité sont responsables de toute en- 
treprise contraire aux droits de la nation et aux dé- 
crets de l'assemblée. 

« Déclare que les ministres actuels et les conseils de 
Sa Majesté, quelque état, quelque rang qu'ils puissent 
avoir, sont personnellement responsables des mal- 
heurs présents et de tous ceux qui peuvent suivre. 

« Déclare que, la dette publique ayant été mise sous 
la garde de l'honneur et la loyauté française, que la 
nation ne refusant pas d'en payer les intérêts, nul pou- 
voir n'a le droit de prononcer la banqueroute , sous 
quelque forme et dénomination que ce puisse être. 

« Enfin, l'assemblée nationale déclare qu'elle per- 
siste dans ses précédents arrêtés, et notamment dans 
ceux des 17, 20 et 23 juin dernier; et la présente dé- 
libération sera remise au roi par le président, publiée 
par la voie de l'impression, et adressée par ordre de 
l'assemblée à M. Necker et aux ministres que la nation 
vient de perdre. » 

M. le duc de Ppaslin, lié par le serment, a cru 
devoir réclamer contre l'adhésion à l'arrêté du 17. 11 
n'a point eu d'imitateurs. Au contraire, M. de Cuisy, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 

député d'Amiens, s'est empressé d'adhérer à tous les 
arrêtés, en invitant tous les autres membres de la no- 
blesse à suivre son exemple. C'est ce qu'ont fait les 
députés de l'Agénois, de Nîmes, de Montfort et plu- 
sieurs autres. 

M. le comte de Montmorenci, député de la noblesse 
de ce dernier bailliage, a dit qu'il s'engageait pour 
lui et pour son collègue, sans crainte d'être désavoué; 
il s'est uni irrévocablement au serment général. 

« Il me semble, a-t-il ajouté, que ceux qui sont dans 
cette assemblée prouvent par leurs applaudissements 
qu'ils adhèrent tous. » 

A l'instant, M. de Praslin s'est levé pour dire : 
« C'est la fidélité à mes commettants qui m'a fait 
parler comme je l'ai fait; quant à moi personnelle- 
ment, je pense comme l'assemblée. » 

Toutes ces généreuses résolutions ont été accompa- 
gnées d'applaudissements; et M. de Lally a dit : 
« Cette affaire étant aussi noblement qu'heureuse- 
ment consommée, M. le président me charge de vous 
dire si vous voulez nommer un vice-président et les 
membres du comité des finances. » On a renvoyé aux 
bureaux et aux généralités pour faire ces nominations. 

Ensuite M. le marquis de Montesquiou a dit qu'il 
était convenable que l'assemblée résolût de ne pas se 
séparer de la nuit et de continuer la séance aujour- 
d'hui. 

M. le comte de Virieux ayant insisté sur cette pro- 
position, l'assemblée y a adhéré unanimement. 

La noblesse du bailliage de Nemours a rétabli la 
liberté des pouvoirs donnés à ses députés. 



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10 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



SÉANCE BU H JUILLET HS». 

Vers les cinq heures, l'assemblée s'est formée de 
nouveau, toujours pénétrée d'une tristesse profonde; 
les troupes retenues autour de Paris et dans Versailles 
laissaient craindre des ordres sinistres; un mystère 
impénétrable enveloppait les projets du gouverne- 
ment, et le public ne se rassurait que par l'idée du 
courage des représentants delà nation et de l'excellent 
cœur du monarque. 

C'est dans ces circonstances que M. de Mirabeau 
a repris la délibération ouverte les jours précédents, 
sur la nécessité d'éloigner les troupes. Plusieurs mem - 
bres appuyèrent cette motion avec autant d'énergie 
que de courage, lorsque M. le vicomte de Noailles, 
qui venait d'être le témoin des malheurs de Pans, 
se présenta à l'assemblée, et lui fit part.de la prise de 
l'hôtel des Invalides et de l'assaut de la Bastille. De pa- 
reils tableaux ne pouvaient être mis sous les yeux de 
l'assemblée nationale sans produire une grande émo- 
tion. Le premier mouvement fut le projet d'aller tous 
ensemble chez le roi, pour lui présenter des vérités 
qu'on lui cachait depuis longtemps, et pour intéresser 
son cœur par le spectacle des malheurs de la capitale. 
Le parti réfléchi fut d'envoyer au roi une députation 
nombreuse pour réclamer de nouveau l'éloignement 
absolu de toutes les troupes, dont la présence alarmait 
la liberté de l'assemblée nationale autant que celle 
de Paris. 

A neuf heures du soir, M. l'archevêque de Vienne, 
à la tête de cette députation, entra chez le roi. Celte 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. M 

audience fut longue et l'attente cruelle. Il s'agissait 
du sort d'une ville, d'une ville immense, et peut-être 
du sort de l'empire. Enfin, à deux heures, M. l'ar- 
chevêque porta la réponse du roi, conçue en ces ter- 
mes : 

« Je me suis sans cesse occupé de toutes les mesures 
propres à rélahlir la tranquillité dans Paris. J'avais en 
conséquence donné ordre aux prévôts des marchands 
de se rendre ici pour prendre les dispositions néces- 
saires. Instruit depuis de la formation de la garde 
bourgeoise, j'ai donné ordre à des officiers généraux 
de se mettre à la tête de cette garde, afin de l'aider de 
leur expérience et de seconder le zèle des bons ci- 
toyens. J'ai également ordonné que les troupes qui 
sont au Champ de Mars s'écartent de Paris. Les in- 
quiétudes que vous me témoignez sur les désordres 
de celte ville doivent être dans tous les cœurs, et af- 
fectent vivement le mien. » 

Tandis que le roi répondait ainsi aux députés, l'as- 
semblée nationale gémissait des malheurs dont le ta- 
bleau lui était encore présenté par les électeurs de Pa- 
ris. A peine la première députation fut-elle revenue 
dans la salle, qu'une seconde, présidée par M. l'ar- 
chevêque de Paris, se rendit vers les dix heures el 
demie chez le roi, pour insister de plus fort sur le 
renvoi des troupes. 

A onze heures, M. l'archevêque de Paris rapporta à 
l'assemblée que le roi avait paru fort touché des mal- 
heurs que l'assemblée des électeurs de Paris avait 
peints dans leur procès-verbal ; el que sa Majesté lui 
avait fait la réponse suivante : 

« Vous déchirez de plus en plus mon cœur, par le 






12 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

récit que vous me faites des malheurs de Paris. 11 n'est 
pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés 
aux troupes en soient la cause. Je n'ai rien à changer 
à la réponse que je vous ai déjà faite. » Celle réponse 
laissait des nuages, et les cœurs n'étaient pas satis- 
faits. On s'agita pendant quelque temps sur la ma- 
nière de faire une réponse à l'assemblée des électeurs. 
On était vivement affecté de la situation déplorable 
des habitants de Paris, et l'on ne se trouvait pas ras- 
suré par les réponses du roi. C'est dans cet état d'in- 
certitude et de douleur que les représentants de la na- 
tion ont passé la nuit, l'assemblée se tenant sous la vice- 
présidence de M. le marquis de la Fayette, qui avait 
de même passé dans la salle la nuit précédente. 



SÉANCE DO 15 JUILLET 1T89. 

M. de Custine a pris le premier la parole, pour pro- 
poser une adresse au roi, qui était faite suivant de 
très-bons principes, et dont l'objet était de détromper 
le roi, de l'instruire de tout, et d'obtenir de Sa Majesté 
qu'elle éloignât d'elle tous les mauvais conseils. 

M. de Silleri en a proposé une seconde, qui a paru 
remplir le vœu d'une partie de l'assemblée : elle était 
aussi bien écrite que bien pensée, et l'on y remarquait 
cette phrase : « Les Français adorent leur roi, mais 
ils ne veulent pas avoir à le redouter.» 

M. Pison voulait joindre à l'adresse de M. de Sil- 
leri quelques idées de M. de Custine. M. Dandré di- 
sait qu'il fallait agir et non discourir, qu'on devait aller 
sans délai vers le roi. M. Demarguerites disait, d'un 
autre côté, qu'il convenait de faire au roi une dépu- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 15 

talion nombreuse pour l'engager à se-rendre lui-même 
à l'assemblée : là, nous émouverons le cœur du roi, 
elle salut public est assuré. 

Plusieurs membres proposaient de se borner à de- 
mander l'éloignement des troupes, le renvoi des mi- 
nistres et la libre communication entre le roi et l'as- 
semblée nationale. Celte députation sortait de la salle, 
quand M. de Liancourt l'a arrêtée, en rapportant que 
le roi allait venir lui-même et qu'il apportait les 
meilleures dispositions. Cette nouvelle a causé dans 
l'assemblée un transport de joie inexprimable. 

Cette explosion d'amour pour le roi, si naturelle à des 
Français, a été tempérée ensuite bien. difficilement par 
les réflexions des meilleurs orateurs de l'assemblée. 
Ils ont représenté qu'il ne convenait pas de s'aban- 
donner à des applaudissements prématurés, si ordi- 
naires au peuple qui voit paraître un bon roi. « Atten- 
dons, a-t-on dit, que Sa Majesté nous fasse connaître 
les bonnes dispositions qu'on nous annonce de sa part. 
Le sang de nos frères coule à Paris, fJette bonne ville 
est dans les horreurs des convulsions, 'pour défendre 
sa liberté, pour défendre la nôlre, et nous pourrions 
nous abandonner à quelque allégresse avant de savoir 
qu'on va rétablir dans le sein de cctle capitale le 
calme, la paix et le bonheur? Quand tous les maux du 
peuple devraient finir, paraîtrons nous insensibles à 
ceux qu'il a déjà soufferts? Qu'un morne respect soit 
le premier accueil fait au monarque par les représen- 
tants d'un peuple malbcureux Le silence des peu- 
ples est la leçon des rois.» 

L'assemblée, émue par ces discours, retombait gra- 
duellement dans la sombre consternation où elle était 



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LA RÉVOLUTION RACONTEE ET JUGEE 

plongée depuis trois jours, et s'y raffermissait, quand 
le roi a paru dans la salle, sans garde, sans pompe, 
et sans autre cortège que celui de ses frères. Il s'est 
arrêté à quelques pas de la porte, ayant devant lui 
toute l'assemblée, et, debout, il a prononcé avec une 
dignité paternelle et d'un ton de bonté le plus atten- 
drissant ce discours, digne de Henri IV et de Louis XII : 

«Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consul- 
ter sur les affaires les plus importantes de l'État, et il 
n'en est pas de plus instante et qui affecte plus sensi- 
blement mon cœur que les désordres affreux qui ré- 
gnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec 
confiance au milieu de ses représentants leur témoi- 
gner sa peine et les inviter à trouver les moyens de 
ramener l'ordre et le calme. 

« Je sais qu'on a donné d'injustes préventions; je 
sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient 
pas en sûreté : serait-il donc nécessaire de rassurer sui- 
des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon 
caractère connu? 

« Eh bien ; c'est moi, qui ne suis qu'un avec ma 
nation ; c'est moi qui me fie à vous : aidez-moi dans 
cette circonstance à assurer le salut de l'État, je l'at- 
tends de l'assemblée nationale. Le zèle des représen- 
tants de mon peuple, réunis pour le salut commun, 
m'en est un sûr garant ; et, comptant sur l'amour et 
sur la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux trou- 
pes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous au- 
torise et vous invite même à faire connaître mes dis- 
positions à la capitale. » 

Le roi, en prononçant ce discours, a été interrompu 
trois fois par les plus bruyantes acclamations. M. le 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. .15 

président lui a répondu. Le prélat a d'abord justifié, 
par l'extrême amour des Français pour leur roi, ce 
que l'éclat et l'ardeur des applaudissements pouvaient 
avoir de contraire au respect dû à la majesté royale. 

Il a remercié le roi, au nom de l'assemblée, des pa- 
roles de paix qu'elle venait d'entendre ; lui a témoigné 
sa vive satisfaction de l'assurance que Sa Majesté ve- 
nait de donner du prompt éloigneraient des troupes, 
tant de Versailles que de la capitale, et l'a assuré de 
l'empressement avec lequel une députation se porte- 
rait à rassurer les habitants de celle ville, en leur an- 
nonçant le témoignage consolant de ses bontés. 

Il a ajouté que, quoique l'assemblée ne se croie pas 
permis de donner la moindre atteinte aux droits du mo- 
narque sur la composition de ses conseils, il ne pouvait 
néanmoins lui dissimuler que le renvoi de quelques 
ministres cbers à la nation était la principale cause 
des troubles ; et il a fini par renouveler à Sa Majesté 
la demande d'une communication toujours libre, tou- 
jours immédiate, avec sa personne. 

A ce discours, Sa Majesté a répliqué : a La commu- 
nication entre l'assemblée et moi sera toujours libre... 
Je ne refuserai jamais de vous entendre. » Aussitôt 
Sa Majesté s'est retirée, l'assemblée entière s'est pré- 
cipitée à sa suite, et, sans avoir eu le moment de se 
concerter, tous les membres ont eu chacun en même 
temps l'idée de composer son cortège depuis la salle 
jusqu'au château '. 



1 L'assemblée, aussi bien que le roi, était certainement animée des 
meilleurs sentiments. Mais il s'élevait toujours quelque événement imprévu 
et malheureux pour renouveler le malentendu entre le monarque et la 
représentation nationale et entretenir leur défiance mutuelle. A qui faut-il 






m** 






M LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Ce mouvement a si sensiblement touché le monar- 
que, qu'il a voulu faire ce trajet à pied. Le chef de la 
nation, entouré des trois ordres de ses représentants 
mêlés et confondus ensemble par des sentiments com- 
muns pour le père commun, marchait à travers une 
multitude immense qui, par ses cris de Vive le roi! 
portés jusqu'aux nues, par ses cris d'allégresse, par 
mille expressions de l'amour, par son ardeur à se pla- 
cer sur les grilles et à former sur les statues des grou- 
pes nombreux, semblait avoir moins le sentiment que 
le délire de la joie : cette marche, plus touchante et 
plus glorieuse pour le souverain que la pompe régu- 
lière de la procession faite à l'ouverture des étals gé- 
néraux, a fait aussi sur les âmes des impressions bien 
différentes. La première intéressait les yeux, exaltait 
l'imagination; celle-ci a délicieusement ému les cœurs 
et fait couler de toutes parts des larmes de tendresse. 
Un tableau également auguste et attendrissant a 
couronné dignement ce spectacle inconnu à tous les 
âges de la monarchie : la reine, placée sur le balcon 
qui ferme le fond de la façade du château, sur la cour 
de marbre, tenait Mgr le Dauphin dans ses bras, le 
présentait au peuple, et l'embrassait parfois. 

Le roi, n'oubliant pas, au sein de cette fête civique, 
qu'elle était un bienfait du ciel, s'est empressé d'aller 
dans la chapelle rendre à Dieu de solennelles actions 
de grâces de lui avoir conservé, au sein des terreurs 

attribuer cette action occulte qui entravait et déjouait les plus sincères 
efforts? C'est à l'esprit révolutionnaire, qui voulait avant tout renverser le 
trône et l'autel, projet que cet esprit infernal n'a jamais abandonné; et 
c'est ce qui explique tant lie faits étranges et odieux dont cette époque est 
pleine. Ce qui restera à jamais incompréhensible, c'est que ce même 
peuple qui adorait son roi l'ait laissé monter sur l'écbafaud. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. i7 

et des calamités, l'amour de son peuple ; et il en a reçu 
un nouveau témoignage en entrant dans la chapelle, 
par des cris de joie qui, dans le temple même du Sei- 
gneur, pouvaient convenir à un mortel qui venait de 
montrer l'image touchante de la divinité consolatrice 
des malheureux. 

L'Assemblée s'étant formée de nouveau vers les deux 
heures, messieurs les gardes du roi, qui avaient appris 
qu'une dépulation de l'Assemblée nationale allait par- 
tir pour Paris afin de remplir les vues de bienfaisance 
et de paix que le roi avait montrées pour celte ville, 
ont prié l'Assemblée nationale de leur permettre dé 
servir à la députation de garde d'honneur. Cette de- 
mande a été d'abord accueillie avec la plus grande sen- 
sibilité ; mais, d'après les observations de quelques 
membres, il a été arrêté que MM. les gardes du roi 
seraient solennellement remerciés, et qu'il serait fait 
mention de leur offre patriotique dans le procès- 
verbal de l'Assemblée. 

Cependant la députation a hâté son départ pour la 
capitale. Dans le trajet, les voitures des députés ont 
roulé constamment entre deux haies de peuple accouru 
de toutes parts pour leur prodiguer les plus tendres 
hommages. 

A l'entrée de Paris le spectacle a étrangement chan- 
ge; pour le peindre il faudrait ici accumuler les con- 
trastes. Plus décent mille citoyens armés à la façon 
des guerres civiles, et montrant toute l'allégresse des 
fêtes; passés rapidement des proscriptions les plus 
tragiques des oppresseurs de la cité, aux démonstra- 
tions les plus affectueuses et les plus vives pour les 
défenseurs de la liberté publique; faisant succéder 



m. 



18 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

aux mouvements tumultueux d'une milice naissante, 
l'ordre, le maintien, la subordination des corps disci- 
plinés, changeant tout à coup en armes protectrices 
des représentants de la nation, des armes qui, enlevées 
la veille de l'arsenal des Invalides, bravaient es ar- 
mées;.hier prenant d'assaut le fort de la i Bastille au- 
jourd'hui protégeant de leurs armes l'Hôtel de Ville 
et les amis du bien public qui s'y étaient rendus- hier 
portant les armes en cohorte invincible, aujourd hui 
les portent comme un rameau d'olivier, cette milice, 
composée de citoyens passionnés pour la faculté de se 
garder eux-mêmes, formait, depuis la barrière de 
Chaillot jusqu'à l'Hôtel de Ville, deux lignes, entre 
lesquelles les députés ont marché à pied au milieu 
d'un peuple innombrable dont ils recevaient les béné- 
dictions, les éloges, les vœux, les acclamations, les 
hommages, les encouragements, les prières, les hon- 
nêtetés, les attentions, les caresses même dans les 
termes les plus touchants, dans des formes variées à 
l'infini et toujours affectueuses. 

Le sexe timide, qui ne pouvait s'exposer à grossir 
la foule dans les rues, occupait toutes les fenêtres des 
étages, même les plus hauts; et des yeux, des mains, 
de la voix, Je ses gestes passionnés exprimait une 
vertu civique, moins mâle peut-être, mais plus vive 
que celle de la milice; c'est ainsi que, dans tous les 
temps, les femmes, en influant sur le courage des hom- 
mes, ont essentiellement influé dans la plupart des 
événements politiques. 

Jamais les battements de mains n'ont été aussi 
bruyants, aussi constants, aussi liés à des cris d'allé- 
gresse. Vive le roi! vive la nation! c'était un cri gé- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 19 

lierai et vraiment le cri de l'amour. C'était pour l'un 
et pour l'autre l'honneur du triomphe, hien supé- 
rieur à celui qui était décerné aux vainqueurs dans 
l'ancienne Rome. 

Les députés sont arrivés à l'Hôtel de Ville, où des 
habitants nombreux et distingués ont décerné des cou- 
ronnes civiques à M. l'archevêque de Paris, à M. Bailli 
et à M. de la Rochefoucauld. On n'a cessé d'applaudir 
et d'embrasser M. le marquis delà Fayette et M. l'abbé 
Sieyès. On a offert les palmes de l'éloquence à MM. de 
Lally et de Clermont-Tonnerre. 

Après avoir reçu ces démonstrations touchantes du 
patriotisme des Parisiens, M. de la Fayette a dit : 
« Messieurs, voici enfin le moment le plus désiré par 
l'Assemblée nationale; le roi était trompé, et il ne l'est 
plus; il est venu aujourd'hui au milieu de nous, sans 
armes, sans troupes, sans cet appareil inutile aux 
bons rois; il nous a dit qu'il avait donné ordre aux 
troupes de se retirer. Oublions nos malheurs, ou plu- 
tôt ne les rappelons que pour en éviter à jamais de 
pareils. » Il a lu ensuite le discours du roi, déjà rap- 
porté, auquel tous les assistants ont donné des applau- 
dissements éclatants, qui, entendus de la place, s'y 
répétaient et s'étendaient plus loin avec une force in- 
croyable. 

11 était bien naturel que, dans ce temps de cala- 
mité, la voix du premier pasteur se fit entendre à son 
peuple. M. l'archevêque de Paris a saisi cette occasion 
précieuse de parler des malheurs de la capitale, dont 
le récit avait déchiré ses entrailles, et de la conso- 
lation qu'avaient porté dans son âme les paroles de 
paix et de bonté qui venaient de sortir de la bou- 



20 LA RÉYOLUTION'IUCONTÉE ET JUGÉE 

che du prince le plus digne de l'amour de ses peu- 
ples. 

M. de Lally-Tollendal a parlé avec une éloquence et 
une sensibilité dignes des circonstances : « Ce sont 
vos concitoyens, a-t-il dit, vos amis, vos frères, ceux 
qui ont l'honneur d'être vos représentants, qui vous 
portent la paix. Dans ces circonstances désastreuses, 
vous n'avez pas eu un sentiment que nous n'ayons 
partagé. Vos ressentiments étaient respectés, vos dou- 
leurs étaient profondes ■ • ■ 

«Votre bon, votre vertueux roi, on l'avait envi- 
ronné de terreurs également douloureuses à son cœur, 
et injurieuses au patriotisme de cette nation généreuse 
et sensible qu'il a l'honneur et le bonheur de com- 
mander • 

« Nous sommes allés directement à lui ; nous lui 
avons montré la vérité qu'on lui cachait. 11 est venu 
se jeter dans notre sein : il est venu sans pompe, sans 
soldats, sans autre garde que notre amour; il a dit 
qu'il se fiait à nous, c'est-à-dire à vous. Il nous a dit 
de l'.aider à assurer le salut de l'État. Ah ! jugez si nos 

conseils seront pour votre bonheur et pour le sien 

Nous l'avons reçu avec transport, et il le méritait. Il 
a ordonné la retraite des troupes, et déjà elles s'éloi- 
gnaient dans l'instant où nous venions vers vous. 
Toute notre route retentissait des acclamations de 
a Vive le roi ! vive la liberté! vive la nation !... » 
C'est le plus beau jour de notre vie, c'est le plus beau 
jour de la monarchie. Mais nous vous faisons une 
prière au nom du plus cher de vos intérêts. 

« C'est au nom de votre roi que nous vous appor- 
tons la paix. Il faut qu'en votre nom nous portions la 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 21 

paix à votre roi Vous êtes bons et sensibles; vous 

êtes sensibles, vous êtes Français; vous aimez vos 
femmes, vos enfants, votre roi, votre patrie, mais 
vous les aimerez davantage quand vous serez libres, 
et vous le serez, car le roi l'a promis, et vos repré- 
sentants l'ont juré. 

«Plus de proscription, il n'y a plus que des ci- 
toyens; et, de même que le roi nous a dit qu'il se fiait 
à nous, nous vous disons de la part des représentants 
de la nation qu'ils se fient et s'abandonnent à nous. 
« M. Moreau de Méri a dit que le plus beau jour de 
la monarchie était celui où l'on a vu naître celte liberté 

qui élève l'âme jusqu'à la hauteur de la destinée 

Que ne puis-je exprimer tous les sentiments de l'As- 
semblée! Mais dites au roi qu'il acquiert aujourd'hui 
le titre de père de ses sujets; que ceux qui lui ont in- 
spiré des terreurs l'ont trompé; dites-lui que nous 
sommes prêts à tomber à ses pieds; dites-lui enfin que 
le premier roi du monde est celui qui a l'honneur de 
régner sur des Français. » 

Après ces discours, les soldats ont mis, en signe 
de paix, les drapeaux entre les mains de MM. de Lian- 
court et de Lally. Bientôt après les envoyés de l'As- 
semblée nationale sont allés à l'église de Notre-Dame, 
au milieu des armes de toute espèce, des acclama- 
tions et des applaudissements des citoyens de toutes les 
classes; on y a chanté un Te Deum en action de grâces 
de la belle journée qui venait de succéder à une 
journée d'agitation et de tumulte. Les citoyens ont 
attendu le retour des députés pour leur renouveler les 
premiers hommages. 

En sortant de l'église Notre-Dame, le peuple a formé 



ië 



ri^ÉMÉMi 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 
T , h,„t un vœu d'une autre espèce, et l'a exprimé 
°v E£: c est le retour deM. Necke, Jusqu'alors 
ïneÏS occupé que du roi et des représentants de 
nation. Ces hommages étaient le premier besoin de 
on âme. Après l'avoir rempli, s'est montre avec force 
le besoin secondaire d'un économe et vertueux admi- 
nistrateur des finances l 



PROJET 

DES PREMIEBS ARTICLES DE LA CONSTiTCT.ON, LU DANS LA SÉANCE DO 28 
JUaLET 1789, PAR M. «OONIER, MEMBRE D U COMITE CHAUGE DO PLAN 
DE CONSTITUTION. 

Nous, les représentants de la nation française, con- 
voqués 'par le roi, réunis en assemblée nationale, en 
vertu des pouvoirs qui nous ont été confiés par les 
citoyens de toutes les classes, chargés par eux spéciale- 
ment de fixer la constitution de la France et d'assurer 
la prospérité publique, déclarons et établissons, par 
l'autorité de nos commettants, comme constitution de 
l'empire français, les maximes et règles fondamen- 
tales et la forme du gouvernement, telles qu'elles 
seront ci-après exprimées; et lorsqu'elles auront été 
reconnues et ratifiées par le roi , on ne pourra changer 
aucun des articles qu'elles renferment, si ce n'est par 
les moyens qu'elles auront déterminés. 

• On peut dire qu'à partir de ce moment la révolution était laite, et le 
principe d'autorité ruiné en France, quel qu'en fût le représentant ou le 
dépositaire. Avec les meilleures dispositions, mais au milieu de fêtes sem- 
blables et d'un pareil délire, on ne marcha plus que de catastrophes en 
catastrophes, dont le martyr du meilleur des rois fut le complément. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS 



23 



CHAPITRE PREMIER 

DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN. 

Article premier. — Tous les hommes ont un pen- 
chant invincible vers la recherche du bonheur ; c'est 
pour y parvenir par la réunion de leurs efforts qu'ils 
ont formé des sociétés et établi des gouvernements. 
Tout gouvernement doit donc avoir pour but la féli- 
cité générale. 

Art. 2. — Les conséquences qui résultent de cette 
vérité incontestable sont que le gouvernement existe 
pour l'intérêt de ceux qui sont gouvernés, et non de 
ceux qui gouvernent ; qu'aucune fonction publique ne 
peut être considérée comme la propriété de ceux qui 
l'exercent; que le principe 1 de toute souveraineté ré- 
side dans la nation ; et que nul corps, nul individu ne 
peut avoir une autorité qui n'en émane expressément. 

Art. 5. — La nature a fait les hommes libres et 
égaux en droits; les distinctions sociales doivent donc 
être fondées sur l'utilité commune. 

Art. 4. — Les hommes, pour être heureux, 
doivent avoir le libre et entier exercice de toutes leurs 
facultés physiques et morales. 

Art. 5. — Pour s'assurer le libre et entier exercice 
de ses facultés, chaque homme doit reconnaître et 
faciliter dans ses semblables le libre exercice des 
leurs. 



1 Le principe, oui; mais du moment où la nation a fait l'abandon d'une 
partie de ses droits, le pouvoir légal reste entre les mains de celui à qui 

elle l'a concédé. 



21 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Art. 6. — De cet accord exprès ou tacite résulte, 
entre les hommes, la double relation des droits et des 

devoirs. 

A. RT . 7. — Le droit de chacun consiste dans l'exer- 
cice de ses facultés, limité uniquement par le droit 
semblable dont jouissent les autres individus. 

A. nT- 8. — Le devoir de chacun consiste à respecter 
le droit d'autrui. 

A RT# 9. — Le gouvernement, pour procurer la féli- 
cité générale, doit donc proléger les droits et pres- 
crire les devoirs. Il ne doit mettre au libre exercice 
des facultés humaines d'autres limites que celles qui 
sont évidemment nécessaires pour en assurer la jouis- 
sance à tous les citoyens, et empêcher les actions nui- 
sibles à la société. Il doit surtout garantir les droits 
imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes, 
tels que la liberté personnelle, la propriété, la sûreté, 
le soin de son honneur et de sa vie, la libre commu- 
nication de ses pensées et la résistance à l'oppression. 
Art. 10. — C'est dans des lois claires, précises et 
uniformes pour tous les citoyens que les droits doivent 
être protégés, les devoirs tracés et les actions nuisibles 
punies. 

Art. 11. — Les citoyens ne peuvent être soumis à 
d'autres lois qu'à celles qu'ils ont librement consenties 
par eux ou leurs représentants ; et c'est dans ce sens 
que la loi est l'expression de la volonté générale. 

Art. 12. — Tout ce qui n'est pas défendu par la 
loi ' est permis, et nul ne peut être contraint à faire 
ce qu'elle n'ordonne pas. 



1 C'est aller bien loin. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 25 

Art. 15. — Jamais la loi ne peut être invoquée pour 
des faits antérieurs à sa publication ; et si elle était 
rendue pour déterminer le jugement de ces faits 
antérieurs, elle serait oppressive et tyrannique. 

Art. 14. — Pour prévenir le despotisme et assurer 
l'empire de la loi, les pouvoirs législatifs, exécutifs et 
judiciaires doivent être distincts. Leur réunion dans 
les mêmes mains mettrait ceux qui en seraient les 
dépositaires au-dessus de toutes les lois, et leur per- 
mettrait d'y substituer leurs volontés '. 

Art. 15. — Tous les individus doivent pouvoir re- 
courir aux lois, et y trouver de prompts secours pour 
tous les torts ou injures qu'ils auraient soufferts dans 
leurs biens ou dans leurs personnes, ou pour les ob- 
stacles qu'ils éprouveraient dans l'exercice de leur 
liberté. 

Art. 16. — 11 est permis à tout homme de re- 
pousser la force par la force, à moins qu'elle ne soit 
employée en vertu de la loi. 

Art. 17. — Nul ne peut être arrêté ou emprisonné 
qu'en vertu de la loi, avec les formes qu'elle a pres- 
crites, et dans le cas qu'elle a prévu. 

Art. 18. — Aucun homme ne peut être jugé que 
dans le ressort qui lui a été assigné par la loi. 

Art. 19. — Les peines ne doivent pas être arbi- 
traires, mais déterminées par les lois, et elles doivent 
être absolument semblables pour tous les citoyens, 
quels que soient leur rang et leur fortune. 

Art. "20. — Chaque membre de la société ayant 



1 Condamnation de l'Assemblée constituante qui se mit au-dessus des 
lois, en usurpant tous les pouvoirs. 



26 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

droit à la protection de l'État, doit concourir à sa pros- 
périté et contribuer aux frais nécessaires dans la pro- 
portion de ses biens, sans que nul ne puisse prétendre 
à aucune faveur ou exemption, quel que soit son rang 
ou son emploi. 

^ RT 21. — Aucun homme ne peut être inquiété 
pour ses opinions religieuses, pourvu qu'il se con- 
forme aux lois, et ne trouble pas le culte public. 

Art. 22. — Tous les hommes ont le droit de quit- 
ter l'État dans lequel ils sont nés, et de se choisir une 
autre patrie, en renonçant aux droits attachés dans la 
première à leur qualité de citoyen. 

Art. 23. — La liberté de la presse est le plus 
ferme appui de la liberté publique. Les lois doivent 
la maintenir, en la conciliant avec les moyens propres 
à assurer la punition de ceux qui pourraient en abuser 
pour répandre des discours séditieux ou des calom- 
nies contre des particuliers. 



CHAPITRE II 



PBINCIPES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS. 



Article premier. — Le gouvernement français est 
monarchique; il est essentiellement dirigé par la loi; 
il n'y a point d'autorité supérieure à la loi. Le roi ne 
règne que par elle, et quand il ne commande pas au 
nom de la loi, il ne peut exiger l'obéissance. 

Art. 2. — Le pouvoir législatif doit être exercé par 
l'assemblée des représentants de la nation, conjointe- 
ment avec le monarque dont la sanction est nécessaire 
pour l'établissement des lois. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 27 

Art. 5. — Le pouvoir exécutif suprême réside ex- 
clusivement dans les mains du roi. 

Art. 4. — Le pouvoir judiciaire ne doit jamais être 
exercé par le roi, et les juges auxquels il est confié 
ne peuvent être dépossédés de leur office pendant le 
temps fixé par la loi, autrement que par les voies 
légales. 

Art. 5. — Aucune taxe, impôt, charge, droit ou 
subside ne peuvent être établis sans le consentement 
libre et volontaire des représentants de la nation. 

Art. 6. — Les représentants de la nation doivent 
surveiller l'emploi des subsides, et en conséquence 
les administrateurs des deniers publics doivent leur 
en rendre un compte exact. 

Art. 7. — Les ministres, les autres agents de l'au- 
torité royale sont responsables de toutes les infrac- 
tions qu'ils commettent envers les lois, quels que 
soient les ordres qu'ils aient reçus; et ils doivent en 
être punis sur les poursuites des représentants de la 
nation. 

Art. 8. — La France étant une terre libre, l'es- 
clavage ne peut y être toléré, et tout esclave est affran- 
chi de plein droit dès le moment où il est entré en 
France. Les formalités introduites pour éluder cette 
règle seront inutiles à l'avenir, et aucun prétexte 
ne pourra désormais s'opposer à la liberté de l'es- 
clave. 

Art. 9. — Les citoyens de toutes les classes peuvent 
être admis à toutes les charges et emplois, et ils auront 
la faculté d'acquérir toute espèce de propriétés terri- 
toriales sans être tenus de payer à l'avenir aucun 
droit d'incapacité ou de franc-fief. 



28 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Art. 10. — Aucune profession ne sera considérée 
comme emportant dérogeance. 

Art. 11. — Les emprisonnements, exils, con- 
traintes, enlèvements, actes de violence en vertu de 
lettres de cachet ou ordres arbitraires seront à jamais 
proscrits; tous ceux qui auront conseillé, sollicité, 
exécuté de pareils ordres seront poursuivis comme 
criminels et punis par une détention qui durera trois 
fois autant que celle qu'ils auront occasionnée, et de 
plus par des dommages-intérêts. 

Art. 12. — Le roi pourra, néanmoins, quand il le 
jugera convenable, donner l'ordre d'emprisonner, en 
faisant remettre les personnes arrêtées dans les pri- 
sons ordinaires et au pouvoir des tribunaux compé- 
tents avant l'expiration du délai de vingt-quatre 
heures; sauf au détenu, si l'emprisonnement est re- 
connu injuste, à poursuivre les ministres ou autres 
agents qui auraient, conseillé l'emprisonnement, ou 
qui auraient pu y contribuer par les ordres qu'ils au- 
raient transmis. 

Art. 13. — Pour assurer dans les mains du roi la 
conservation et l'indépendance du pouvoir exécutif, il 
doit jouir de diverses prérogatives qui seront ci-après 
détaillées. 

AnT. 14. — Le roi est le chef de la nation ; il est 
une portion intégrante du corps législatif. Il a le pou- 
voir exécutif souverain; il est chargé de maintenir la 
sûreté du royaume en dehors et dans l'intérieur; de 
veiller à sa défense; de faire rendre la justice, en son 
nom, dans les tribunaux; de faire punir les délits; de 
procurer le secours des lois à tous ceux qui le ré- 
clament; de protéger les droits de tous les citoyens, et 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



2!) 



les prérogatives de la couronne, suivant les lois et la 
présente constitution. 

Art. 15. — La personne du roi est inviolable cl 
sacrée. Elle ne peut être actionnée directement devant 
aucun tribunal. 

Art. 16. — Les offenses commises envers le roi, la 
reine et l'héritier présomptif de la couronne doivent 
être plus sévèrement punies par les lois que celles qui 
concernent ses sujets. 

Art. 17. — Le roi est le dépositaire de la force 
publique ; il est le chef suprême de toutes les forces de 
terre et de mer. 11 a le droit exclusif de lever des 
troupes, de régler leur marche et leur discipline, d'or- 
donner les fortifications nécessaires pour la sûreté des 
frontières, de faire construire des arsenaux, des ports 
et havres, de recevoir et d'envoyer des ambassadeurs, 
de contracter des alliances, de faire la paix et la guerre. 

Art. 18. — Le roi peut passer, pour l'avantage de 
ses sujets, des traités de commerce; mais ils doivent 
être ratifiés par le Corps législatif toutes les fois que 
son exécution nécessite de nouveaux droits, de nou- 
veaux règlements ou de nouvelles obligations pour les 
sujets français. 

Art. 19. — Le roi a le droit exclusif de battre mon- 
naie; mais il ne peut faire aucun changement à sa 
valeur sans le consentement du corps législatif. 

Art. '20. — A lui seul appartient le droit de pro- 
noncer des lettres de grâce dans le cas où les lois per- 
mettent d'en accorder. 

Art. 21. — 11 a l'administration de tous les biens 
de la couronne; mais il ne peut aliéner aucune partie 
de ses domaines, ni céder à une puissance étrangère 



50 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

aucune portion du territoire soumis à son autorité, ni 
acquérir une domination nouvelle sans le consente- 
ment du corps législatif. 

Art. 22. — Le roi peut arrêter, quand il le juge 
nécessaire, l'exporlation des armes et des munitions de 

guerre. 

Art. 25. — Le roi peut ordonner des proclama- 
tions, pourvu qu'elles soient conformes aux lois, 
qu'elles 'en ordonnent l'exécution, et qu'elles ne ren- 
ferment aucune disposition nouvelle; mais il ne peut, 
sans le consentement du Corps législatif, prononcer la 
surscance d'aucune disposition des lois. 

Art. 24. — Le roi est le maître absolu du choix de 
ses ministres et des membres de son conseil. 

Art. 25. — Le roi est le dépositaire du trésor pu- 
blic; il ordonne et règle les dépenses conformément 
aux conditions prescrites par les lois qui établissent 
les subsides. 

Art. 26. — Le roi a le droit de convoquer le Corps 
législatif dans l'intervalle des sessions ou des termes 
fixés par les ajournements. 

Art. 27. — 11 a le droit dérégler dans son Conseil, 
avec le consentement des Assemblées provinciales, ce 
qui concerne l'administration du royaume, en se con- 
formant aux lois générales qui seront rendues sur 
cette matière. 

Art. 28. — Le roi est la source des honneurs; il a 
la distribution des grâces, des récompenses; la nomi- 
nation des dignités et emplois ecclésiastiques, civils et 
militaires. 

Art. 29. — L'indivisibilité et l'hérédité du trône 
sont les plus sûrs appuis de la paix et de la félicité pu- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 51 

bliques, et sont inhérentes à la véritable monarchie. 
La couronne est héréditaire de branche en branche, 
par ordre de primogéniturc, et dans la ligne mascu- 
line seulement. Les femmes et leurs descendants en 
sont exclus. 

Art. 50. — Suivant la loi, le roi ne meurt jamais, 
c'est-à-dire que par la seule force de la loi toute l'au- 
torité royale est transmise à celui qui a le droit de lui 
succéder. 

Art. 51 . — A l'avenir, les rois de France ne pour- 
ront être considérés comme majeurs qu'à l'âge de 
vingt et un ans accomplis. 

Art. 52. — Pendant la minorité des rois, ou en 
cas de démence constatée, l'autorité royale sera exer- 
cée par un régent. 

Art. 55. — La régence sera déférée d'après les 
mêmes règles qui fixent la succession de la couronne, 
c'est-à-dire qu'elle appartiendra de plein droit à l'hé- 
ritier présomptif du trône, pourvu qu'il soit majeur; 
et dans le cas où il serait mineur, elle passera à celui 
qui, immédiatement après, aura le plus de droit à la 
succession. Il exercera la régence jusqu'au terme où 
elle devra expirer, quand bien même le plus proche 
héritier serait devenu majeur dans l'intervalle ' 

Art. 54. — Le régent ne pourra jamais avoir la 
garde du roi; elle sera donnée à ceux qui auront été 
indiqués par le testament de son prédécesseur. A dé- 
faut de cette indication, la garde du roi mineur ap- 
partiendra à la reine-mère; celle d'un roi en démence 
appartiendrait à son épouse; ou, à leur défaut, les 
représentants de la nation choisiraient la personne à 
qui cette garde serait confiée. Le régent serait choisi 



■ 



52 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de la même manière dans le cas où il n'existerait au- 
cun proche parent du roi ayant droit de lui succéder. 
Art. 55. — Los régents qui seront nommés dans 
le cas de démence, ne pourront faire aucune nomina- 
tion ou concession, ni donner aucun consentement qui 
ne puissent être révoqués par le roi revenu en état de 
santé ou par son successeur 1 . 

1 Malgré quelques lacunes ou omissions dans les principes, cet exposé 
est admirable, et son acceptation aujourd'hui universelle en Europe en est 
la preuve. 11 souleva les plus enthousiastes acclamations, et fit une 
gïand« impression à l'étranger. Henri Heine a consacré à son éloge une 
de ses plus charmantes pages, pleines de sublime reconnaissance et de 
respectueux étonnement. Vainqueurs ou vaincus de cette grande époque, 
tous s'y sont forcément ralliés aujourd'hui, sauf ceux qui ne rêvent que 
pillage et désordre. Pourquoi faut-il que la discussion en ait été souillée 
de sang, l'exécution retardée par le désordre, la pratique interrompue 
par l'anarchie? Pourquoi enfin le souvenir en est-il arrivé jusqu'à nous a 
travers les trimes les plus atroces, et les larmes que ces crimes ont fait 
verser à toutes les classes de la société ? 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. 



33 



PLAN DE RÉGÉNÉRATION 



ou 



MOYEN DE RENDRE A LA FRANCE TOUTE SON ÉNERGIE, 

DE PROCURER A l/ÉTAT ET AU TRÔNE UNE NOUVELLE SPLENDEUR, ET d'aSSUP.FR 

LE BONHEUR INDIVIDUEL DE CHACUN DES SUJETS '. 



DE LA RÉGÉNÉRATION DE LA FRANCE 

Au milieu des grands intérêts qui fixent en ce mo- 
ment l'attention de la France et de l'Europe entière, 
heureux le citoyen zélé dont les méditations patrio- 
tiques auront pu contribuer à réparer les maux qui 
affligent l'État! Animés par les vues bienfaisantes et 
paternelles d'un monarque digne de l'amour de ses 
peuples, excités par le noble enthousiasme qu'a droit 
d'inspirer tout ce qui tient aux opérations d'un mi- 
nistre dont la grande âme est sans cesse occupée du 
bonheur de la nation, nous avons osé porter aussi nos 
regards sur le vaste ensemble de l'administration du 
plus illustre des empires. Instruite par l'expérience 
de tous les siècles, nous avons vu que la crise qui 

1 Par MM. Guillon d'Assas, avocat au parlement, le baron de Taintot, 
officier de dragons. 

m. 5 



34 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

aeite la France en cet instant est une de ces époques 
que l'histoire des âges précédents nous représente 
a^sez souvent sous mille formes différemment variées ; 
crise dangereuse à la vérité, mais qui cependant peut 
servir à nous régénérer, si les représentants de la na- 
tion réunis sont vraiment patriotiques et ont le cou- 
raae de faire céder au bien général, qui seul doit les 
occuper, toutes intrigues, disputes de rangs et de 
prééminences, toutes les vaines agitations de 1 intérêt 
personnel et des passions qui, de tout temps, se sont 
opposées au bien réel du monarque et des sujets. 

Sans doute les ressources de la France ne se sont 
point épuisées, et bientôt l'assemblée auguste qui se 
prépare va déployer au pied du trône les efforts gé- 
néreux d'une nation libre, et en même temps idolâtre 
de ses souverains ; mais ces efforts doivent être excités 
par un noble patriotisme. Ce patriotisme ne peut être 
que le fruit de la confiance. Que l'on ranime celte 
confiance précieuse, que l'on fasse revivre dans le 
cœur des Français l'antique esprit de leurs pères, que 
l'ordre et la justice soient rappelés dans toutes les 
parties de l'administration, on la verra se régénérer; 
et le calme, l'aisance, la circulation, le commerce, 
les arts, le génie, les sciences, la splendeur du trône, 
la grandeur et la force de l'empire, vont renaître du 
sein même des troubles qui semblaient ne nous pré- 
sager qu'un avenir effrayant. 

Tout nous invite, sous un ministère vertueux, à 
nous livrer à quelques détails rapides, qui doivent 
précéder l'exposition du plan que nous avons conçu, 
et dont l'exécution suppose la confiance établie dans 
les esprits. 



M 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



CHAPITRE PREMIER 

DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 

Sous les deux premières races de nos rois, on as- 
sembla souvent la nation, c'est-à-dire les évoques et 
les seigneurs; les communes ou le tiers état étaient 
alors comptés pour rien. On n'envisageait en France 
que les clercs et les nobles; le reste était réduit, ou 
peu s'en faut, à la condition des serfs. Cbarlemagne, 
le plus puissant, et peut-être le plus absolu des rois 
qui aient gouverné la France, ne fit jamais rien sans 
le concours des états; de là les célèbres capilulaires 
de ce prince, qui ont passé jusqu'à nous. Il ne crut 
pas porter atteinte à son autorité par cet acte de con- 
fiance; il lui donna, au contraire, des bases d'autant 
plus solides, qu'il la fondait sur l'amour et l'honneur, 
les deux plus puissants mobiles de l'énergie française. 

Ces assemblées augustes sont devenues moins fré- 
quentes sous la troisième race. Une fausse politique, 
intéressée sans doute à dérober à nos rois des vérités 
importunes à sa cupidité, s'est plu à leur présenter 
ces assemblées comme de redoutables barrières oppo- 
sées à leur puissance. De là la rareté des convoca- 
tions; delà, lors des convocations absolument indis- 
pensables, les intrigues, les cabales pratiquées, soit au 
moment des élections, soit auprès des membres réunis ; 
de là, pour le malheur du souverain et de ses peuples^ 
l'inutilité de presque toutes ces assemblées. 

Grâce à la sagesse du monarque sous les lois du- 
quel nous avons le bonheur de vivre, une juste pro- 



5G 



LÀ RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 
portion établie entre les députés des différents ordres 
sera désormais le principal fondement de la confiance 
de la nation. Cette confiance aura pour base 1 estime 
due aux vertus et aux lumières. Les peuples s em- 
presseront de répondre aux vœux de leurs représen- 
tants, et le souverain verra avec une surprise agréable 
que ce colosse formidable, que l'on se plut peut-être a 
lui représenter comme le plus dangereux rival de la 
puissance «les rois, sera, au contraire, son plus ferme 
appui Touché alors de ne trouver dans ses bons et 
vertueux sujets, avec la franchise la plus pure, que 
1 amour le plus tendre et le dévouement le plus gé- 
néreux il reconnaîtra enfin que les états généraux ne 
peuvent être formidables qu'aux vices ennemis du 
bonheur des princes, et jamais à l'autorité légitime. 
Nous serait-il interdit de former ici des vœux pour 
que les états généraux l fussent assemblés régulière- 
ment à des époques déterminées? Pour lors le bien 
s'opérerait efficacement, Ce qu'une première assem- 
blée n'aurait pu prévoir n'échapperait point à une 
assemblée postérieure. L'administration du royaume 
deviendrait véritablement celle d'une grande famille, 
dont tous les membres seraient indissolublement unis 
par les liens sacrés de la soumission et de l'amour. 



CHAPITRE II 

DES DIFFÉRENTS ADMINISTRATEURS TRÉPOSÉS AU GOUVERNEMENT DE L ETAT. 

De la foule d'administrateurs qui se sont depuis 
quatorze siècles succédé à la cour de nos rois, il en 

1 Les états généraux pouvaient sauver la France ; l'Assemblée eonsti- 
Uantc engendra tous les malheurs qui en furent la suite. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 37 

est peu dont les noms se trouvent consacrés dans nos 
fastes avec l'idée d'une véritable perfection. Tous les 
siècles n'ont pas produit des Suger, des l'Hôpital, des 
Sully, des Colbert. 

Richelieu parut avec de grandes vertus ; mais, par 
des moyens trop absolus, une politique altière et sou- 
vent suspecte de cruauté, par des exécutions san- 
glantes, il devint odieux aux peuples, qui ne virent 
dans ses mains que des chaînes et des glaives. 11 aliéna 
les cœurs des sujets, et se rendit redoutable à son sou- 
verain même. 

Mazarin, plus doux dans ses moyens, mais d'une 
politique d'autant plus dangereuse que sa marche fut 
plus cachée, avec moins de vertus, mais avec plus de 
vices que son prédécesseur, sacrifia à sa propre for- 
tune la paix et la tranquillité du royaume. Il souleva 
toutes les parties de l'État et ébranla la constitution. 

Un troisième, avec de grands talents, se distingua 
sous le dernier régime par d'illustres négociations. 11 
fit à son gré mouvoir les ressorts politiques de la plu- 
part des cours de l'Europe ; mais il ruina les finances 
de la France. Les grâces, les dignités, les commande- 
ments, ne furent accordés qu'à la faveur; et, dans une 
paix humiliante, la nation fut contrainte de subir les 
lois d'un ennemi superbe. 

vous sur qui la France et l'Europe entière ont 
en cet instant les yeux fixés, vous le digne successeur 
du vertueux ami de Henri, émule respectable du 
grand Colbert, jouissez d'avance du touchant spectacle 
de la félicité publique proposée par vos soins ! Par 
vous vont se resserrer les liens qui, dans ce vaste em- 
pire, attachent si fortement les peuples à leur roi. Par 



!'!!! 






58 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

vous un monarque chéri dont l'ambition unique est 
de marcher sur les traces du plus illustre de ses an- 
cêtres va jouir de celte autorité presque grande qui 
ne peut naîlre que de l'union intime des parties avec 
le tout, de cette correspondance heureuse des rayons 
avec le centre du pouvoir, de cet accord parfait, moyen 
infaillible de porter la puissance publique au plus 
haut degré d'énergie. 

Supérieur aux vues de la plupart de ceux qui vous 
ont précédé dans la carrière glorieuse, mais pénible, 
que vous courez, vous avez senti que la confiance pu- 
blique est le mobile le plus puissant pour assurer les 
succès d'une administration vertueuse, et vous n'avez 
point balancé à faire connaître à la nation entière et 
votre caractère et vos opérations. Déjà, plus d'une 
fois, nous en avions ressenti les étonnants effets, et 
quelles en eussent été les suites ! Mais nos maux sont 
oubliés. Vos vertus, vos talents sublimes, n'ont pu 
demeurer ensevelis, et la France a tressailli d'allé- 
gresse en vous voyant reparaître avec un nouvel éclat 
sur les degrés du trône. 

Il est sans contredit certaines personnes de l' admi- 
nistration des finances qui ne méritent pas la con- 
fiance des peuples et qui en abusent; mais n'y aurait-il 
pas une sorte de publicité domestique qui pût con- 
cilier à cet égard le secret essentiel dans certaines 
branches de l'administration avec le danger des sur- 
prises le plus communément faites aux ministres les 
plus vertueux par des subalternes intéressés à les 
tromper? 

Nous nous garderons, au surplus, de porter une vue 
indiscrète au delà des voiles qui environnent la gloire 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 39 

de la majesté, et, renfermés dans les bornes d'une 
religieuse vénération, nous nous en tiendrons à pré- 
senter quelques idées sur des administrations d'un 
ordre inférieur. 

Chez les Romains, la conduite des gouverneurs et 
de tous autres préposés à l'administration des provinces 
était soumise à l'examen le plus scrupuleux. Nous ne 
proposerions pas de borner, comme dans l'empire ro- 
main, la durée de ces mêmes administrations; les 
mêmes inconvénients ne sont point à redouter parmi 
nous. Mais nous voudrions que les gouvernements, et 
tout ce qui tient au régime civil et militaire des pro- 
vinces et des colonies, ne pussent, dans aucun cas, 
être regardés comme l'apanage de la faveur. Un 
homme demandait à Scipion et le sollicitait vivement 
de lui accorder une place lucrative et importante dans 
ses armées. Cet homme, depuis longtemps, faisait 
très-assidûment sa cour. « Ne vous étonnez pas, lui 
dit un jour le vainqueur de Carthage, si vous n'obte- 
nez pas de moi l'emploi que vous désirez. 11 y a long- 
temps que je presse d'accepter cette même charge un 
homme qui, je pense, aura à cœur le soin de ma répu- 
tation, et je n'ai pu encore obtenir son consente- 
ment. » Que la vertu, que le mérite éprouvé soient 
donc les seules recommandations qui ouvrent la car- 
rière des places. Qu'un premier poste, rempli avec 
distinction, soit le degré nécessaire pour montera un 
poste plus éminenl; que la voix des peuples désigne 
au gouvernement les personnages capables de sou- 
tenir la gloire du prince et de faire le bonheur de la 
nation, et alors on ne verra plus l'ignorance ambi- 
tieuse regarder comme son patrimoine des places qui 



40 LA RÉVOLUTION RACONTÉE Eï JUGÉE 

demandent des hommes laborieux, instruits et uni- 
quement dévoués au bien public; alors chacune des 
branches de l'administration reprendra une nouvelle 
vigueur. On aura des hommes vraiment dignes de la 
confiance du prince et de la nation ; tout concourra à 
fonder sur des bases inébranlables la force de l'État et 
à rendre le gouvernement respectable au dedans, et 
formidable au dehors. Ce sera à de tels hommes que 
les grâces et les prérogatives devront être prodiguées ; 
de tels hommes mériteront d'être publiquement pro- 
clamés dans l'assemblée des états généraux et d'y re- 
cevoir la plus brillante des récompenses pour des 
cœurs français, l'honneur d'y être proposés à la pos- 
térité comme les plus illustres soutiens du trône et de 
l'empire. 



CHAPITRE III 

DES CONSEILS DU ROI. 

Nous laissons à une expérience plus consommée que 
la nôtre le soin de discuter comment et jusqu'à quel 
point les conseils du roi doivent et peuvent être assi- 
milés aux tribunaux ordinaires; quelles sont les règles 
que la sagesse et la justice pourraient prescrire en 
matière d'évocation; de quel degré d'utilité il peut 
être que les affaires fiscales, après avoir reçu l'exa- 
men froid et approfondi de différents ordres de juri- 
dictions, soient de nouveau soumises à l'examen des 
ministres du roi; si, dans l'état actuel des choses, on 
peut redouter cette espèce de contradiction, que le 
président de Montesquieu prétendait exister entre le 



. 



PAR LES HOMMES DU TEMTS. il 

conseil du monarque et les tribunaux. Nous nous 
contenterons de former quelques vœux. 

La multiplication des offices de magistrature dans 
les divers conseils du roi paraît avoir eu pour but de 
remédier aux inconvénients que l'on aurait pu aper- 
cevoir dans l'attribution des jugements, soit au mo- 
narque seul, soit à un conseil, dont la mobilité, l'es- 
prit d'exécution et de célérité eussent été sans cesse en 
opposition avec les sages lenteurs de l'ordre judiciaire. 
Les conseils du roi sont en quelque sorte devenus au- 
tant de tribunaux assujettis à des formes. 11 est à sou- 
haiter que jamais il ne soit porté la moindre atteinte 
à ces formes tutélaires. Combien même il serait peut- 
être avantageux à l'État qu'elles y fussent en quelque 
sorte multipliées! « Si vous examinez, dit M. de Mon- 
tesquieu, les formalités de la justice par rapport à la 
peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien ou à 
obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trou- 
verez sans doute trop; si vous les regardez dans le rap- 
port qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des ci- 
toyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous 
verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les 
dangers mêmes de la justice, sont le prix que chaque 
citoyen donne pour sa liberté. » 11 serait surtout à dé- 
sirer que l'on proscrivît sans retour ces commissions 
extraordinaires destructives de la confiance publique; 
que l'on respectât jusqu'aux moindres moyens de 
nourrir celte confiance si salutaire pour l'Etat; que 
jamais on n'oubliât le serment mémorable d'un de 
nos plus grands rois sur le tombeau de Montagu; que 
jamais enfin on ne perdît de vue qu'une monarchie ne 
peut subsister sans confiance, sans amour. 







42 



Là RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



CHAPITRE IV 



DES PARLEMENTS. 



Ce serait tenter une entreprise fort délicate que de 
chercher à assigner les limites précises de l'autorité 
des parlements dans l'ordre politique; et nous ne 
pourrions nous mettre à l'ahri de reproches mérités, 
si nous prétendions fixer ici, d'une manière positive, 
un point de division qu'il n'appartient qu'à des vues 
supérieures aux autres de saisir. 

Depuis longtemps on accuse les parlements de cher- 
cher à envahir l'autorité légitime, et cependant nous 
voyons dans tous les temps, et surtout dans les épo- 
ques les plus difficiles, les parlements se montrer les 
défenseurs les plus généreux, les plus intrépides de 
cette même autorité; nous voyons leurs membres les 
plus distingués se sacrifier, verser même leur sang 
pour la soutenir contre des factions audacieuses; nous 
les voyons toujours, placés entre le souverain et son 
peuple, opposer, à la vérité, quelquefois une résis- 
tance vive à des volontés qu'ils ne croyaient pas de- 
voir regarder comme celle du monarque, mais aussi 
en même temps enlretenir la soumission et le respect 
dont ils portaient eux-mêmes l'hommage au pied du 
trône. Telle est l'idée que nous nous sommes formée 
des parlements; nous savons d'ailleurs que, dans un 
gouvernement monarchique, il est nécessaire qu'il 
existe des pouvoirs intermédiaires, quoique subor- 
donnés et dépendants; que la monarchie suppose des 
lois fondamentales; que ces lois supposent elles-mêmes 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



43 



des corps politiques dépositaires des lois, chargés de 
les annoncer lorsqu'elles sont faites; d'en assurer l'exé- 
cution, et d'en prévenir l'infraction, soit en opposant 
une respectueuse résistance aux rigueurs surprises à 
l'autorité suprême, soit en éclairant les peuples dans 
les temps difficiles, et les ramenant au devoir et à 
l'obéissance par la confiance que de tels corps sont 
capables d'inspirer à la nation. 

N'y aurait-il donc pas quelque moyen de prévenir 
les discordes qui pourraient naître à l'avenir, soit de 
l'oubli des règles, soit de l'enthousiasme du zèle? d'é- 
tablir, de fixer sur des bases immuables, les instruc- 
tions des grands corps, que le monarque lui-même a 
placés dépendamment de lui entre le trône et la na- 
tion, pour éclairer son autorité, et se mettre en garde 
contre sa propre puissance? Ah! sans doute il en est 
des moyens; et, sans oser ici les pressentir, nous ne 
doutons point qu'avec le progrès des lumières ils ne 
soient enfin aperçus par une administration bienfai- 
sante et amie de la paix. 

Formé à l'ombre des lois dans le sanctuaire le plus 
auguste de la justice, imbu, dès ses plus jeunes ans, 
des principes sacrés sur lesquels repose l'autorité im- 
prescriptible de nos rois et la soumission généreuse des 
Français, le chef illustre de la magistrature pourrait-il 
faire un usage plus noble de ses lumières, de ses 
hautes vertus, et de la confiance que son caractère a 
droit d'inspirer, que de les employer à parvenir à des 
termes heureux de conciliation? Non, non, ce ne fut 
jamais par des coups violents d'autorité que l'on par- 
vint à donner un appui solide à la puissance, à ré- 
primer les abus, à opérer le bien public. Grossi par 



ii 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 
un orage imprévu, le torrent qui se précipite du haut 
des montagnes entraîne et ravage tout dans ses élans 
furieux, bien lot il n'a laissé de lui qu'un souvenir de 
terreur'; tandis que, noble et majestueux dans son 
cours, le fleuve bienfaisant qui féconde nos campa- 
anes,'toujours et partout le même, nous rappelle sans 
cesse des idées de jouissance, de calme et de bonheur. 
Ah ! faites renaître, excitez, nourrissez la confiance; et 
les abus, s'il en existe dans quelque genre que ce soit, 
ne larderont pas à disparaître d'eux-mêmes, et l'union 
vertueuse de toutes les parties de la magistrature avec 
leur respectable chef produira sans efforts, sans se- 
cousses, le bien général, l'unique objet des vœux des 
âmes véritablement grandes 1 . 



CHAPITRE V 

DE LA FORME DE U PERCEPTION DES IMPOTS. 

C'est un grand malheur pour une monarchie, dans 
laquelle la vertu, et l'honneur surtout, doivent être 
les principaux ressorts de l'énergie publique, que les 
professions uniquement lucratives parviennent à y être 
les seules honorées. « Un dégoût, dit un auteur cé- 
lèbre, y saisit tous les autres états; l'honneur y perd 
toute sa considération ; les moyens leuls et naturels 
de se distinguer ne touchent plus, et le gouvernement 



1 On peut ne pas partager entièrement l'avis de l'auteur à propos des 
parlements, et trouver même que l'opinion en est trop intéressée pour 
être impartiale. Mais l'ensemble de cet écrit, publié avant l'explosion de la 
Révolution, n'en est pas moins rempli de vues très-sages, de senlimenis 
élevés, d'idées très-justes, cl aussi d'une grande modération. 



l'AR LES HOMMES DU TEMPS. 45 

esl frappé dans son principe. » Ce sera un plus grand 
mal encore si les principales richesses y doivent être 
le fruit du maniement des impôts, si uneclasse d'hom- 
mes privilégiés a seule le droit d'y lever à son profit 
les revenus de l'État, moyennant un traitement avec 
le prince; bientôt on aura appauvri l'État par des pro- 
fits immenses acquis à la cupidité seule; on aura 
énervé la confiance publique par le spectacle affligeant 
de fortunes subites, que les peuples désolés ne .seront 
que trop portés à regarder comme le fruit de leur 
substance; bientôt la multiplication des mains, par 
lesquelles passera l'argent, aura ralenti ce mouve- 
ment heureux d'action et de réaction qui devrait 
continuellement et dans une activité soutenue exister 
entre le trésor public et les fortunes privées ; bien- 
tôt enfin on aura* enlevé au monarque la plus douce 
satisfaction que son cœur puisse goûter, la conviction 
que ses peuples, en acquittant l'impôt, sacrifient uni- 
quement à la gloire du prince et au bonheur public. 
Que serait-ce, si l'avarice importune de gens qui sou- 
vent ont l'adresse de montrer un avantage présent 
dans des lois funestes pour l'avenir parvenait à ob- 
tenir du prince des règlements que son cœur eût dés- 
avoués s'il en eût pressenti les suites! 

Depuis longtemps de grands politiques, des litté- 
rateurs célèbres, se sont élevés à l'envi contre la forme 
adoptée dans la perceplion des impôts. Depuis même 
quelques années, le gouvernement, par de sages mo- 
difications, a tenté de remédier à une partie des abus. 
La régie purement telle serait sans contredit celle des 
administrations la moins onéreuse aux peuples et la 
plus avantageuse à l'État. La régie est l'administra- 



46 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tion d'un bon père de famille, qui lève lui-même 
avec économie et avec ordre ses revenus. Mais il serait 
difficile peut-être de trouver dans une régie générale, 
placée au centre du royaume, assez de zèle, assez de 
patriotisme, pour se consacrer à une administration 
désintéressée et se contenter de simples honoraires 
proportionnés à ses travaux. Les membres d'une telle 
administration ne tiendraient peut-être pas aux pro- 
vinces par des liens assez directs pour ne chercher, 
après la certitude d'une existence honnête, que la sa- 
tisfaction et la gloire d'avoir contribué au bien de 
l'Etat et de chacune des provinces soumises à leurs 
départements. 

Déjà les administrations provinciales, ce grand bien- 
fait d'un gouvernement juste et éclairé, ont porté le 
feu du patriotisme jusqu'aux extrémités du royaume; 
déjà la confiance du monarque a réveillé, enflammé 
le zèle de ses sujets. On confie aux administrations 
provinciales le soin de la répartition des impôts; pour- 
quoi ne leur confierait-on pas, du moins en ce qui 
peut les concerner, celui de la perception? Serait-il 
impossible de former dans chaque province un comité 
composé de gens honnêtes et instruits, chargé de 
veiller en chef à cette perception? Ne pourrait-on pas 
y établir des caisses particulières, qui toutes verse- 
raient directement et sans moyen au trésor royal ? Par 
là on simplifierait infiniment la perception ; les frais 
en deviendraient modiques ; l'économie tournerait au 
profit des contribuables; on exciterait un enthousiasme 
de vertu et de patriotisme capable de faire revivre 
parmi nous ces beaux siècles de Rome où les citoyens, 
même en matière d'impôt, se fussent crus avilis par 



PAR LES HOMMES DU TEMPS, 47 

des déclarations contraires à la vérité; par là on ren- 
drait la perception d'autant plus facile que les con- 
tribuables se feraient un bonncur de venir au secours 
d'une patrie qu'ils chériraient; enfin le prince, au 
comble de ses vœux, par le soulagement de ses peu- 
ples, se verrait l'objet des bénédictions de la géné- 
ration présente et de la reconnaissance des siècles à 

venir. 

Mais quel sera donc, si un tel projet est adopté, le 
sort de cette multitude de chefs et de subalternes, de 
cette armée d'employés répandus dans les provinces ? 
A cela plusieurs réponses. On peut ramener a trois 
sortes de classes tous les individus à réformer : la 
elasses des riches, celle des gens aisés, enfin celle des 
pauvres. 

Comme l'État n'est point obligé de tenir compte 
aux riches d'un surcroît de fortune qui serait prise 
sur la substance des peuples, ces riches ne seront 
point à plaindre, ils rentreront dans la classe des ci- 
toyens qui ne peuvent être distingués que par leur 
mérite. À ces premiers, nulle indemnité. 

Par la même raison, la classe des gens aisés n'aura 
rien à prétendre, excepté le cas où, par des considé- 
rations particulières de naissance ou de famille, le 
gouvernement jugerait être de sa justice de leur accor- 
der quelque dédommagement. 

Quant aux pauvres, c'est à eux que l'Etat doit vé- 
ritablement des soins et des égards. Mais la percep- 
tion, quoique désormais extrêmement simplifiée, né- 
cessitera toujours des employés préposés aux recettes. 
Faites un choix des meilleurs sujets parmi ceux qui 
auront essuyé la réforme, et accordez-leur, de préfé- 






48 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

renée, les places créées dans le nouveau régime. Prenez 
ensuite connaissance de la quantité des terres incultes 
dans les domaines du roi en France; distribuez-les 
proportionnellement et à bas pris, à titre soit d'acen- 
sement, soit d'engagement. 

Le commerce et la navigation remis en vigueur 
fourniront encore une infinité de places. Protégez les 
entreprises utiles; accordez des privilèges, même des 
honneurs aux sujets qui se distingueront; que l'agri- 
culture surtout jouisse de prérogatives marquées; et, 
comme rarement les entreprises réussissent sans des 
avances de toute espèce, provoquez, à l'exemple de 
l'Angleterre, des compagnies d'assurance, soit poul- 
ie royaume, soit pour les colonies. Que, d'après l'es- 
timation des terres, ces compagnies fassent aux culti- 
vateurs les avances nécessaires, en France, à raison 
du taux usité; et, dans les colonies, à raison de huit 
pour cent; lesquelles avances elles reprendront en 
denrées à la récolte, si mieux n'aime le cultivateur 
rembourser en espèces. Joignez enfin à ces moyens 
les secours nationaux dont nous parlerons dans un 
instant, et alors on verra un avantage réel résulter 
du déplacement même d'une foule d'individus au- 
jourd'hui à charge à l'État et odieux aux peuples, et 
la France y gagnera, à coup sûr, un accroissement de 
culture, de commerce et de population. 



CHAPITRE VI 

nu COMMERCE. 



Le commerce est une des parties du gouvernement 
qui peuvent le plus contribuer à la richesse et à l'a- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 49 

tendance d'un État; et, par cette raison, il mérite 
que les princes et les ministres y donnent une atten- 
tion particulière. Le commerce est le nerf principal 
des empires; il devient le soutien de l'agriculture et 
de l'industrie; par lui, les Étals fleurissent au dedans, 
et se rendent formidables au dehors. On attaque diffi- 
cilement une puissance riche et redoutable par ses 
propres forces. 

Sidon, Tyr, Athènes, Cartilage, Alexandrie, ne du- 
rent qu'au commerce leur force etleursplendeur. L'an- 
cienne Tyr rendit inutiles, pendant treize années, les 
efforts combinés du puissant roi d'Assyrie; la nouvelle 
Tyr arrêta seule huit mois entiers toute la puissance 
d'Alexandre. Cartilage soutint quarante ans la guerre 
contre les Romains, et parvint même à faire trembler, 
pour leurs propres foyers, ces fiers conquérants de 
l'univers. Par le commerce, les Vénitiens, établis d'a- 
bord dans quelques petites îles désertes, ont. formé un 
empire redoutable à l'Italie et aux forces mahométa- 
nes; par lui, Venise, avant la découverte des Indes, 
était devenue le centre du monde. Le commerce éleva 
le célèbre Côme 1 er de Médicis à la souveraine puis- 
sance, et nous donna deux reines. C'est au commerce 
seul que le Batave, au fond de ses marais, a dû ces ef- 
forts d'industrie et de bravoure qui lui ont fait jouer 
un rôle si important dans l'Europe. C'est dans leur 
commerce florissant que nos fiers voisins ont trouvé 
ces ressources inépuisables qui, plus d'une fois, leur 
ont fait surmonter des revers capables d'abattre toute 
autre puissance que la leur. .. Enfin, c'est le commerce 
qui a produit à Jacques Cœur, le plus célèbre de nos 
négociants, le bonheur et la gloire de soutenir un de 



m. 






-«*! 



50 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

nos rois sur son trône chancelant sous l'usurpation 

d'un monarque étranger. 

Comment donc et par quelle fatalité une branche 
aussi essentielle de l'administration paraît-elle avoir 
été, pour ainsi dire, généralement négligée en 
France? Comment, si l'on en excepte la conduite de 
quelques-uns de nos plus grands princes qui ont mis 
leur gloire à leur accorder une protection ouverte, 
voyons-nous, dans les siècles qui nous précèdent, le 
commerce en quelque sorte plutôt toléré qu'encou- 
ragé par le gouvernement? Cependant la France, par 
l'étendue et la fécondité de son sol, par l'heureuse 
situation de ses porls sur les deux plus célèbres mers, 
par ses relations soutenues dans les deux mondes, 
semble être destinée à tenir le rang le plus distingué 
parmi les nations commerçantes. Le Français ne le 
cède à aucun peuple pour l'activité et l'industrie; il 
aime et cultive avec succès les arts ; son courage et 
son ardeur sont extrêmes ; il n'a de tout temps eu be- 
soin que d'être excité, encouragé, échauffé par l'hon- 
neur. Accordez au commerce une sage liberté; pros- 
crivez ces entraves incommodes qui gênent ceux qui 
l'exercent, par l'asservissement à des règles embarras- 
santes, onéreuses et souvent inutiles ; accordez aux 
négociants une protection entière et tous les secours 
dont ils ont besoin ; imitez en un mot la sublime po- 
litique des Ptolémées dans l'administration de l'E- 
gypte; mais surtout enflammez l'honneur de nos 
Français; que désormais ils ne voient rien d'humi- 
liant dans les détails mêmes de l'exercice d'une profes- 
sion dont les branches les plus faibles sont autant de 
rameaux vivifiants qui répandent dans l'État la force 



PAR LES HOMMES DU TEMPS 51 

et l'abondance; soutenez par des secours patriotiques 
les établissements utiles, les découvertes capables 
d'enrichir l'Etat; récompensez jusqu'au zèle même 
impuissant; établissez dans les provinces et dans les 
principales villes de commerce, des commissaires 
choisis parmi. les meilleurs négociants et armateurs 
pour vérifier les projets, les découvertes nouvelles; 
qu'ils y attachent leurs réflexions, et qu'ils les fassent 
passer à une chambre de commerce présidée par le 
ministre du roi. Si le projet, si la découverte sont re- 
connus vraiment avantageux à l'État, faites-en sup- 
porter les premiers frais au gouvernement. On pour- 
rait même créer en faveur du commerce un signe 
honorable et ostensible, et proposer ainsi leurs sujets 
distingués par leur vertu et leur mérite, comme au- 
tant de modèles vivants capables d'exciter parmi leurs 
contemporains, les généreux efforts du zèle et de l'é- 
mulation. 



CHAPITRE VII 

DE L'EXPORTATION DES GRAINS. 



ftV M 



C'est une question fort controversée, que celle delà 
liberté du commerce et de l'exportation des grains. La 
prohibition a eu ses zélés partisans. Ceux de la liberté 
se sont montrés encore plus ardents à soutenir leur 
système, système adopté par un ministre dont on ne 
peut disconvenir que les vues n'aient été pleines de 
droiture et dirigées par un patriotisme éclairé. Ce- 
pendant, sans oser décider une question aussi délicate 
et nous ranger exclusivement dans un des deux par- 



52 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JBGÊE 

lis, nous croirions pouvoir proposer quelques termes 
moyens capables d'obvier aux inconvénient d'une 
prohibition absolue, cl aux abus d'une liberté sans 

bornes. 

Les graines sont la denrée de première nécessité. 
En vain les philosophes et les politiques s'épuiseront- 
ils en spéculations et en raisonnements, pour démon- 
trer des avantages réels dans la liberté indéfinie 
accordée au commerce de cetle denrée précieuse; 
malgré la probabilité, la certitude même de leurs sys- 
tèmes aux yeux des gens instruits, le peuple, dont 
nous avons besoinde ménager la confiance, le peuple, 
qui rarement voit au delà du moment, et sacrifie dif- 
ficilement un bon présent, physique et palpable, à des 
espérances, dont la réalité ne lui est garantie que par 
des spéculations le plus souvent au-dessus de sa portée; 
le peuple, l'ami le plus fidèle et le plus véridique des 
rois; le peuple, à la vérité toujours peuple, mais ce- 
pendant toujours respectable par l'influence même de 
son opinion sur toute administration bien ordonnée; 
le peuple verra toujours avec inquiétude et chagrin ces 
négociations, ces mouvements dans lesquels il n'ap- 
percevra que l'enlèvement du gage le plus essentiel 
de sa subsistance. Que serait-ce si cette liberté indé- 
finie n'offrait dans la réalité qu'un avantage problé- 
matique! Ne s'élevàt-il même qu'une seule opinion 
accompagnée de quelque vraisemblance contre le 
système de la liberté indélinie, ne serait-il pas de 
l'intérêt d'une administration prudente, d'obvier aux 
inconvénients qu'il serait possible de voir résulter 
des alarmes du peuple sur un article de cetle impor- 
tance? 



TAR LES HOMMES DU TEMPS. 53 

La prohibition absolue a sans doute aussi ses incon- 
vénients: eHe énerve les courages; l'activité se perd, 
l'agriculture n'est plus excitée, tout languit dans les 
campagnes; et la classe des propriétaires et des culti- 
vateurs appauvrie, a bientôt communiqué aux diverses 
branches de la société une fatale inertie. 

Mais il serait un moyen de tout concilier. Il paraît 
démontré que la France, année commune, produit de 
quoi nourrir ses habitants pendant cinq années et peut- 
être plus. On pourrait former dans chaque province 
des magasins publics destinés à contenir autant de 
blé qu'il en faudrait pour opérer la tranquillité gé- 
nérale et assurer annuellement les subsistances, sans 
néanmoins octroyer à ces dépôts publics des facultés 
exclusives pour l'approvisionnement. Après avoir bien 
assuré cet approvisionnement pour chaque année, rien 
n'empêcheraitde laisser ensuite la liberté la plus entière 
sur le commerce et l'exportation des grains. Par exem- 
ple, établissez dans chaque province des magasins pu- 
blics dans lesquels, la première année, vous ramasserez 
assez de grains pour garnir les marchés de la province 
pendant deux ans. L'année suivante, n'en mettez en 
réserve que pour un an, -et ainsi de suite, alors l'ap- 
provisionnement des marchés sera progressivement 
assuré; alors vous pourrez établir un prix fixé pour 
la vente de vos grains, un prix proportionné, et aux 
besoins des classes les moins aisées, et à l'encourage- 
ment que vous devez à la culture. Donnez, après cela, 
libre carrière à l'exportation et aux spéculations des 
propriétaires et cultivateurs sur les besoins de l'é- 
tranger. Mais que l'étranger n'ait dans aucun cas la 
faculté d'effrayer nos provinces par des accaparements 



54 LA RÉVOLUTION RACONTÉE El JUGÉE 

odieux. Au surplus, en accordant au cultivateur, 
après que les magasins publics se trouveront remplis, 
la faculté de faire un commerce libre avec l'étranger, 
ne le privez point, s'il le juge plus convenable, de 
celle de porter lui-même aux marchés de la province, 
en concurrence avec les magasins publics. Qu'il 
jouisse même, à cet égard, d'une sorte de préférence. 
Vous n'en aurez toujours pas moins atteint votre but 
principal, celui de fonder sur des bases immuables la 
sécurité et la confiance, sa compagne inséparable. Si 
vos dépôts publics, à l'expiration de l'année, se trou- 
vent, par l'effet de la concurrence, chargés d'une su- 
rabondance inutile, pour lors, ouvrez ces magasins 
même à l'étranger, et abandonnez-lui même votre su- 
perflu. 

On sent que de tels établissements, pour opérer 
celte sécurité heureuse d'où doit naître la confiance, 
doivent être soumis à un régime à l'abri de toute espèce 
d'arbitraire; que les peuples, trop souvent victimes 
d'un monopole funeste, n'attacheront l'idée et la cer- 
titude de leur bonheur qu'aux mesures les plus sage- 
ment combinées. Mais il se présente ici un moyen 
bien simple. Que les assemblées provinciales dont 
l'existence et les opérations sont si propres à concilier 
au gouvernement la confiance des peuples, soient 
chargées de cette administration vraiment patriotique. 
Attribuez-en la surveillance, ou à la commission in- 
termédiaire déjà établie, ou à une commission parti- 
culière de gens vertueux choisis parmi les plus pa- 
triotes des membres composant chacune des assemblées 
provinciales. Confiez à cette commission , toujours 
subsistante, une autorité immédiate sur la fourniture 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



55 



des magasins, l'entretien des blés, l'approvisionne- 
ment des marchés et autres opérations relatives à cette 
administration. Enfin, que les procureurs généraux 
et les cours aient la grande police sur cette manuten- 
tion importante, et alors vous pourrez être assurés 
d'avoir gagné la confiance et l'amour des peuples, par 
une opération dans laquelle vous aurez heureuse- 
ment pourvu à la subsistance du consommateur, sans 
nuire à cette liberté légitime dont le cultivateur doit 
jouir sous un gouvernement sagement organisé. 

Nous indiquerons au reste, ci-dessous, chapitre xm, 
les moyens de subvenir aux dépenses qu'entraîneront 
nécessairement ces établissements nationaux. 



CHAPITRE VIII 



DE I..\ CIRCULATION DE I. ESPECE. 



L'engorgement et le défaut de circulation de l'es 
pèce, en même temps qu'ils annoncent, dans les indi- 
vidus qui composent la grande société, un égoïsme 
destructeur, dont nous n'avons que trop ressenti les 
funestes effets, ne sont que les suites trop déplorables 
de la perle de la confiance publique. Cependant la cir- 
culation de l'espèce est au commerce et à toutes les 
branches de l'administration, ce que le sang est au 
corps de l'homme, ce que la sève est à l'ordre général 
de la génération. On conçoit surtout quelles peuvent 
être les suites dangereuses d'une telle stagnation par 
rapport aux finances publiques, lesquelles, au rap- 
port du cardinal de Richelieu, sont les nerfs de l'E- 
tat, le vrai point d'Àrchimède, qui, étant fermement 



56 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

établi, donne moyen de mouvoir tout le monde. Cène 
sera, au surplus, jamais par des ordonnances, des me- 
naces et des peines que l'on pourra remédier aux 
maux inséparables du défaut de circulation. C'est aux 
mœurs et à l'opinion publique, à l'amour, au zèle et au 
patriotisme, qu'il faut confier le soin important de fer- 
mer cette plaie delà France. Ah! c'est dans le cœur des 
peuples que résident les richesses et la puissance des 
États. Ainsi l'ont pensé, ainsi l'ont éprouvé les plus 
grands souverains de l'antiquité, les Cyrus, les Titus, 
les Constance-Chlore, et, parmi nous, les Yalois, les 
Henri. Rendez-vous maître des cœurs, et bientôt, par 
d'heureuses et rapides communications, ces masses 
aujourd'hui inutiles, et embarrassantes même pour 
leurs propriétaires, vont déployer à vos yeux la ri- 
chesse de leurs mouvements : bientôt vous verrez se re- 
nouveler ces prodiges de dévouement, qui tant de fois 
ont illustré nos Français dans les fastes de l'univers. 



CHAPITRE IX 



DE l IMPRIMERIE. 



Dans un moment où tous les yeux sont tournés vers 
l'assemblée à laquelle le monarque et ses peuples vont 
confier le soin de préparer la régénération de l'empire, 
un article aussi essentiel que celui de l'imprimerie, 
n'a pu échapper aux spéculations des citoyens zélés 
pour le bien- public. Les traits les plus énergiques ont 
en quelque sorte été prodigués pour parvenir à dé- 
montrer l'utilité, la nécessité même, de la liberté in- 
définie de la presse en France. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 57 

On ne peut se dissimuler que les entraves mises à 
cette liberté de la presse n'aient été parmi nous la 
source d'une quantité d'abus; que le crédit heureux 
n'ait plus d'une fois réussi à étouffer des réclamations 
justes, dont la promulgation libre eût éclairé l'auto- 
rité surprise par des intrigues subalternes; que peut- 
être enfin l'énergie française ne trouvât dans celte 
liberté indéfinie, si hautement invoquée, quelque nou- 
vel aliment à son activité. Cependant, après avoir mû- 
rement approfondi cette question digne de l'attention 
la plus sérieuse, après avoir froidement balancé les 
inconvénients et les avantages de part et d'autre, il 
nous a semblé que le zèle et l'enthousiasme ont ici 
porté trop loin les partisans de la liberté indéfinie. 
Nous n'avons, en un mot, pu nous empêcher de décou- 
vrir des principes de sagesse dans la conduite des 
grands hommes qui, jusqu'à ce moment, ont cru de- 
voir, en France, soumettre la presse aux règles d'une 
sage police. La nature du gouvernement, le génie 
même de la nation, nous paraissent peu conciliâmes 
avec ces écarts en tous genres, sur lesquels un peuple 
voisin affecte de fermer les yeux, parce qu'ils ne por- 
tent aucune atteinte à sa constitution, parce qu'il les 
regarde même comme les fruits de sa liberté. Une telle 
liberté répugnerait à nos mœurs. Il nous semble, néan- 
moins, qu'il serait certains cas où l'on pourrait res- 
treindre les prohibitions, et, à cet égard même, nous 
tendrions plutôt à rentrer dans l'ordre déjà établi qu'à 
proposer des exceptions aux règles générales. 

Les plaintes les plus généralement répandues, con- 
tre le défaut de la liberté de la presse, paraissent fon- 
dées sur des manœuvres attribuées à des subalternes 






■ 



58 Là RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

accrédités, que l'on accuse d'abuser de leur faveur, 
pour empêcher, dans les affaires contentieuses, que 
la vérité, que l'opinion publique, n'investissent, pour 
ainsi dire, les tribunaux, que les cris de l'innocence 
ne percent les obstacles que la persécution accumule 
autour de l'autorité. 

Il existe en France une condition d'hommes libres 
par état, et consacrés par la loi à la défense des ci- 
toyens. Ces hommes forment, sous les yeux et la pro- 
tection des tribunaux , des associations essentielle- 
ment pures. La moindre tache, le moindre écart de 
la part de leurs membres, sont punis avec la plus 
grande et la plus prompte sévérité. Elles exercent sur 
elles-mêmes une police, qui ne peut convenir qu'à des 
corporations libres par leur nature, et dont la vertu 
et l'honneur sont les bases primitives. On citera diffi- 
cilement des exemples d'excès que leur censure n'ait 
pas aussitôt réprimés avec une sainte rigueur. Quel- 
ques abus particuliers ne pourraient d'abord être mis 
en balance avec la masse des avantages résultant de 
ces institutions, surtout si l'on fait attention que la 
faible humanité n'atteindra jamais au point d'une 
perfection suprême. Qui sait même si quelquefois la 
passion et l'intérêt personnel, blessés par la noble sé- 
vérité d'un zèle libre, ne seraient pas parvenus à en 
imposer par de vaines clameurs, et à faire passer 
pour excès ce qui, bien apprécié, n'aurait dû être 
envisagé que comme le fruit d'une généreuse li- 
berté? 

Déjà les membres de ces associations privilégiées 
jouissent de la prérogative honorable de n'avoir point 
d'autres censeurs qu'eux-mêmes, en divulguant, par 



PAR LES HOMMES DU TEMjPS. 59 

la voie de l'impression, les intérêts de la défense des 
citoyens traduits en justice réglée. Conservez cette li- 
berté précieuse pour la société ; mais conservez-la-leur 
dans toute sa plénitude: que jamais elle ne soit exposée à 
la moindre des entraves : que le crédit, que la faveur, 
ne présument jamais d'enchaîner des plumes consa- 
crées à la liberté. Ne craignez point au reste les excès 
de cette liberté. Plus vous accorderez de confiance à 
des hommes que l'honneur et la vertu ont seuls droit 
d'inspirer, plus vous verrez ces associations s'épurer, 
plus vous exciterez cette sage surveillance qui vous 
répond d'avance de la modération générale et de la 
prompte punition des abus particuliers. 

Mais peut-être il arriverait que des considérations 
personnelles enlevassent à un citoyen opprimé les dé- 
fenseurs publics que la loi propose à sa confiance. Et 
cependant la défense est de droit naturel ; et, par l'im- 
pression, combien d'abus divulgués, combien de lu- 
mières répandues! En ce cas, du moment où un ci- 
toyen serait bien constamment en justice réglée, ne 
pourrait-on pas lui accorder la faculté libre de fain 
imprimer sa défense? Si, d'un côté, on ne peut dis- 
convenir que celte liberté ne fût dans le cas d'ouvrir 
la porte à plusieurs inconvénients, de l'autre ne serait- 
il pas cruel d'enlever à un citoyen le seul moyen peut- 
être de dissiper la prévention et ses prestiges, de bri- 
ser les fers de l'oppression? Combien de circonstances 
dans lesquelles l'opinion particulière et secrète des ju- 
ges ne suffit pas, et où celui-là même qui succombe 
est intéressé à ménager, au tribunal de l'opinion pu- 
blique, des droits qui jamais ne furent du ressort des 
tribunaux de la loi ! Ce citoyen d'ailleurs, à qui vous 









00 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

accorderiez, en ce cas, la faculté d'imprimer, serait 
toujours sous l'empire de la justice; et s'il osait se 
livrer à des excès, bientôt un bras redoutable se serait 
appesanti sur le calomniateur téméraire. 

On sent au surplus qu'un article aussi intéressant 
exigerait des développements plus considérables; mais 
le plan que nous nous sommes proposés, nous ren- 
ferme nécessairement encore ici dans des aperçus gé- 
néraux. Heureux, si dans la course rapide que nous 
avons jusqu'à ce moment fournie, nous avons pu at- 
teindre à quelques vérités utiles ' ! 






CHAPITRE X 

PROJET D'UN EMPRUNT DE 1,920 MILLIONS A 5 TOUR ICO SANS RETENUE. 

Nous nous sommes jusqu'à présent occupés de quel- 
ques-uns des principaux moyens qui doivent concilier 
à l'administration la confiance des peuples, de laquelle 
seule peuvent naître l'amour et le patriotisme si né- 
cessaires dans la régénération qui se prépare. Nous 
avons indiqué des vues générales, et, laissant de côté 
une infinité de moyens déjà développés dans divers 
ouvrages, à l'énergie desquels nous ne pourrions rien 
goûter, nous nous sommes hâtés d'arriver aux points 
importants qui ont fixé principalement notre atten- 
tion, la libération de l'État, en contribuant en même 

• On ne saurait exprimer des airs plus sages, avec plus de modération, 
sur ces deux grandes questions de la liberté de la presse et de l'exporta- 
tion des grains. Tout le monde aujourd'hui encore gagnerait à s'en in- 
spirer. Tout ce travail est d'ailleurs aussi remarquable par le fonds que 
par la forme. 



l'A 11 LES IE05IMES DU TEMPS. (51 

temps à sa splendeur, et à la félicité réelle de chacun 
des membres qui composent la plus belle nation du 
monde, la plus digne de l'amour et des soins paternels 
de son souverain. Le succès de nos vues dépend uni- 
quement de la confiance publique. Par elle seule doit 
s'opérer cette régénération vers laquelle tous les vœux 
se dirigent. Mais comment ne point se flatter d'obte- 
nir cette confiance, lorsque la nation entière connaîtra 
qu'en travaillant à l'extinction de la dette nationale 
on se sera particulièrement occupé des moyens de faire 
fleurir son commerce, de la rendre respectable sur 
toutes les mers, de réveiller l'émulation publique, de 
ressusciter le génie, les arts et les sciences; de répan- 
dre la sécurité, l'aisance et le bonheur sur toutes les 
classes du royaume, de faire revivre enfin dans tout 
son éclat la splendeur du trône, à laquelle sont, peut- 
être plus que l'on ne pense, attachés l'honneur et l'é- 
nergie des Français ! 

Mille traits historiques nous prouvent, qu'abstrac- 
tion faite de tant d'avantages réunis, rien n'est plus 
facile en France que de porter la nation aux actes du 
patriotisme le plus héroïque; et, sans remonter aux 
siècles précédents, sans rappeler la mémoire du gé- 
néreux dévouement des Français sous les règnes de 
saint Louis, des Valois, des Henri, ne suffirait-il pas 
de proposer aujourd'hui pour modèle à la nation les 
nobles et vertueux efforts par lesquels elle signala son 
amour envers le feu roi dans la guerre malheureuse 
de 175G? A peine un monarque chéri de ses peuples 
eut-il fait connaître alors les besoins de ses finances, 
que l'on vit tous les ordres de l'Etat s'empresser à 
l'envi de lui témoigner leur zèle; bientôt l'argenterie 



i 



02 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

des particuliers, celle même des églises, furent con- 
verties en espèces, et la nation donna à l'univers en- 
tier un grand exemple d'amour et de patriotisme. 

Que ne pourrait-on point attendre de ce zèle, de ce 
patriotismehéréditaires parmi nous si , au momentd'une 
régénération universelle, garantie par le souverain à 
la tête de sa nation assemblée, les états généraux por- 
taient à chacune des classes du royaume l'invitation 
honorable de venir au secours de l'État par un prêt 
volontaire; si ce prêt, pour l'exécution duquel on ne 
demanderait à chacun des citoyens aisés que de dé- 
poser entre les mains de la patrie un modique su- 
perflu, devait, sous la sanction des états généraux eux- 
mêmes, se trouver remboursé peut-être dans moins 
de cinq années, avec les intérêts cinq pour cent sans 
retenue; si ce prêt enlîn devait être, pour la nation 
entière et pour chacun de ses membres, la source 
non-seulement des honneurs et des distinctions, mais 
encore d'une masse de secours patriotiques assurés à 
perpétuité. 

Le numéraire en France s'élève à plus de deux mil- 
liards. La somme d'or ou d'argent ouvragés, possédés 
par les églises et les particuliers, est très-certainement 
de beaucoup plus considérable. 

La France contient 24 millions d'habitants. Nous 
en prendrions seulement le cinquième ayant, outre l'or 
et l'argent monnayés, de l'argenterie et des bijoux; et, 
comme il se trouverait beaucoup de corps ou d'indivi- 
dus possédant en or, bijoux et argenterie 50,000 livres 
et peut-être plus, outre l'or et l'argent monnayés, par 
une seconde proportionnelle, nous supposerions à cha- 
que tête l'une dans l'autre un superflu de 400 livres 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 05 

seulement, et nous dirions : le cinquième de 24 mil- 
lions d'hommes est de 4,800,000 hommes, lesquels, 
à raison de 400 livres par tête, offriraient ou en es- 
pèces, ou en bijoux ou argenterie, un superflu dis- 
ponible de 1,920 millions. 

Ci 1,920,000,000 liv. 

Pourrait-on présumer qu'il existât en France un 
seul corps, un seul citoyen aisé, assez peu patriote 
d'ailleurs pour refusera son roi, à sa patrie, l'hom- 
mage d'un superflu de luxe, d'un superflu aussi mo- 
dique dont il serait assuré, sur la foi des états géné- 
raux, de recevoir le remboursement dans cinq années 
avec les intérêts à cinq pour cent sans retenue? Ah ! 
gardons-nous de le penser, et soyons au contraire con- 
vaincus que, du moment où un tel plan aurait, été 
adopté et proposé à la nation par les états généraux; 
que, du moment où sous l'autorité du souverain ami 
de ses peuples, cette assemblée constitutionnelle, de 
concert avec un ministre intègre et vertueux, aurait 
pris des précautions et des mesures certaines pour 
opérer une parfaite tranquillité dans les esprits, sur 
la sûreté de l'emprunt, sur sa destination, sur le rem- 
boursement, on verrait le feu du patriotisme gagner 
de proche en proche, et se communiquer rapidement 
depuis les premiers ordres de l'État jusqu'aux der- 
nières classes. 

Que si, pour des âmes françaises, il était ici besoin 
d'autres motifs que la satisfaction secrète et le bon- 
heur d'avoir coopéré à la régénération publique, ne 
pourrait-on pas encore accorder à ceux qui, animés 
d'un zèle patriotique, se seraient empressés de con- 






I 

■ 



Ci LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tribuer à l'emprunt proposé, des honneurs et des 
distinctions ostensibles, proportionnés soit à leur qua- 
lité, soit à laquotilé des sommes versées dans les caisses 
publiques? Dans tous les cas nous voudrions que l'on 
plaçât dans la salle commune des hôtels de chacune 
des villes du royaume, ou autres endroits publics ou 
apparents, un tableau sur lequel seraient inscrits non- 
seulement les noms de ceux qui auraient contribué à 
remplir l'emprunt, mais encore la somme pour la- 
quelle ils y auraient contribué. De cette publicité, nous 
verrions naître deux avantages importants, le pre- 
mier de consacrer à jamais les noms des citoyens zélés; 
le second, de donner à la confiance publique des bases 
d'autant plus solides que, sur le relevé général des 
tableaux exposés par tout le royaume, les états géné- 
raux, dans leur première assemblée, seraient assurés 
et des bornes données à l'emprunt et de la suffisance 
des subsides votés pour l'éteindre. II nous semble 
même, et en cela nous ne ferions que seconder les 
vues du ministre éclairé qui préside à l'administra- 
tion des finances, il nous semble que cette forme pu- 
blique devrait être adoptée non-seulement pour con- 
stater les bornes de l'emprunt et la certitude de son 
extinction, mais encore pour toutes les parties de sa 
destination. Par-là la nation serait mise à portée de 
fixer son jugement sur l'effet des efforts du patrio- 
tisme. Ce serait un nouveau moyen de* concilier à 
l'administration cette confiance sans mesure avec la- 
quelle en France on peut opérer des prodiges. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



65 



CHAPITRE Xt 

EXTINCTION DE LA DETTE NATIONALE. 



La masse des dettes de l'État offre une réunion de 
dettes perpétuelles et de dettes purement viagères. La 
somme de ces dernières éprouve chaque année une 
extinction graduelle et successive; elle n'est point 
d'ailleurs susceptible de remboursement. A l'égard 
des dettes perpétuelles, dont la somme paraît être in- 
férieure à celle des dettes viagères, il est probable 
qu'au moyen des opérations familières à l'administra- 
tion des finances, un milliard pourrait suffire pour 
parvenir à leur extinction totale. Cependant, afin de 
lever d'autant les difficultés, nous commencerions par 
prélever ici sur les 1 ,920 millions, montant de l'em- 
prunt proposé sous le chapitre précédent, une somme 
de 1,200 millions, laquelle serait spécialement con- 
sacrée à la liquidation de la dette publique. 

Ci 1,920,000,000 liv. 

Ci 1,200,000,000 



Rest 



E-CI. 



720,000,000 liv. 



CHAPITRE XII 

REMBOURSEMENT DE FONDS D'AVANCE, OU DE FINANCES 
d'offices SUPPRIMÉS. 

Il ne] suffit point à l'État de chercher à se libérer. 
Il ne doit et ne peut le faire qu'en observant les règles 

m. 5 









■ 







G6 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

d'une exacte justice. Nous avons ci-dessus, chapitre v, 
proposé quelques idées sur des réformes qui parais- 
sent généralement désirées, quant à la manière de 
percevoir les impôts. Ces réformes donneraient néces- 
sairement lieu à beaucoup de suppressions, ou d'offices 
dont les titulaires ont fourni des finances au roi, ou 
de commissions et autres places quelconques dont les 
pauvres ont versé au trésor royal des fonds d'avance 
considérables. Pour cela nous prendrions encore sur 
les 720 millions restants, déduction faite du capital 
destiné à l'extinction de la dette nationale, une somme 
de 200 millions, laquelle serait portée au trésor royal, 
pour être publiquement et d'une manière ostensible, 
employée au remboursement des finances et fonds 
d'avance des offices et places supprimées. 

Ci 720,000,000 hv. 

Ci. ... . 200,000,000 






Reste. 



520,000,000 liv. 



CHAPITRE XIII 

CONSTRUCTIONS DES MAGASINS PUBLICS PROPOSÉS CI-DESSDS, CHAPITRE XII, 
AVANCES POUR L'APPROVISIONNEMENT, CAGES DES EMPLOYÉS, ETC. 



Nous avons ci-dessus, chapitre vu, en proposant de 
justes tempéraments à la liberté indéfinie de l'expor- 
tation des grains, développé un plan destiné à assurer 
l'approvisionnement de chacune des provinces du 
royaume par les dépôts publics soumis aux lois d'un 
sage régime. De tels établissements ne pourraient s'ef- 
fectuer sans beaucoup de frais. Nous y consacrerions 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 67 

une somme de 100 millions à répartir dans des caisses 
particulières à chaque province, sous l'inspection et 
l'autorité des administrations provinciales, chargées de 
la surveillance et de la manutention de ces établisse- 
ments patriotiques. 

Ci 520,000,000 liv. 

Ci 100,000,000 

Reste-ci. 



420,000,000 liv. 



CHAPITRE XIV 

CRÉATION D'UNE COMPAGNIE NATIONALE DE COMMERCE, ET D'UNE MARINE 
MARCHANDE-MILITAIRE. 

Des divers emprunts que nous avons assignés, à 
l'emprunt de 1,920 millions, un des plus intéres- 
sants, sans doute, et des plus capables de concilier 
au gouvernement la confiance de la nation, d'en- 
flammer le patriotisme et l'amour des Français pour 
leur souverain, serait celui que nous nous sommes 
proposé de développer dans ce chapitre et les sui- 
vants. 

La compagnie actuelle des Indes est si faible par 
elle-même, si peu utile au bonheur de la nation, si 
éloignée d'abord d'être l'émule de celle de nos voi- 
sins, son existence enfin est devenue tellement pro- 
blématique, que l'on pourrait peut-être, sans beau- 
coup d'inconvénients, songer à substituer à cette as- 
sociation insuffisante une compagnie dont les moyens 
fussent assez étendus pour porter notre commerce na- 
tional dans l'Inde, et même dans les autres parties du 



68 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

monde, au plus haut degré de splendeur, en suppo- 
sant que la création d'une telle compagnie fût dans 
l'ordre des choses possibles. 

Uniquement occupés de la félicité d'une nation dont 
nous avons l'honneur d'être membres, nous avons 
porlénos méditations sur un sujet aussi important dans 
l'ordre public, et nous avons vu la possibilité d'appli- 
quer à la créalion d'une compagnie de cette nature 
une somme presque décuplede celle qui forme aujour- 
d'hui le fonds de la nouvelle compagnie des Indes. Ja- 
loux au resle de maintenir dans l'opinion des peuples 
le respect et la confiance pour tout ce qui tient aux 
opérations du gouvernement, nous ne proposerions 
point de rompre les engagements contractés avec celle 
nouvelle compagnie, et notre projet pourrait s'allier 
avec la foi due à ces engagements; à moins que des 
motifs d'un ordre supérieur, des intérêts d'État ne 
portassent l'administration à révoquer le privilège pat- 
elle accordé à cette compagnie. 

Nous ne demanderions donc pour l'établissement 
national, dont nous offrons le plan, qu'une simple 
concurrence pendant la durée du privilège de la nou- 
velle compagnie, sauf à accorder à notre établisse- 
ment la faculté exclusive pour l'Inde à l'expiration 
de ce privilège; et, dès maintenant et pour toujours, 
la concurrence de commerce dans toutes les autres 
parlies du monde. 

Prélèvement fait, sur l'emprunt de 1,920 millions, 
des sommes destinées soit à l'extinction de la dette 
nationale, soit au remboursement des finances d'offices 
à supprimer, el fonds d'avance fournis par les diffé- 
rents préposés au maniement des deniers publics, soi! 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. O'J 

aux dépenses qu'occasionnerait une nouvelle manu- 
tention dans la forme de l'approvisionnement du 
royaume, il nous est, resté une somme de 420 mil- 
lions, sur laquelle somme nous consacrerions o'iO mil- 
lions à la fondation d'une compagnie nationale de 
commerce, et d'une marine marchande-militaire. 
Les 100 autres millions trouveront ci-dessous leur 
emploi, chapitre xvi. 

Malgré toutes les précautions que le gouvernement 
a prises pour réformer tous les ahus de notre marine 
royale et pour établir la subordination essentielle dans 
toutes les opérations militaires, malgré les soins des 
ministres les plus sages pour n'admettre aux comman- 
dements que des sujets capables de soutenir la gloire 
de l'État et l'honneur de la nation, nous avons tou- 
jours vu résulter en France les effets les plus désas- 
treux de cet esprit de hauteur avec lequel notre marine 
a de tout temps traité les marins estimables formés 
par le commerce. 

En vain les Jean Bart, les Duguay-Trouin, les Thu- 
rot, et tant d'autres ont signalé aux yeux de l'Europe les 
efforts héroïques de la bravoure et de l'intelligence; 
les actions les plus éclatantes de la part de nos marins 
non nobles n'ont pas pu parvenir à vaincre un dédain 
orgueilleux. Et de là combien d'excellents sujets per- 
dus pour l'État ! Combien de braves gens morts dans 
l'obscurité, et inutiles à la patrie, dont ils eussent été 
l'ornement et la gloire! Heureux encore la France, si 
la noblesse marine n'eût plus d'une fois trouvé dans 
son propre sein les sources d'une désunion capable de 
porter les coups les plus funestes à la chose publique ! 

Sans doute la constitution du royaume s'opposera 



70 LÀ RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

toujours à des réformes qui auraient pour but de dé- 
truire l'énergie de la noblesse, énergie à laquelle l'Etat 
a plus d'une fois dû son salut. La noblesse française a 
cela de supérieur à celle de toutes les autres nations, 
que l'honneur seul enflammant son courage et son 
amour pour son prince; il n'est rien de vraiment 
grand qu'elle n'exécute, point de hasards ni de dan- 
gers qu'elle n'affronte sous les yeux d'un monarque 
qu'elle chérit, et qui sait diriger celte ardeur bouil- 
lante et héroïque qui la distingue parmi toutes les 
nations de l'univers. C'est donc moins une réforme 
qui pourrait devenir funeste, que nous proposons, 
que l'art de rendre véritablement utiles à l'Etat, l'hon- 
neur, le courage et les lumières de la marine noble, 
en lui donnant dans une marine marchande-militaire, 
respectable par ses propres forces, une émule digne 
d'elle, et capable de porter le zèle, l'émulation et 
l'enthousiasme dans toutes les parties du service. 

Une considération majeure vient ici a l'appui de 
nos vues : l'amitié étroite récemment contractée avec 
un prince puissant dans l'Inde semble devoir y ouvrir 
à notre commerce une carrière immense. Quel serait 
donc l'avantage de la France de pouvoir répondre à 
des ouvertures aussi importantes, par des moyens à 
l'étendue desquels jamais la nouvelle compagnie ne 
pourra atteindre ' ! 

Sur les 520 millions consacrés à la formation de la 



* La France est une nation essentiellement maritime. Elle aime son 
armée de mer avec autant de dévouement que son armée de terre, et 
nos marins sont aussi braves que nos soldats. Comment se fait-il, malgré 
cela, que, à part quelques épisodes dont le souvenir glorieux montre ce 
que nous pourrions être, notre marine ait été si souvent négligée ? 



','< 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 71 

compagnie nationale, et d'une marine marchande mi- 
litaire, 70 millions seraient aussitôt employés à l'a- 
chat et à la construction de quarante-cinq vaisseaux 
de ligne, et de quinze à vingt frégates, destinés au 
commerce en temps de paix, et, en temps de guerre, 
à offrir par l'activité continuelle de leur service, des 
ressources promptes et assurées dans toutes les parties 
du monde. Il serait à propos que le gouvernement as- 
signât à cette marine un port particulier; que celte 
marine fût autorisée à former des classes de matelots 
indépendants de la maison royale, afin qu'elle fût as- 
surée de n'éprouver aucune interruption dans ses ex- 
péditions, et de trouver toujours sous sa main un 
nombre suffisant de matelots, et les additions mêmes 
nécessaires en temps de guerre, pour être en état alors 
de gagner de vitesse l'ennemi au besoin. 

Le gouvernement, afin de hâter les expéditions 
d'une marine aussi utile, pourrait commencer par lui 
prêter douze vaisseaux de guerre et dix frégates, en 
attendant les constructions ou achats qu'elle se propo- 
serait de faire. 



Après avoir sur les. . 
destinésà la formation d'une com- 
pagnie nationale de commerce , 
et d'une marine marchande mi- 
litaire, prélevé pour In construc- 
tion et acquisition de vaisseaux 
ou navires, une somme de. . 



520,000,000 liv. 



70,000,000 



il nous restera 250,000,000 liv. 

Ces 250 millions seront employés en garnisons de 



■ 



72 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

commerce pour l'Inde et autres parties du monde. La 
perspective florissante qui s'offre désormais à la 
France, surtout dans le commerce de l'Inde, ne per- 
met pas de douter que les bénéfices de la compagnie 
projetée ne doivent être immenses. Il est prouvé par 
l'illustre auteur du mémoire en réponse à M. l'abbé 
Morellet, que les bénéfices de l'ancienne compagnie 
des Indes avaient été constamment portés, pour l'ex- 
portation, de trente à trente-cinq pour cent, et, pour 
l'importation de quatre-vingt-dix à cent quarante pour 
cent. Les circonstances heureuses et inappréciables 
dans lesquelles nous nous trouvons par rapport à ce 
commerce, en supposant même que les expéditions de 
la compagnie projetée fussent circonscrites dans ces 
seuls parages, l'étendue des fonds destinés à ce même 
commerce, enfin les forces respectables qui doivent 
l'appuyer, peuvent faire espérer des bénéfices encore 
plus considérables. Mais ne prenons que les bénéfices 
avoués de la part de l'ancienne compagnie et disons : 



EXPORTATION. 



250 millions à 55 pour 100 de bénéfice, doivent 
produire une somme de. . . . 87,500,0001. 



IMPORTATION. 



250 millions à 140 pour 100 de 
bénéfice donneront 350,000,000 



Masse 437,500,0001. 

Sur laquelle somme de 457 millions 
500,000 livres, prélevant annuelle- 
ment pour frais d'assurances, ava- 



par les hommes du temps. 73 

Masse 437,500,0001. 

ries, banqueroutes, naufrages et 
pertes quelconques, frais de manu- 
tention générale, établissement, 
payement de troupes, achat de vais- 
seaux et navires, etc., etc., une 
somme de. . . . 157,000,0001. \ 
Plus aussi, annuel- 
lement, pour for- 
mer le trésor de la 
marine marchande- 
militaire, et pour- 
voir à l'extraordi- 
naire d'une guerre, 
la somme de. . . 50,000,0001. 

Il reste de bénéfice net. 



187,000,000 



. 250,500,0001. 

Et ces bénéfices immenses seraient consacrés au 
bonheur de la nation ! Et un pareil établissement, 
loin d'être aucunement à charge à l'État, lui fourni- 
rait, au contraire, un moyen assuré de se rendre de 
plus en plus respectable, et par le nouvel éclat qui en 
rejaillirait sur le trône, et par les forces réelles qu'il 
acquierrait dans une marine redoutable qui ne lui 
coulerait rien. Celte marine, ainsi que la compagnie 
à laquelle elle serait attachée, aurait à Paris un con- 
seil et des administrateurs qui seraient, sous les yeux 
et l'autorité du roi, comptables à la nation même. 
Celte administration, composée de tous gens vertueux 
et zélés patriotes, aurait le plus grand soin de n'ad- 
mettre aux places et commandements que des sujets 
distingués, et qui eussent fait leurs preuves. Ces su- 



74 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

jets encouragés par l'espoir des récompenses, préro- 
gatives, dignités et décorations militaires, ne tarde- 
raient point à surpasser même les vœux de la nation. 
On aurait bientôt formé une pépinière de héros. La 
France ne le céderait alors à aucune des puissances du 
monde. La marine commerçante et militaire serait 
la sauvegarde de son commerce, la protectrice de ses 
colonies et de tous ses établissements d'outre-mer. La 
marine royale elle-même, n'en doutons point, la ma- 
rine royale, enflammée d'une nouvelle ardeur, ne ver- 
rait plus désormais d'autres moyens de se distinguer 
que les efforts d'une généreuse émulation. Loin d'elle 
tout esprit de discorde; plus de ces schismes scanda- 
leux, si funestes à la France, devenue à jamais invin- 
cible par l'union et l'accord de toutes les parties di- 
rigées vers un même but, la gloire du monarque, la 
splendeur du royaume et le bonheur individuel de 
chacun de ses habitants. 






CHAPITRE XV 

ÉTABLISSEMENT D'UNE BANQUE NATIONALE. 

Il n'est point de siècle qui n'eût un maître, quelque 
ami sincère de l'humanité, dont les méditations bien- 
faisantes se soient dirigées vers le grand art de rendre 
ses semblables heureux. Chacun des âges qui nous 
précèdent a droit de citer ses établissements en faveur 
des différentes classes qui composent la grande société 
que forme la France. Mais ces établissements, soit par 
leur isolement, soit par une insuffisance de moyens, 
soit à raison des abus inséparables d'une gestion inté- 



'H t 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 75 

ressée, n'ont encore pu parvenir au but, que peut- 
être aussi leurs instituteurs ne se sont jamais proposé, 
celui de réunir une masse de secours gratuits, capa- 
ble, par sa destination et l'importance de son étendue, 
de vivifier toutes les parties de ce vaste empire, et de 
prévenir des maux contre lesquels toutes les institu- 
tions anciennes ont plutôt préparé des remèdes que 
des préservatifs. Il était spécialement réservé à la 
gloire de notre siècle de produire un homme vrai- 
ment ami de l'humanité, qui, du faîte des grandeurs 
où son génie et ses hautes qualités l'ont porté, ne dé- 
daignât pas de jeter sur les besoins des hommes ce 
coup d'œil d'ensemble qui seul peut opérer un bien 
universel. 11 n'appartenait qu'à la vertueuse et illus- 
tre compagne de cet homme généreux, de partager 
clignement les émotions de sa grande âme, et de des- 
cendre de l'élévation de la plus haute fortune jus- 
qu'aux détails les plus abjects de la tendre commisé- 
ration. Couple immortel! Nos enfants, après avoir 
célébré vos louanges avec les accents de la reconnais- 
sance et du patriotisme, transmettront vos noms à 
leur postérité avide de les recueillir, et les générations 
les plus reculées se plairont encore à les redire et à 
les placer à la tète de ceux des plus grands bienfai- 
teurs de l'humanité. De tels modèles ont droit d'en- 
flammer toute âme sincèrement animée du désir du 
bien public, et c'est sous l'impression du génie de la 
bienfaisance que nous avons conçu l'idée de notre ban- 
que nationale. Cette banque sera due à la confiance de 
la nation; mais aussi quel plus puissant mobile pour 
cette confiance qu'un établissement consacré au bon- 
heur même des peuples, et à offrir des ressources 






I 



If, LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

gratuites, en tous genres, à toutes les classes de 
l'État. 

Distraction faite, sur les prolits de la compagnie 
nationale projetée au chapitre précédent, de tous les 
frais nécessaires pour soutenir le commerce, et en- 
tretenir la marine marchande-militaire sur le pied 
le plus respectable, en guerre comme en paix, il 
nous est demeuré de produit net une somme de 
"250,500,000 livres. Nous commencerions par sous- 
traire de cette masse 150,500,000 livres pour verser 
dans le trésor de la Banque nationale, dont nous allons 
dans un instant développer la destination. A l'égard 
des 100 millions restants, nous en indiquerons l'em- 
ploi au chapitre suivant. 

Il serait possible que les 150,500,000 livres, por- 
tés au trésor de la Banque nationale, ne fussent pas 
suffisants pour remplir les vues de bienfaisance univer- 
selle, que doit embrasser cette banque. En ce cas nous 
proposerions de verser aussi dans la caisse de la ban- 
que une portion d'un subside extrêmement léger pour 
les peuples, et absolument étranger à la classe peu 
aisée des citoyens, subside que nous nous sommes ré- 
servé d'indiquer ci-dessous , comme un des moyens 
d'acquitter l'emprunt de 1 ,920 millions, et dont nous 
pouvons dès à présent exposer la nature et les consé- 
quences, par cette raison seule que nous en destinons 
une partie à alimenter la banque nationale. 

On a imaginé en Angleterre un impôt d'autant 
moins onéreux à la nation, qu'il ne porte que sur les 
gens riches ou aisés, que par sa combinaison il de- 
vient, à proprement parler, une contribution volon- 
taire, et qu'il ne peut en aucun cas donner atteinte au 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 77 

commerce. Il s'imprime à Londres trente ou trente- 
deux papiers-nouvelles. On y a établi une progression 
de sommes à payer pour chacun des articles que les 
particuliers désirent de faire imprimer dans ces jour- 
naux. Pour douze lignes inscrites sur la première 
page il en coûte livres; et l'on augmente propor- 
tionnellement suivant le nombre de lignes excédantes 
sur cette première page. On paye 5 livres 1 2 sous pour 
les douze premières lignes des autres pages, en sui- 
vant la même proportion. Chaque papier-nouvelle 
contient plus de quatre-vingts articles. Que l'on juge 
de la masse des sommes payées par chaque année. Le 
roi en retire la moitié pour son timbre. 

Un établissement de cette nature ne conviendrait 
peut-être pas à la France ; mais nous pourrions du 
moins en conserver l'esprit en l'adaptant à un projet 
plus conforme à nos mœurs. D'après les recherches 
faites sur la quantité des cartes, billets, lettres, affi- 
ches, mémoires, carrés ou feuilles détachées, jour- 
naux, livres enfin, qui s'impriment annuellement 
dans le royaume, on peut évaluer à 10 milliards le 
nombre des cartes, carrés ou feuilles imprimés par cha- 
que année. Pour êlre plus assurés de notre calcul, 
nous les réduirons à 5 milliards; et prenant 1 sou 
seulement sur chacune de ces cartes et feuilles impri- 
mées, nous en obtiendrons un résultat de 250 mil- 
lions annuels, 100 millions seraient versés dans la 
caisse delà Banque nationale, et les 150 millions res- 
tants seraient réservés pour contribuer à l'acquit de 
l'emprunt de 1 ,920 millions, ainsi qu'il sera prouvé ci- 
dessous, chapitre xvii. Après cet acquit opéré en moins 
de cinq ans, le subside sur l'imprimerie, uniquement 



t 



78 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

alors affecté à la Banque nationale, serait proportion- 
nellement diminué, et se retrouverait réduit de près 
de deux tiers. 

Mais revenons à l'objet essentiel de ce chapitre. 
Nous avons prélevé en faveur de la Banque nationale, 
sur les bénéfices de la compagnie nationale de com- 
merce, une somme de. . . . 150,000,000 liv. 

Nous y joignons du produit 
de l'impôt, sur l'imprimerie, ci. 100,000,000 

Nous aurons pour somme to- 
tale, ci 250,500,000 liv. 

Cette somme de 250,000,000 livres à distribuer 
chaque année, serait annuellement répartie dans cinq 
différentes caisses, ayant chacune leur destination par- 
ticulière: la première de 120 millions, la seconde de 
30 millions, la troisième de 20,500,000 livres,' la 
quatrième de 50 millions, et la cinquième enfin de 
50 millions. 






§ 1. — Première caisse, 120 millions. 

Cette caisse serait destinée à porter des secours 
abondants et purement gratuits dans toutes les pro- 
vinces du royaume, soit villes, soit campagnes. Elle 
aurait pour but d'encourager l'industrie, de favoriser 
la population, en multipliant les mariages, par les 
facilités qu'elle fournirait gratuitement à tout homme 
qui, faisant preuve de bonnes mœurs, d'intelligence 
et de conduite, manquerait d'ailleurs des moyens de 
parvenir à un établissement avantageux, et de se ren- 
dre par là un citoyen vraiment utile à l'Etat. Cette 



% 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 79 

caisse exciterait, vivifierait les travaux pénibles de 
l'artisan. Les faveurs se répandraient sur l'habitant 
paisible des campagnes, par de sages distributions de 
secours, d'encouragements, même de terres à culti- 
ver. Et, n'en douions point, ces champs transmis des 
pères aux enfants, ces champs arrosés des larmes de 
la reconnaissance, combien ils deviendraient féconds 
entre les mains de tels propriétaires! Quelle émula- 
tion, quel patriotisme dans des âmes si capables de 
sentir tout le prix d'un bienfait! Ah! rassurez-vous, 
parents vertueux mais peu aisés, quelle que soit votre 
condition, habitants des villes et des campagnes, cessez 
de trembler sur le sort de vos enfants : que vos soins 
paternels tendent désormais à leur inspirer des prin- 
cipes de vertu, l'amour des bonnes mœurs et du tra- 
vail ; et la patrie, comme une bonne mère, se char- 
gera du reste. Sa tendre sollicitude visitera l'humble 
toit de l'artisan laborieux; elle pénétrera jusqu'au 
fond des campagnes les plus isolées ; elle ne vous de- 
mandera que des mœurs et des vertus; et bientôt sa 
main, sagement libérale, aura ramené dans toutes les 
provinces le calme, la sérénité, l'aisance. Nous se- 
rions infinis si nous prétendions développer ici les 
avantages innombrables que nous voyons devoir résul- 
ter d'une pareille institution: les entreprises utiles 
soutenues; les découvertes heureuses, quoique peu 
importantes, protégées; les travaux les plus simples 
mis en honneur; l'agriculture encouragée; la popu- 
lation augmentée; l'éducation des dernières classes 
portée au point de perfection dont elle est suscepti- 
ble; les manufactures fournies de bras nombreux et 
actifs; l'esprit d'ordre et de sagesse répandu d'une 



il 






80 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

extrémité du royaume à l'autre ; la confiance ranimée 
dans tous les esprits; l'égoïsme et les vices affreux 
qu'il traîne à sa suite proscrits; l'empire des mœurs 
rétabli ; enfin l'enthousiasme de l'honneur et du pa- 
triotisme embrasant tous les cœurs; une jeunesse 
nombreuse, alerte et florissante toujours prête à voler, 
au premier signal, au secours d'un souverain et d'une 
patrie, auxquels elle devra son existence et son bon- 
heur. Ah! un semblable projet ne fût-il qu'une illu- 
sion, une pareille illusion ne pourrait qu'être bien 
chère à des cœurs patriotes. Mais quelle ardeur, quel 
dévouement la possibilité d'une telle institulion sou- 
mise d'ailleurs à la prudence d'une administration 
sage et éclairée, n'aura-t-elle pas droit de faire naître 
dans des âmes vraiment françaises ! 



ni 






ï 
II 



§ 2. — Deuxième caisse, 50 millions. 

Depuis longtemps on s'occupe en France des moyens 
de détruire la mendicité. Les philosophes ont publié 
leur système; l'autorité a déployé ses rigueurs, et 
toujours la mendicilé subsiste. Cent mille malheu- 
reux gémissent dans les fers, et peut-être par des 
communications empestées, achèvent d'y développer 
des germes de corruption. Bientôt ils viendront les 
répandre dans nos villes et nos campagnes, dès que 
la liberté, qu'ils ne devront qu'à la surcharge des pri- 
sons, leur permettra de succéder, sur les voies publi- 
ques, à une foule d'oisifs dangereux, auxquels ils 
auront eux-mêmes fait place dans les dépôts du gou- 
vernement. Peut-êlre aurait-on trouvé un moyen effi- 
cace d'attaquer et même d'éteindre cette mendicité 



i 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 81 

funeste à l'Etat, en établissant, dans chacune des pa- 
roisses des campagnes, des ateliers destinés à la con- 
struction et réparation des chemins, ateliers auprès 
desquels on classerait tous les individus valides de la 
paroisse, qui n'auraient d'ailleurs aucune ressource, 
et qui, à l'expiration de chaque journée, recevraient 
un salaire proportionné à leurs travaux et capable 
même de pourvoir largement à leur subsistance. Les 
50 millions versés dans la seconde caisse, et de là dis- 
tribués et répartis dans toutes les paroisses de cha- 
cune des généralités du royaume, nous sembleraient 
devoir suffire à de tels établissements. Il faudrait pour 
lors veiller avec la plus grande exactitude à ce qu'au- 
cun des individus désignés dans ce paragraphe ne 
vaguât, hors des limites de sa paroisse, et qu'ils 
fussent sans cesse sous les yeux d'administrateurs ou 
conducteurs vigilants. Il est à présumer que l'oisiveté, 
la paresse même, tiendraient difficilement contre l'ap- 
pât d'un gain certain et avantageux procuré par un 
travail honnête, surtout si l'on avait le soin de punir 
sévèrement tout homme valide, qui préférerait à ces 
ressources assurées l'odieuse inertie d'une vie vaga- 
bonde. Nous n'hésiterions point de prononcer contre 
de tels hommes , non pas la peine de l'incarcération 
ou des galères telles qu'elles existent parmi nous, 
mais celle de la chaîne, à laquelle ils seraient atta- 
chés pour travailler publiquement et être soumis aux 
travaux les plus humiliants, sous les yeux de leurs 
compatriotes, dans les districts mêmes de leurs pa- 
roisses respectives. 

Nous ne nous étendrons pas davantage sur un plan 
dont les résultats sont de nature à s'offrir d'eux- 






82 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

mêmes aux yeux les moins clairvoyants. Nous obser- 
verons seulement qu'en trouvant ici l'avantage de 
porter un coup mortel à la mendicité, on aurait en- 
core celui de lever la plus grande partie des difficultés 
qui se sont jusqu'à ce jour élevées à l'occasion des 
corvées ; que les ateliers proposés seraient le service 
de ces corvées; qu'ils le seraient absolument à la dé- 
charge des campagnes, et sans qu'il fût besoin d'exi- 
ger de leurs habitants aucunes prestations personnelles 
ou pécuniaires ; que ces habitants auraient au con- 
traire la faculté de s'y procurer des profits sûrs par 
un travail sans cesse offert à leur activité; qu'en un 
mot il serait possible de voir naître d'un tel établisse- 
ment, bien ménagé, et l'abolition absolue de la men- 
dicité, et l'abolition totale des droits de corvée. 



§ ô. — Troisième caisse, 20,500,000 livres. 

Cette caisse serait destinée pour Paris, ses fau- 
bourgs et banlieues. Elle y embrasserait les mêmes ob- 
jets que la première de 120 millions, dans toutes les 
provinces. Ses secours s'y porteraient à tous les genres 
de besoins, en observant seulement d'en appliquer spé- 
cialement 1,500 livres à la délivrance des prisonniers 
pour mois de nourrice, ou encore mieux, s'il était 
possible, à prévenir l'emprisonnement de ces infor- 
tunés pères de famille. 

§ A. — Quatrième caisse, 50 millions 

Il existe dans différentes villes du royaume, et prin- 
cipalement dans les villes commerçantes, une mul- 



■ 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 85 

lilude de gens honnêles, et au-dessus de la condition 
des citoyens à secourir en pur don, beaucoup de gens 
aisés, riches mômes, lesquels, par des révolutions et 
des engorgements imprévus, se trouvent subitement 
dans des embarras capables de détruire leur crédit et 
de renverser sur-le-champ leurs fortunes, s'ils n'ont 
le bonheur de rencontrer aussitôt des ressources. 
Combien de revers éclatants, de chutes désastreuses, 
uniquement dus à ce défaut de ressources du moment ! 
Les 50 millions versés dans la quatrième caisse 
auraient pour objet de fournir, à titre de don gratuit, 
les secours dont pourraient avoir besoin tous sujets 
honorables, lesquels, par des circonstances inespé- 
rées, éprouveraient quelque encombrement dans leurs 
affaires. Cette caisse étendrait ses secours non-seule- 
ment sur les commerçants riches ou aisés, mais en- 
core sur toutes les autres classes du royaume, même 
dans les rangs les plus élevés, que l'expérience ne nous 
démontre que trop souvent être dans le cas d'essuyer 
des variations et des embarras dans leur domestique 
11 suffirait, pour avoir droit à cette caisse, de n'être 
point de ceux auxquels les trois premières seraient 
chargées de subvenir, et de justifier d'ailleurs de la 
réalité du besoin. Le prêt serait purement gratuit, 
c'est-à-dire sans intérêts; on n'exigerait point de 
gages, on se contenterait de la reconnaissance de l'em- 
prunteur; cette reconnaissance ne serait même point 
de nature à faire naître contre lui aucune action ni 
contrainte ; son honneur seul serait chargé, et la seule 
peine du manque volontaire de fidélité à ses engage- 
ments serait une exclusion alisolue et indéfinie de 
toute participation aux secours de la caisse. 









01 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Il est au reste peu présumable que beaucoup de 
gens s'exposassent à courir les risques d'une pareille 
exclusion, laquelle, pour des hommes d'honneur, of- 
frirait dans l'opinion publique une privation sans 
doute encore plus sensible que celle d'un secours pé- 
cuniaire. On peut donc compter que la majeure partie 
des 50 millions rentrerait annuellement en caisse; 
que peut-être même la reconnaissance purement vo- 
lontaire y donnerait quelques accroissements; que la 
quatrième caisse enfin se trouverait progressivement 
recevoir des augmentations immenses. Mais pour lors 
une administration sage ne manquera jamais d'em- 
plois avantageux ; il existera toujours assez d'objets d'u- 
lilité publique pour exercer son zèle et ses lumières. 



§ y. — CiiK|uième caisse, 30 millions. 

Jusqu'ici l'indigence répandue dans les provinces, 
celle même qui, par des contrastes humiliants pour 
l'humanité, rehausse l'éclat des palais de cette vaste 
et superbe cité, l'artisan peu aisé, le cultivateur labo- 
rieux mais peu fortuné, ont trouvé des secours abon- 
dants dans la banque nationale que nous proposons à 
leur soulagement; les gens aisés, les riches mêmes 
de tous rangs, de toutes conditions, ont ressenti les 
fécondes influences de ses faveurs patriotiques. Il nous 
restait d'assigner des encouragements et des récom- 
penses à toutes personnes de mérite, dont la condition 
serait supérieure à celle des artisans, aux besoins et à 
l'émulation desquels les trois premières caisses ont 
abondamment pourvu. 

Cette cinquième caisse de 50 millions serait con- 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. 85 

sacrée à récompenser la bravoure militaire dans tous 
les grades ; à étendre l'empire du génie par des en- 
couragements accordés aux découvertes importantes; 
à nourrir et à propager les sciences et les arts; à sou- 
tenir le zèle, l'application, les efforts, dans les pro- 
fessions honorables, mais peu lucratives; en un mot, 
à répandre l'enthousiasme et le feu d'une noble ému- 
lation dans toutes les conditions. Nous assignerons 
donc, sur les 50 millions formant le fonds annuel de 
la cinquième caisse, des pensions viagères à tous les 
gens distingués par leur zèle, leur application et leurs 
talents dans toutes les classes honnêtes. Ces pensions 
seraient proportionnées au mérite, à la qualité, aux 
besoins et au genre d'utilité des professions. Les 
mœurs surtout et la vertu auraient les principaux 
droits à ces distinctions utiles et honorables. 

Ainsi la confiance et le patriotisme auraient offert 
à la nation des ressources immenses dans le plus pa- 
triotique des établissements. Ainsi la félicité publique 
serait devenue le fruit d'un léger prêt momentané- 
ment fait à la patrie par les plus aisés de ses enfants. 
France, ô le plus beau, le plus fortuné des empires, 
connais enfin l'étendue et l'efficacité des ressources 
que tu renfermes dans ton sein ! En vain de fiers et 
redoutables rivaux auraient fondé, sur les nuages pas- 
sagers qui t'environnent, les projets d'une ambition 
inquiète, bientôt, cédant aux efforts généreux de l'a- 
mour et du patriotisme, cet orage alarmant n'aurait 
été que le présage du plus serein des jours ; bientôt 
régénéré dans toutes ses parties, l'empire des Fran- 
çais aurait déployé aux yeux de l'Europe étonnée les 
prodiges de l'énergie nationale ; la félicité individuelle 






86 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

aurait préparé la masse imposante de la force publi- 
que ; et la force publique, à son tour, serait à jamais 
la sauvegarde du bonheur et de la tranquillité des 
peuples. 



CHAPITRE XVI 



MAISON DU ROI. — ECOLE ROYALE MILITAIRE. 
d'invalides POUR LES MATELOTS. 



HOTEL norAL 



Il n'est point de zélé sujet, de citoyen vraiment pa- 
triote, qui n'ait vu avec douleur les suppressions que 
le malheur et la nécessité des circonstances ont suc- 
cessivement amenées dans l'état de la maison du roi. 
La splendeur du trône, nous l'avons déjà dit, influe 
beaucoup, plus que peut-être l'on ne pense, sur l'é- 
nergie française : l'éclat qui environne la majesté de 
nos rois rejaillit sur chacun de nous ; ses rayons 
échauffent et élèvent 1 nos âmes; nos idées s'agrandis- 
sent; la gloire du souverain est celle de la nation en- 
tière, une noble fierté devient le caractère dominant ; 
l'honneur excite toutes les vertus ; et la France n'offre 
plus en tous genres à l'univers qu'un peuple de héros. 
Ainsi le pensait sans doute ce prince accompli, à qui 
sa prudence, sa justice et sa modération ont mérité, 
parmi nos rois, le glorieux et immortel surnom de sage. 

Il voulait, dit un de ses historiens, que sa cour et 
celle de' la reine sa femme fussent brillantes et ma- 
gnifiques; et lors môme qu'il allait à la chasse, il 
menait avec lui une suite nombreuse, qui marchait 
en ordre, chacun en son rang, voulant toujours pa- 
raître roi jusque dans ses amusements. » Et son règne 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 

offrit pour modèles à la nation française 



les 



87 

Du 



Guesclin, les Coucy, les Clisson. Le siècle de Louis XIV 
fut celui des grands hommes. La splendeur du mo- 
narque, la gloire dont il fut environné, firent parta- 
ger à la nation le respect inspiré par le souverain. Et 
quelle force cette maison militaire, aujourd'hui ré- 
formée de moitié, ne communiqua-t-elle point dans 
tous les temps à notre armée ! Quels exemples d'ar- 
deur, de bravoure, d'héroïsme! Journées célèbres, 
plus d'une fois témoins de ces prodiges ; plaines de 
Fontenoy, qui admirâtes avec étonnemenl ce mélange 
héroïque d'ardeur et de sang-froid, de conduite et 
d'impétuosité, auquel la France fut redevable d'une 
victoire désespérée, et peut-être de son salut; trophées 
illustres élevés à la gloire de l'élite de la noblesse 
française, vous attesteriez à jamais nos regrets, si, au 
moment d'une régénération universelle préparée par 
le patriotisme, on ne s'occupait avec empressement 
de rendre à ces corps antiques la plénitude et l'éclat 
de leur existence. 

Non loin de nos murs furent élevés avec une ma- 
gnificence royale deux monuments augustes de la 
piété, du zèle et du patriotisme de deux grands mo- 
narques. Ici une vieillesse respectable et fière des ci- 
catrices honorables reçues au service de l'Etat, ter- 
mine paisiblement, à l'ombre des autels, des jours 
comblés de gloire. Là, une jeunesse sémillante, con- 
fiée aux mains de la vertu, essayait, sous les auspices 
de nos braves vétérans, des pas destinés à courir les 
sentiers de l'honneur. Hélas ! nos yeux parcourent en 
vain ce vaste édifice consacré à l'éducation patriotique 
de nos jeunes guerriers; l'ombre étonnée de son 












m- 



88 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

auguste fondateur erre seule sous ses portiques dé- 
serts. Ah! combien il dut en coûter au cœur d'un 
souverain jaloux de la gloire de ses ancêtres, pour 
livrer un tel monument à l'abandon ! Et vous, peuples 
attendris, apprenez quel tribut de reconnaissance vous 
devez à un monarque à qui l'esprit d'ordre et d'amour 
du bien public ont pu, dans des circonstances diffi- 
ciles, inspirer de pareils sacrifices ! 

N'en douions point, bientôt le patriotisme aura 
rétabli l'ouvrage du patriotisme; bientôt cette jeu- 
nesse, maintenant éparse et confondue, reviendra 
sous les ailes de l'honneur puiser en corps, dans cette 
école célèbre, l'esprit qui forme les héros. 

Parmi tant d'établissements illustres qui ont im- 
mortalisé nos souverains, il était réservé à la gloire 
de l'auguste restaurateur de la marine française de 
préparer, dans sa munificence, une retraite hono- 
rable et tranquille, particulièrement destinée aux 
braves matelots de ses armées navales. Nous nous 
sommes occupés de cet objet important dans l'ordre 
de l'administration actuelle. Un tel établissement, 
devenu l'émule des célèbres invalides de Greenwich, 
ne pourrait qu'exciter l'ardeur, enflammer les cou- 
rages, et multiplier le nombre des sujets utiles. Nous 
ne bornerions point aux seuls matelots de la marine 
royale ce secours patriotique : il serait bien juste que 
ceux de la marine marchande-militaire participassent 
à un bienfait que leurs services seuls alimenteraient. 
Nous avons d'ailleurs vu que, par la nature de leur 
destination, ils seraient les dignes rivaux de ceux de 
la marine royale, et qu'ils auraient, aussi bien que 
ces derniers, la gloire de défendre la patrie contre ses 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 89 

ennemis, et de soutenir l'honneur du pavillon français. 
Nous avons ci-dessus, chap. xiv, fait réserve, sur 
l'emprunt de 1 ,920 millions, d'une somme fixe de 
100 millions, dont l'emploi devait être indiqué au 
présent chapitre. Nous avons aussi, au chap. xv, fait 
distraction, sur les bénéfices de la compagnie natio- 
nale de commerce, d'une somme de 100 millions an- 
nuels, dont la destination serait ici pareillement ex- 
pliquée. Ces 200 millions seraient affectés aux trois 
grands emplois qui font l'objet de ce chapitre, et sur 
les détails desquels nous différons pour le moment de 
nous appesantir, trop heureux d'avoir pu présenter 
quelques idées susceptibles d'être accueillies pour la 
gloire du monarque et celle de la nation. Les déve- 
loppements exigeraient autant de traités particuliers, 
que ne comporteraient pas les bornes naturelles de 
cet ouvrage. Nous passerons donc au moyen d'acquit- 
ter, même en moins de cinq années, l'emprunt de 
1,920 millions, intérêts et capital. 



CHAPITRE XVII 

ACQUIT DE L'EMPRUNT DE 1,920 MILLIONS, INTÉRÊTS ET CAPITAL. 

Il est évidemment impossible de parvenir à l'ex- 
tinction de cette masse sans établir quelques impôts. 
Il ne s'agit que de chercher ceux qui, par leur na- 
ture, sont dans le cas d'être les moins onéreux aux 
peuples, soit à raison de leur modicité par rapporta 
chacun des individus contribuables, soit à raison de 
la facilité de la perception. Si nous avons le bonheur 
d'en trouver de semblables, et que la nation, d'abord 



■■■■ 



00 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

éclairée sur les avantages immenses résultant pour 
elle de l'emprunt de 1 ,920 millions, soit bien con- 
vaincue que ses sacrifices ne seront que momentanés; 
il est à présumer que la même confiance qui, sur l'invi- 
tation et sous-sanction des états généraux, l'aura portée 
à concourir à l'emprunt de 1 ,920 millions, la décidera 
sans difficulté à contribuer aux moyens de l'éteindre. 
Nous avons ci-dessus, chapitre xv, à l'occasion de 
l'établissement de la Banque nationale proposé un im- 
pôt d'un sou sur chacune des cartes ou feuilles an- 
nuellement imprimées dans le royaume, et nous avons 
vu que ce subside très-modique en lui-même, et qui 
d'ailleurs ne peut affecter que la classe des citoyens 
aisés, s'élèverait par une moyenne proportionnelle aune 
somme de 250 millions par chaque année. Nous en 
avons versé 100 millions dans la caisse de la Banque 
nationale, les 150 autres millions ont été mis en ré- 
serve pour l'acquit de l'emprunt. Nous commence- 
rions donc par appliquer d'abord ici les 150 millions 
à cette destination, ci. . . 150,000,000 liv. 

Nous proposerions, en se- 
cond lieu, une taxe de 3 livres 
seulement par chacune des croi- 
sées dans le royaume; et, suppo- 
sant en France 60 millions de 
croisées, nous obtiendrons pour 
résultat une masse de 180 mil- 
lions, ci 

En troisième lieu, on peut 
évaluer à 50 millions le nora- 



180,000,000 liv. 



A REPORTES. 



530,000,000 hv. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 91 

Report 330,000,000 liv. 

bre des cheminées dans le 
royaume ; en établissant une 
contribution de 3 livres sur 
chacune, nous aurions un total 
de 150 millions, ci. . . . 150,000,000 

Enfin, portant à 8 millions 
le nombre de chevaux, de car- 
rosses, de cabriolets de main 
qui existent en France, et les 
taxant à 6 livres chacun, nous 
aurions un produit de 48 mil- 
lions, laquelle somme, si le 
nombre des chevaux de luxe ne 
s'élevait point à 8 millions, 
pourrait se compléter par une 
imposition proportionnée sur 
les voitures mêmes, ou une taxe 
plus légère sur les autres che- 
vaux, ci 



Masse totale. 



48,000,000 
528,000,000 liv. 



Voilà de quelle manière s'effectuerait progressive- 
ment, et en moins de cinq années, l'acquit de l'em- 
prunt de 1,9*20 millions, capital et intérêts. 



PREMIEEE ANNEE. 



Capital de l'emprunt, ci. 
Intérêts, ci 



Total. 



1,920,000,000 liv. 
96,000,000 

2,016,000,000 liv. 






Ml 






B ■ 



92 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Total 2,016,000,000 liv. 

Produit de l'impôt destiné à 
éteindre successivement l'em- 
prunt, en même temps qu'à en 
acquitter les intérêts, ci. . . 528,000,000 

Laquelle somme de 528 mil- 
lions étant employée à l'acquit 
des intérêts, et proportionnel- 
lement à l'extinction du capital, 
réduira, pour la seconde année, 
à la somme de 1,488,000,000 av. 

DEUXIÈME ÀHNÉE. 

L'opération est progressivement et proportionnel- 
lement la même pour cette seconde année. 

Capital de l'emprunt, ci. . 1,488,000,000 liv. 
Intérêts de capital, ci. . . 74,400,000 

Masse 1,562,400,000 liv. 

Produit de l'impôt annuel, 
ci 528,000,000 

Reste de capital pour la troi- 
sième année, ci 1,034,400,000 liv. 

TROISIÈME ANNÉE. 

Capital de l'emprunt, ci. . 1,034,400,000 liv. 
Intérêts, ci 51,720,000 

Masse 1,086,120,000 liv. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. î>3 

Masse 1,086,120,000 liv. 

Produit de l'impôt, ci. . . 528,000,000 liv. 



Le capital de l'emprunt se 
trouve, pour la quatrième an- 
née, réduit à 



558,120,000 liv. 



QUATRIEME ANNEE. 

Capital de l'emprunt, ci. . 
Intérêts de ce capital, ci. 

Masse. ..... 

Produit de l'impôt destiné 
à absorber les intérêts, et d'au- 
tant le capital de la quatrième 
année, ci 

Reste de capital à absorber 
dans la cinquième année, indé- 
pendamment des intérêts, ci. 



558,120,000 liv. 
27,906,000 

586,026,000 liv. 



528,000,000 liv. 



58,026,000 liv. 



Le produit de l'impôt destiné à l'extinction de ce 
capital de 58,026,000 livres, des intérêts montants 
seulement à une somme de 2,901,300 livres se trou- 
vant, pour la cinquième année, former une masse 
beaucoup plus considérable, c'est par une opération 
inverse que nous trouverons l'excédant de l'impôt, 
après l'extinction totale de l'emprunt et de ses inté- 
rêts, dans cette cinquième année. 



HMMH 



m 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



CINQ11EHE ANNEE. 



Produit de l'impôt, ci. . . . 528,000,000 

Capital de l'em- 
prunt, ci. . . . 58,026,0001. ] 

Intérêts de ce ca- 60,927,300 

pital, ci. . . . 2,901,3001.) 



Reste, tout éteint, ci. 



467,072,7001. 



Ainsi, en moins de cinq années, l'emprunt de 
1,920 millions sera entièrement acquitté, et l'État se 
trouvera encore riche d'une somme de 467,072, 700 li- 
vres. A cette époque s'éteindra sans retour le léger sub- 
side imposé sur les croisées, les cheminées et les che- 
vaux. A cette époque on pourrait même diminuer de 
près de deux tiers celui sur l'imprimerie. Nous ne 
présumons pas au surplus que la nation, riche de ses 
propres bienfaits, enviât alors à la félicité publique la 
modique taxe de moins de cinq deniers par feuille 
d'impression, que l'on laisserait subsister au profit 
de la Banque nalionale. Les avantages immenses de 
cet établissement patriotique seront sans doute plus 
que suffisants pour obtenir des citoyens riches ou aisés 
un aussi modique sacrifice. 

Parvenus au terme que nous avons dû prescrire 
aux développements dont cet ouvrage nous a paru sus- 
ceptible, nous pouvons nous rendre ce consolant té- 
moignage que, toutes les vues qu'il renferme nous 
ont été suggérées par l'amour le plus pur du bien 
public. Ami sincère de la vérité, le monarque qui 
nous gouverne ne veut régner que par elle. 11 l'invite 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



95 



avec empressement à venir de toutes les parties de la 
France répandre sa douce et bienfaisante lumière au- 
tour d'un trône dont elle doit être l'appui le plus solide. 
Mille présages fortunés nous annoncent le retour de 
la félicité publique. Héritière des vertus de l'immor- 
telle Marie-Thérèse, l'auguste et sensible compagne 
du meilleur des souverains s'empresse de donner 
l'exemple du patriotisme. Déjà formés par ses su- 
blimes leçons, les précieux rejetons dé la souche de 
nos rois ont appris que leur bonheur devait dépendre 
de celui de la nation. Réunie dans un même esprit, 
l'auguste famille qui environne la personne sacrée du 
prince, n'aspire qu'à la gloire d'éclairer sa religion 
en secondant ses vues de bienfaisance. Heureux le sou- 
verain dont la grande âme, sans cesse portée vers des 
objets d'utilité publique, accueille avec une noble 
franchise les moyens qui peuvent contribuer à la féli- 
cité de ses peuples! Plus heureuse encore la nation 
qui, par un juste tribut de confiance et de dévoue- 
ment, saura se rendre digne des tendres épanche- 
ments de sa sollicitude paternelle! Heureux nous- 
mêmes si, guidés par le patriotisme vers les régions 
supérieures de l'administration, nous avons pu y se- 
mer quelques idées salutaires! Elles deviendront, n'en 
doutons point, autant de germes féconds sous l'in- 
fluence propre du génie lutélaire auquel la France va 
confier le soin glorieux de la régénération publique. 
Aussi droit, sincère, sage, discret, fidèle, que Sully, 
l'illustre et éloquent panégyriste de Colbert a déjà 
surpassé son héros par son application infatigable, sa 
haute capacité dans les affaires, son esprit d'ordre, 
son amour pour la gloire du prince et pour le bien 



■ 



■■■■ 



96 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

des peuples. Jaloux de répondre aux vœux d'un grand 
monarque, et à ceux de la plus belle nalion de l'uni- 
vers, on le verra bientôt, supérieur à des conjonctures 
difficiles, à des contradictions, qui jamais n'éprouvè- 
rent la vertu des ministres de Henri et de Louis le 
Grand, communiquer à la nation assemblée ce saint 
enthousiasme d'où doivent naître la confiance et le 
patriotisme. Bientôt, dirigée par les mains de l'hon- 
neur, la confiance publique aura fermé des plaies 
effrayantes; le royaume, par des établissements na- 
tionaux capables d'immortaliser leur illustre protec- 
teur, aura recouvré dans les deux mondes la prépon- 
dérance due à l'heureuse position de ses côtes, à la 
fertilité de son sol, au génie et à l'activité de ses ha- 
bitants. La population, l'agriculture, l'industrie, les 
arts, les sciences, encouragés, excités par des faveurs 
et des distinctions patriotiques, la mendicité, cette 
peste funeste des Etats, proscrite, l'abondance ramenée 
dans nos provinces, le calme et la sécurité substitués 
aux inquiétudes et aux alarmes, un bonheur inalté- 
rable répandu sur toutes les classes de l'État, feront 
à jamais bénir un monarque, dont l'ambition glo- 
rieuse aura été de ne fonder sa puissance que sur la 
confiance des peuples, l'amour du bien public, la vé- 
rité, les mœurs et la vertu. 

1 II résulte de ce remarquable et précieux document que, malgré le be- 
soin de nombreuses réformes, rien, en 1789, dans l'état de la situation 
de la France ne pouvait faire supposer une révolution. La Révolution n'é- 
tant ni dans les choses, m dans l'esprit national, ainsi que le prouvent les 
cahiers des états généraux, on peut, sans crainte de se tromper, affirmer 
qu'elle fut l'ouvrage de quelques ambitieux. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



97 



EXTRAITS 



EU JOURNAL LES RÉVOLUTIONS DE PARIS 



DETAILS 



DU HARDI !i JUILLET. 



ha nuit du lundi au mardi a été fort tranquille, 
seulement la garde bourgeoise a arrêté des gens sans 
aveu, au nombre de trente-quatre, qui avaient volé el 
causé des dégâts à la maison de Saiut-Lazare; ils ont 
été conduits dans les prisons. 

Ce matin une ordonnance des électeurs assemblés à 
la ville, fixe l'état de la milice bourgeoise : hier on 
portait la cocarde verte et blanche; aujourd'hui on la 
foule aux pieds, et l'on .prend la cocarde bleue el 
rose. 

Les troupes campées au Champs-Elysées ont délogé 
cette nuit; on ignore encore le lieu de leur re- 
traite. 

Au lever du perfide prévôt des marchands, un ci- 
toyen a été déposer qu'un convoi de poudre et de 



98 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

plomb nous venait d'être enlevé par les soldats campés 
aux environs de Paris; vainement ce citoyen récidivait 
et appuyait sa déposition de preuves authentiques, de 
Flesselles ne l'écoutait point : contraint à la fin de ré- 
pondre, il dit négligemment en souriant: «Eh bien, 
il faut faire une note de tout cela ! » Quel excès de 
patriotisme l ! 

Il promettait sans cesse de délivrer des armes et 
n'en délivrait point, lorsqu'enfin on se décida démar- 
cher aux Invalides ; l'on se présenta en nombre suffi- 
sant; les canonniers et les soldats' invalides, voyant 
que la résistance eût été inutile, ouvrirent les portes; 
on courut aux magasins d'armes ; on en découvrit des 
quantités innombrables; on s'empara des canons; 
des citoyens accoururent en foule; on prit des fusils 
avec acharnement depuis dix heures du matin jusqu'au 
soir; enfin, il nous est impossible de dire quel est le 
nombre immense des armes enlevées aux Invalides. 

Pour éviter toute surprise, il a paru prudent de vi- 



1 Los révolutions pervertissent le sens moral des peuples et des indi- 
vidus, et excitent jusqu'au délire les plus ignobles et les plus détes- 
tables instincts de la nature humaine. 

On en peut juger par la manière dont l'auteur du journal les Révolu- 
lions de Paris raconte les premières horreurs de cette malheureuse 
époque. 

Prudhomme n'était pourtant pas un méchant homme. Son journal ne 
faisait que suivre le mouvement, sans jamais l'exciter. Répandu dans 
toute la France avec une autorisation spéciale de la Commune de Paris, 
il est le plus complet qu'on puisse consulter. Malgré les déclamations dé- 
magogiques dont il est semé, malgré les imputations odieuses qu'il répète 
et dont l'opinion publique a fait justice depuis longtemps, en se tournant 
contre les bourreaux pour les victimes, il devint suspect, et son auteur 
fut emprisonné sous la Convention. Ancien imprimeur à L\on, auteur de 
plusieurs compilations, Prudhomme est mort en 1850, dans l'oubli, ce 
qui n'était que justice. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. <M) 

siler avec soin toutes les voitures, ainsi que les cour- 
riers qui entrent et sortent de la capitale ; cette pré- 
caution a découvert plus d'un traître; on a pendu 
prévùlalement, et sur-le-champ, divers particuliers 
convaincus de perfidies ou chargés d'infâmes missions 
contre les citoyens cl la patrie. On a surpris des con- 
vois de grains; quantité d'équipages; nombre d'aris- 
tocrates qui allaient se réfugier dans leurs châteaux. 
Ces diverses confiscations ont enfin convaincu le prévôl 
des marchands de trahison; il entretenait une corres- 
pondance secrète avec nos plus cruels ennemis; plu- 
sieurs lettres l'ont attesté; mais enfin le perfide a 
subi le sort qu'il méritait; il est descendu de la place 
éminente de président des citoyens assemblés à l'hôtel 
de ville pour aller à la Grève, où il a été décollé et 
son corps livré à la populace. 

Mais une victoire signalée et qui peut-être étonnera 
nos neveux, c'est la prise de la Bastille, en quatre 
heures ou environ. 

D'abord on s'est présenté par la rue Saint-Antoine 
pour entrer dans celte forteresse, où nul homme n'a 
pénétré sans l'intention de l'affreux despotisme; c'est 
là que le monstre faisait encore sa résidence. Le traître 
gouverneur a fait déployer l'étendard de la paix. Alors 
on s'est avancé avec confiance; un détachement de 
gardes-françaises, et peut-être cinq à six mille bour- 
geois armés se sont introduits dans les cours de la 
Bastille; mais, parvenus en face de l'entrée, le pont- 
levis s'est haussé, et une déchargé d'artillerie a ren- 
versé plusieurs gardes-françaises et quelques soldais; 
le canon a tiré sur la ville, le peuple a pris l'épou- 
vante; quantité d'individus ont été tués ou blessés; 










100 LA DÉVOLUTION RACONTÉE LT JUGÉE 

mais on s'est rallié, on s'est mis à l'abri du feu, on a 
couru pour chercher seize pièces de canon ; l'on a 
attaqué du côté de l'eau par les jardins de l'Arsenal, 
on a fait un siège en forme; on s'est avancé de divers 
côtés, un feu roulant n'a cessé de part et d'autre, le 
foyer était terrible; les intrépides gardes-françaises 
ont fait des merveilles. Bientôt on est parvenu au ma- 
gasin des poudres; on s'est saisi du régisseur vers les 
trois heures, il a été conduit à la Grève, où il a été dé- 
capité; mais l'action devenait continuellement plus 
vive. Les citoyens s'étaient aguerris au feu; on mon- 
tait de toutes parts sur les toits, dans les cliambres; et, 
dès qu'un invalide paraissait entre les créneaux sur la 
tour, il était ajusté par cent fusiliers qui l'abattaient 
à l'instant, tandis que le feu du canon, les boulets 
précipités, perçaient le pont-levis et brisaient les 
chaînes; en vain le canon des tours faisait fracas, on 
était abrité; en vain les traîtres assiégés feignaient de 
se rendre, on ne croyait plus à leurs signaux ; lors- 
qu'enfin peu après la brèche se forma, on courut 
chercher des planches pour traverser le fossé. A peine 
il y en eut une de posée, qu'un bourgeois s'élance, 
monte à l'assaut, précédé par un grenadier ; il arrive, 
le canon du dedans tirait sur la brèche, il est tué, 
mais le brave grenadier ne l'est pas; il protège l'en- 
trée; on se précipite bouillant de carnage; on fonce, 
on égorge tout ce qui s'oppose au passage; on saisit 
les prisonniers, on pénètre partout : les uns cherchent 
le gouverneur, les autres volent sur les tours; ils ar- 
borent le drapeau sacré de la patrie, aux applaudisse- 
ments et aux transports d'un peuple immense. On 
veut avoir le perfide gouverneur; on le découvre enfin; 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 101 

le lâche s'étail caché; deux grenadiers le saisissent; 
un jeune bourgeois se présente, il veut se confier à 
lui; il se jette dans ses bras déchiré de douleur; on 
lui arrache ses marques d'honneurs; on le traite en in- 
fâme; on va le traîner au milieu d'un peuple immense, 
il presse le jeune homme qui le conduit, qui veut 
le protéger encore contre les insultes de la populace : 
Cependant on a déjà saisi le sous-gouverneur, le capi- 
taine des canonniers et tous les prisonnière de guerre ; 
on ouvre les cachots; on rend à la liberté des hommes 
innocents, des vieillards vénérables étonnés de revoir 
la lumière. L'auguste et sainte liberté, pour la pre- 
mière fois, s'introduisit enfin dans ce séjour d'hor- 
reurs, asile affreux du despotisme des monstres et des 
crimes. 

Cependant on forme la marche, on sort au milieu 
d'une foule énorme; les applaudissement, l'excès de 
la joie, les insultes, les imprécations lancés contre les 
perfides prisonniers de guerre, tout était confondu ; 
des cris de vengeance et de plaisir parlaient de tous 
les cœurs ; les vainqueurs, glorieux et comblés d'hon- 
neurs, portant les armes et les dépouilles des vaincus, 
les drapeaux de la victoire, la milice mêlée parmi les 
soldats de la patrie, les lauriers qui leur étaient of- 
ferts de toutes parts, tout offrait un spectacle terrible 
et superbe. Arrivé à la Grève, ce peuple impatient de 
se venger n'a pas permis que de Launay ni les autres 
officiers montassent au tribunal de la ville; il les a 
arrachés des mains de leurs vainqueurs, les a foulés 
aux pieds l'un après l'autre; de Launay a été percé de 
mille coups, on lui a coupé la tête, on l'a portée au 
bout d'une lance, dont le sang ruisselait de tous côtés. 




'j02 la révolution racontée et jugée 

Et l'on en montrait déjà deux avant que les gardes in- 
valides de la Bastille eussent paru. Ils sont arrivés, et 
le peuple a demandé leur supplice; mais les généreux 
gardes-françaises ont sollicité leur grâce, et à leur de- 
mande toutes les voix se sont réunies, et le pardon a 
été unanime. 

Cette journée glorieuse doit étonner nos ennemis 
et nous présage enfin le triomphe de la justice et de 
la liberté. 

Ce soir, il y a eu illumination générale 1 . 



DU MERCREDI 15 JUILLET. 



Cette forteresse étonnante, bâtie sous Charles V, en 
1360, et finie l'an 1585, que des armées formidables, 
Louis XIV et Turenne jugèrent imprenable, a donc 
été emportée d'assaut en quatre heures par une mi- 
lice indisciplinée et sans chef, par des bourgeois inex- 
périmentés, soutenus, il est vrai, de quelques soldats 
de la patrie; enfin, par une poignée d'hommes libres! 
sainte liberté, quelle est donc ta puissance! Le brave 
grenadier qui le premier se rendit maître de la brèche 
reçut hier, des mains de l'assemblée des citoyens de 
Paris, et au nom de la nation, la croix de l'ordre 
royal et militaire de Saint-Louis, que portait le traître 



* La prise de la Bastille fut lin malheur national. Elle lit tomber l'au- 
torité entre les mains de la démagogie, ivre de sang et de pillage. Il y 
avait à Paris assez de troupes pour l'empêcher, si les chefs militaires 
avaient su prévoir et agir. 

Tous les historiens sont d'accord à cet égard ; sans doute il est toujours 
déplorable d'en venir à une guerre civile. Mais le sang que l'armée au- 
rait versé ce jour-là pour maîtriser l'insurrection eût épargne celui qui 
coula à flots sur l'échafaud. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



103 



gouverneur de la Bastille, récompense flatteuse et bien 
digne de son courage ; tandis que le jeune bourgeois, 
M. Tempiement, qui s'était emparé du perfide de Lau- 
nay, se vit obligé d'accepter la couronne civique que 
refusait sa modestie, et dont une assemblée de ci- 
toyens, séante dans une maison, au coin du boulevard, 
porte Saint-Martin, voulut récompenser son courage. 
La nouvelle d'un événement aussi grand, aussi glo- 
rieux, répandit la joie et l'espérance dans tous les 
quartiers de la ville; mais une lettre, surprise, qu'écri- 
vait le traître prévôt des marchands à 1 insigne de 
Launay, avait fait connaître que vers les dix heures, et 
dans la nuit, il devait y avoir des trahisons et des sur- 
prises; en conséquence, on sonna le tocsin pour que 
chaque citoyen fût aux armes et que personne ne dor- 
mit dans celte vaste capitale; des détachements étaient 
allés à la découverte; on avait formé des barricades, 
des retranchements dans tous les fauhourgs et dans 
plusieurs quartiers; les bourgeois sans armes avaient 
dépavé des coins de rues et transporté des pierres et 
des grès dans leurs appartements, jusqu'au haut des 
maisons ; plus de cent pièces de canon entre les mains 
des citoyens avaient permis d'en placer plusieurs à 
toutes les portes de la ville, à toutes les avenues; les 
serruriers avaient forgé des piques pour les hommes 
qui manquaient d'armes ; les plombiers avaient fondu 
des balles; chacun était armé et retranché; des obser- 
vateurs étaient placés sur les tours pour découvrir au 
loin ce qui se passait ; un seul rang de lampions bor- 
dait les rues, sur les fenêtres du premier étage de 
chaque maison, et servait à éclairer les actions des 
traîtres qui pouvaient se trouver parmi nous, car cer-' 






104 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tainement il y en avait, et en très-grand nombre ; c'est 
en cet état que nous attendions l'ennemi. Je ne pein- 
drai point les angoisses, la crainte, les appréhensions 
de chaque famille enfermée dans sa maison ; chacun, 
selon sa timidité ou son courage, formait des conjec- 
tures diverses, l'on n'ignorait pas qu'il y avait aux 
environs de Paris au moins trente mille hommes, 
aussi avant minuit l'alarme se répandit-elle dans plu- 
sieurs quartiers; la milice y courut de toutes parts; 
on y mena promplement du canon ; quelques déta- 
chements à cheval furent à la découverte; et, en effet, 
l'on aperçut dans la campagne et en certains endroits, 
des hussards, dans d'autres, des dragons; mais il n'y 
eut aucun échec; l'on prévit seulement qu'ils cher- 
chaient des issues secrètes pour s'introduire dans la 
ville. Cependant l'on croyait que les régiments de 
Nassau, de royal, et quelques autres, se hasarde- 
raient; l'on connaissait la témérité de leurs chefs, 
et vers le milieu de la nuit l'on courut aux armes à 
diverses reprises, mais inutilement, l'ennemi n'osait 
pénétrer; conséquemment, la nuit se passa sans ti- 
rer un coup de fusil. Vers le matin on ne tarda 
pas à savoir que les régiments campés au Champ-de- 
Mars avaient fui et laissé une partie de leur bagage , 
on y fut et l'on en ramena plusieurs voitures chargées 
de tentes, de pistolets, de manteaux et de beaucoup 
d'autres objets. 

Le comité de l'hôtel de ville ne se sépara point du- 
rant cette nuit, et déclara que désormais il resterait 
permanent, du moins autant que durerait le danger. 
Il ordonna ensuite que la milice parisienne allât s'em- 
parer de diverses possessions, telles que l'école royale 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. IOj 

et militaire, le trésor royal, la caisse de Poissy, etc., 
ce qui fut exécuté sans trop de difficulté, et dont on 
retira encore quelques avantages , enfin, la démolition 
de la Bastille fut arrêtée, des milliers d'ouvriers y cou- 
rurent; ce repaire affreux de l'infernal despotisme, 
qui durant tant de siècles, qui tant de fois 1 a fait fré- 
mir, a outragé l'humanité, a englouti tant de victimes 
innocentes, sera totalement anéanti, et à sa place sera 
élevé un monument à l'auguste liberté! Horribles 
humains, tyrans des peuples, disparaissez, votre règne 
est passé! 

Cependant la fortune et la victoire nous secon- 
daient, divers convois nous furent encore amenés; 
l'or, l'argent et les provisions s'accumulaient ; tous les 
habitants de la campagne nous servaient de leur 
mieux, rien n'échappait des portes de la ville, rien 
n'entrait sans des perquisitions; le comité fit plus, il 
fit afficher la continuation du payement des renies per- 
çues à la ville; il cherche à ranimer les travaux sus- 
pendus, à rétablir l'ordre et la circulation des ri- 
chesses, lorsqu'un négociant de Bordeaux se présente, 
offre une somme de cinq cent mille livres, propose 
de faire entrer six mille hommes de troupes, et ne 
demande pour dédommagement que l'honneur distin- 
gué d'être généralissime de la milice de Paris. Tant 
• de générosité n'a point ébloui, l'on a recherché, exa- 
miné, et l'on a fini par le remercier de ses offres. 

Nos ennemis ne cessaient point de nous tendre des 
embûches; ils espéraient encore nous surprendre par 
leurs lâches perfidies, pour ensuite nous charger de 

1 Partout dans ce récit rempli cependant d'intérêt, on reconnaît facile- 
ment la calomnie et la passion. 






I 




iO(i 



L\ REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



chaînes; mais, ne pouvant empêcher nos braves soldais 
des gardes de nous servir avec intrépidité, ils cher- 
chèrent les moyens de leur tendre différents pièges, 
de les empoisonner avec le pain qui leur était fourni 
dans quelques casernes; ceux-ci les abandonnèrent, 
on leur fit ouvrir des réfectoires ; alors les religieux 
de divers couvents prirent la cocarde, portèrent les 
armes; et, comme au temps de la Ligue et des croi- 
sades, l'on vient de voir des guerriers en frocs et en 
capuchons. 

Mais, à Versailles, les représentants de la nation, 
craignant, non sans raison, pour leur liberté et même 
pour leur existence, ne se séparèrent point durant 
soixante heures ; le roi persistait dans les résolutions 
de ses iniques ministres et de leurs perfides conseils ; 
l'Assemblée nationale les déclarant, de quelque rang, 
état et fonctions qu'ils pussent être, responsables des 
malheurs présents et à venir; elle déclara encore que, 
la dette nationale étant sous la sauvegarde de l'hon- 
neur et de la loyauté française, nul pouvoir n'avait le 
droit de prononcer le mot infâme de banqueroute. 

Mais la prise de la Bastille, et les malheurs qui 
l'avaient précédée, inspirèrent à M. de Liancourt la 
résolution de se présenter chez les princes et ensuite 
chez le roi ; Sa Majesté l'écouta et ne tarda point à se 
rendre au milieu de l'Assemblée nationale; ce fut le 
mercredi sur les onze heures du matin : là elle rendit 
l'espérance aux Français, et promit tout ce que le 
bonheur public exigeait. 

Bientôt un courrier, des exprès se transportèrent dans 
tous les quartiers de la capitale pour annoncer que le 
roi se rendait aux instances de son peuple, qu'il allait 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 107 

reparaître parmi nous, que l'exil des ministres et des 
traîtres était prononcé; la joie dès ce moment gagna 
tous les cœurs. Bientôt une députa lion très-nombreuse 
des représentants de la nation vint en confirmer la 
nouvelle aux citoyens de la capitale ; elle fut accueil- 
lie au bruit du canon et aux applaudissements d'un 
peuple immense : Vive la nation! rivent les députés! 
fut le cri général ; on la conduisit à l'hôtel de ville, les 
rues étant bordées par la milice bourgeoise; les dé- 
putés nobles et autres, sans distinction, marchaient 
tous à pied. Des transports d'allégresse éclataient de 
toutes parts; là, on leur a offert des couronnes ci- 
viques; et, après des assurances de paix réitérées, ils 
se sont rendus à l'église de Notre-Dame, où le Te Denm 
a été chanté; de là ils se retirèrent et se rendirent 
dans divers quartiers; on les fêtait; ils étaient en 
quelque sorte menés en triomphe, et une illumina- 
tion générale couronna la soirée. 

Telle fut l'issue d'une journée qui d'abord parut la 
plus dangereuse qu'ait vue la capitale depuis le siège 
de Paris, et qui finit enfin par la plus glorieuse qui 
jamais ait été inscrite dans les fastes de cette ville im- 
mense. 



Dl' JEUDI 1G JUILLET. 



Les Français, courbés depuis longtemps sous le joug 
de l'esclavage, dédaignant de s'instruire des droits et 
des devoirs de l'homme civilisé ' , préféraient de s'incli- 
ner devant la richesse ou d'abaisser un Iront humilié 



1 Peut on porter plus loin l'aberration d'esprit, conséquence naturelle 
des révolutions ' 



108 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

et de ramper devant le pouvoir arbitraire. Accablés 
de fers, ils osaient dire encore nous sommes libres, 
tant l'orgueil, imbécile enfant de l'ignorance, est in- 
génieux à s'abuser. Veut-on savoir ce qu'a produit 
celle foule d'écrils sur la liberté, dédaignés par les 
sots et révérés des hommes sages? Que l'on examine 
avec quelle célérité l'ordre le plus exact, la discipline 
la plus sévère, se sont établis au milieu même du dés- 
ordre. Est-ce là ce peuple insensé qui, au temps des 
Guise, s'amusait avec des histrions et des saltim- 
banques tandis qu'on assiégeait Paris? Les gens à pré- 
tentions, pour la plupart ineptes, égoïstes, avilis sous 
le despotisme, regardaient les actions et les travaux 
delà multitude comme une calamité publique, et 
c'est pourtant cette populace, méprisée des oisifs et 
des nuls, qui nous a sauvés de l'esclavage; c'est elle 
qu'on a vue s'emparer des canons du régiment des 
gardes; c'est elle qui intrépidement a monté à l'assaut 
de la Bastille, et s'y est précipitée en foule ; c'est elle 
qui, trouvant entre les mains du gouverneur cette in- 
fâme lettre, dans laquelle étaient contenus ces mots : 
« Tenez bon encore quelque temps, à dix heures vous 
aurez du renfort, signé de Flesselles; » c'est elle, dis- 
je, c'est cette populace qui très-habilement invite le 
traître prévôt des marchands à paraître et lui tranche 
la tète froidement; c'est elle qui escalade le fossé de 
l'hôtel des Invalides, qui force les magasins d'armes, 
qui enlève tous les postes et fait justice prévôtalement 
de celui de ses membres qui ose commettre un vol ! 
vous que le besoin n'afflige pas, heureux du siècle, 
auriez-vous ce courage et cette intégrité? Ne vous per- 
suaderez-vous jamais que l'homme qui porte un habit 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 109 

différent du vôtre vous égale en mérite ou vous sur- 
passe peut-être? Mais la vanité est si trompeuse ! 

Enfin, malgré les paroles de paix apportées le mer- 
credi 15, on ne laissa pas de se mettre sur la défense : 
tant de fois on s'était vu trompé! D'ailleurs, on n'i- 
gnorait pas que la bonté d'un prince ne suffit poinl 
pour l'exempter d'erreurs; le flambeau de l'expérience 
rarement éclaire l'entendement des rois ! A chaque 
instant on arrêtait des convois ou des messages qui dé- 
couvraient de nouvelles perfidies; celui-ci avalait un 
billet dont il était porteur, cet autre était un hussard 
déguisé, ensuite c'était une laitière ayant son pot au 
lait plein d'or, plus loin c'était un seigneur travesti 
en cocher. De tous côtés, nos pas étaient entourés de 
pièges ; ceux même qui se présentaient pour nous ser- 
vir excitaient justement nos soupçons. Les troupes 
campées aux environs de Paris, au lieu de s'éloigner, 
se grossissaient encore, deux nouveaux régiments arri- 
vèrent le malin à Saint-Denis ; un convoi de farine y 
fut arrêté par un ordre secret d'un homme très-connu; 
le conducteur vint nous faire sa déclaration ; et, con- 
duit dans les rues, il obtint le rameau civique, récom- 
pense flatteuse bien due à son patriotisme. Enfin, l'hôtel 
de cet ambassadeur, du comte de Mercy, fut pourtant 
investi, et tout ce qui se présentait visité ; ce ministre 
de l'empereur insinuait, dit-on, que l'insurrection des 
Français ressemblait à celle des Brabançons et devait 
être traitée de même; il ignorait, ce politique très-hu- 
main, quedesFrançais ne se comportent pas commedes 
Allemands; il ne sait pas encore, ce politique si grand, 
que le génie et les lumières des peuples déterminent 
les lois, et non les rêves puérils et vains de ceux qui 




110 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

se disent les maîtres de la terre! Cependant la nou- 
velle de son rappel en Allemagne, l'exil de la maison 
de Polignac et de ses adhérents, celui de l'abbé de Ver- 
mond, lerenvoi des ministres, l'exil de plusieurs prin- 
ces, le retour du ministre adoré, formaient le sujet de 
toutes les conversations; l'on regardait ces opérations 
comme certaines, tant elles étaient désirées! lorsque, 
vers le soir, un bruit sourd annonçait que les habits du 
magasin des gardes avaient été enlevés secrètement, et 
quedouze cents soldats, des hussards et de Nassau, s'é- 
taient introduits dans la ville a dessein de nous sur- 
prendre; dès lors on forma des retranchements; ainsi 
que la veille, les façades des maisons furentilluminées, 
la garde fut augmentée et beaucoup mieux armée que 
les jours précédents, tandis que les habitants de plu- 
sieurs villes, et notamment ceux de Versailles, venaient 
à notre secours; ils nous apprirent, à onze heures du 
soir, que les troupes campées entre Paris et Versailles 
avaient délogé ; ce qui ne put être su généralement 
que le lendemain ; mais la nuit se passa sans alarmes. 
Nos ennemis consternés étaient dans la douleur; le 
prince de Condé fuyait de Chantilly où il s'était retran- 
ché; les ministres étaient disgraciés, M. Foulon fit ré- 
pandre le bruit de sa mort pour éviter les recherches; 
les Polignacs se cachaient; le reste de la cabale était 
confus, désespéré et incertain d'échapper à la ven- 
geance publique. 



DU VENDREDI 17 JUILLET. 

Nous vîmes enfin lever l'aurore du beau jour de 
la France; bientôt on apprend que le monarque aimé 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



III 



va venir parmi nous; qu'incessamment il arrive; la 
joie éclate de toutes parts; la milice prend les armes, 
elle vole au-devant de son roi; des horreurs de la 
'j-uerre, ce peuple marchant, pour ainsi dire, sur les 
corps de deux cents citoyens égorgés; ce peuple qui 
ne respirait avant que le carnage; qui portait par- 
tout le fer et la flamme; qui du sein des traîtres arra- 
chait les entrailles palpitantes; les mains encore fu- 
mantes de leur sang, ce peuple va, le front rayonnant 
d'allégresse, présenter à son roi la palme de la paix! 
Français, quelle loyauté, quelle confiance ! ma na- 
tion, toi seule lu sais adorer, comme tu sais le ven- 



dais enfin une brillante jeunesse, en armes, vole 
sur la route où doit passer le monarque ; elle forme 
une cavalerie nombreuse et une infanterie plus nom- 
breuse encore! Cent mille citoyens ce jour-là portaient 
les armes dans la capitale; une partie bordaient les 
avenues, depuis la barrière de la Conférence jusqu'à 
l'hôtel de ville; vingt mille peut-être se présentaient 
encore pour former le cortège; gardes- françaises, mi- 
lice bourgeoise, soldats des petits corps, gardes de 
Paris, gardes de la ville, tous étaient confondus, mê- 
lés, sans distinctions ; tous étaient amis; tous étaient 
citoyens. Mais comment se représenter une multitude 
immense, placée dans les rues, sur les quais, les pla- 
ces, aux fenêtres des maisons, sur les toits; chacun se 
traitant avec douceur, avec complaisance même. On 
n'y voyait point ce tumulte, ces bouleversements, celte 
irritation d'une populace contenue par des soldats à 
gage; non, les riches accueillaient les pauvres avec 
bonté; les rangs n'existaient plus, tous étaient égaux ! 






■■ 






112 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

mais ce sexe affable et charmant qui du haut des bal- 
cons, des croisées, jetait à pleines mains des cocardes 
patriotiques, des touffes de rubans ondoyants dans 
les airs, soulevés, agités, emportés au loin et retom- 
bant enfin, enlevés par les armes et les guerriers, se 
disputant l'honneur d'avoir le front orné des mains 
de la beauté. Vers les deux heures, le cortège s'an- 
nonce au bruit des canons ; les coups pressés se succè- 
dent; les seuls habitants de Versailles, quoiqu'à pied, 
avaient escorté le roi jusqu'aux portes de Paris; ce- 
pendant notre cavalerie avait été les devancer jus- 
qu'à Sèvres; elle revient sur ses pas; elle ouvre la 
marche; elle s'avance avec ordre, au milieu des haies 
de citoyens impatients de plaisir et de bonheur; quel 
spectacle touchant et sublime ! Ce n'est plus un maî- 
tre imposant et terrible, environné de ses soldats sé- 
vères, de ses gardes orgueilleux; ce n'est plus ce luxe 
inouï, gage certain de la misère des peuples, appareil 
éclatant qui frappe les yeux sans rien dire à l'àme; ce 
n'est plus un prince absolu qui vient prononcer ces 
décrets arbitraires, émanés de sa seule volonté, et non 
des lois; ce n'est point cela; c'est un grand roi, le plus 
grand des monarques, le plus chéri de tous, qui, sans 
suite, sans gardes, sans escorte, paraît au milieu d'un 
peuple qui l'idolâtre ; ce sont les augustes représen- 
tants de la nation, qui, sans dislinction, entourent 
et précèdent le roi. Le duc de Villeroy, le maréchal 
de Beauveau, le duc de Villequier et le comte d'Es- 
taing l'accompagnent; ce sont des citoyens qui envi- 
ronnent sa voiture; les uns accompagnent les portiè- 
res, les autres guident les rênes de ses coursiers 
orgueilleux. Le sentiment , l'amour respectueux , la 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. u 3 

tendresse, se diversifient; les représentants se varient 
sous mille formes; les cris d'allégresse font retentir 
les airs; le canon fait trembler la terre; jamais, non 
jamais, ce monarque ne fut plus exalté, ne fut si 
grand, si puissant... Ne craignez pas; qui donc au 
milieu de ses sujets pourrait l'attaquer! Mille vies se- 
raient sacrifiées plutôt... Que dis-je? est-il un être 
sensé qui ne sache que l'amour des peuples est la plus 
sûre garde des rois. Enfin, l'héritier du sceptre du 
grand Henri, l'héritier de ses mœurs, de sa bonté, fut 
ainsi conduit en triomphe au milieu de son peuple 
jusqu'à l'hôtel de ville; il descend, la milice croise 
les armes depuis la voiture jusqu'à la porte de l'hôtel, 
et forme une voûte d'acier impénétrable à toutes les 
forces humaines : le roi arrive , il se place sur le 
trône; des larmes de sentiment échappent de ses 
yeux; le sage M. Bailly, faisant les fonctions de maire 
de Paris et de chancelier, fait couler dans les cœurs 
avec une éloquence douce et persuasive les charmes 
inouïs du sentiment. M. de Tollendal, M. de Saint- 
Méry, avec une respectueuse sensibilité expriment au 
monarque les vœux sincères de son peuple ; le roi veut 
parler; l'expression de son cœur s'arrête sur ses lè- 
vres! Cependant il fait bientôt entendre ces paroles si 
remarquables, si belles, si dignes d'un bon roi : « Mon 
peuple peut toujours compter sur mon amour. » 
Prince auguste, puissent les flatteurs ne jamais trom- 
per ton âme 1 ! 

« Il est impossible de ne pas remarquer ici, encore mie fois, combien 
le roi était aimé et populaire. On n'en voulait alors qu'à son entourage, 
nus tard ce fut à sa personne auguste que l'on s'attaqua. Les révolutions 
ne s arrêtant jamais dans leur marche, entraînent les peuples jusqu'aux 
plus profonds abîmes du crime 

8 






I 

■ ■ 



1U LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Pour dernier gage de paix, le roi voulut enfin ac- 
cepter la cocarde de la milice de Paris, et en recon- 
naître M. de la Fayette colonel général. Sa Majesté se 
montra ensuite à l'une des fenêtres de la salle; les cris 
de Vive le roi! furent répétés par cent mille bouches ; 
le roi sortit ensuite, et pour nouveau signe de paix, la 
milice renversa ses armes; le même cortège qui l'avait 
amené l'accompagna partout sur son passage, il trouva 
les cœurs pleins de joie et 4'amour : Vive le roi! ne fut 
qu'un cri général et non interrompu; les transports 
étaient plus marqués même qu'ils ne l'avaient été jus- 
qu'alors; le roi parut pénétré d'un accueil si tou- 
chant, et le peuple répondait à ces signes de bonté par 
de nouvelles expressions de sa tendresse. C'est ainsi 
que Sa Majesté fut accompagnée jusqu'à Versailles. 
C'est ainsi que se termina cette superbe et heureuse 
journée, qui est pour la nation l'aurore d'un avenir 
brillant et flatteur, si nous réunissons le Sully mo- 
derne au petit-fils de Henri le Grand. Nos larmes sont 
donc taries, nos maux presque oubliés, et nos vœux 
désormais seront comblés ! 

mon roi ! puissiez-vous sentir le prix de com- 
mander à un peuple libre ! Et vous, Français, puissiez- 
vous n'oublier jamais que c'est au sein des lumières 
que naîtra toujours la liberté, l'abondance, la paix et 
le bonheur ! 

Le roi écrivit, dans cette même journée, à M. de la 
Fayette, la lettre suivante : 



« Versailles, ce 31 juillet 1789. 

a Je suis informé, monsieur, qu'un nombre consi- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 115 

dérable de soldats de divers de mes régiments, en a 
quitté les drapeaux pour se joindre aux troupes de 
Paris; je vous autorise à garder tous ceux qui s'y seront 
rendus avant que vous receviez la présente lettre, seu- 
lement à moins qu'ils ne pressassent de retourner à 
leurs corps respectifs avec un billet de vous, au moyen 
duquel ils n'y éprouveront aucun désagrément. 

« Quant aux gardes françaises, je les autorise à 
entrer dans les milices bourgeoises de ma capitale, et 
leur paye et nourriture seront continuées jusqu'à ce que 
ma ville de Paris ait pris des arrangements relatifs à 
leur subsistance. Les quatre compagnies qui sont ici 
pour ma garde continueront cependant le service, et 
j'en aurai soin. 

« Signé, Louis. » 



DU MERCREDI £> JUILLET. 

Cette journée fut effrayante et terrible ; elle signala 
la vengeance du peuple contre ses oppresseurs. Dès 
cinq heures du matin, l'annonce que Foullon, cet am- 
bitieux qui tant de fois excita la haine publique par 
ses spéculations odieuses et l'accroissement inouï 
d'une fortune étonnante, incroyable môme, Foullon 
vient d'être arrêté à cinq lieues de Paris, sur la route 
de Fontainebleau, dans un village appelé Vitry, près 
l'une de ses terres. Afin d'échapper à la fureur du 
peuple, il fit répandre, comme nous l'avons déjà dit, 
le bruit de sa mort. Un hasard l'avait secondé; l'un 
de ses domestiques était véritablement mort, et fut 
enterré à sa place, avec des obsèques convenables à la 
fortune d'un ex-ministre. Mais Foullon était haï et 



■M^HM 



HG LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

même abhorré : dès le dernier règne, ses monopoles 
odieux le couvraient de l'indignation publique ; ses 
vassaux le détestaient; ils furent les premiers à le re- 
chercher, à le découvrir, et leurs instances forcèrent 
le procureur fiscal du lieu de s'en saisir. Il fut arrêté 
dans une maison de M. de Sartine, un de ses dignes 
collègues, alors reconnu pour avoir, dit-on, désiré que 
les malheureux mangeassent de l'herbe, puisque ses 
chevaux en vivaient. Ils mirent sur son dos, et par 
dérision, une botte de foin pour sa provision, avec un 
bouquet de chardons à sa boutonnière; en cet état, ils 
l'amenèrent à l'Hôtel de Ville de Paris, où le comité 
s'empressa de nommer des juges pour instruire son 
procès. Mais bientôt une foule nombreuse se rendit à 
la Grève; elle croissait de moment en moment, l'im- 
patience croissait de même; bientôt des murmures, 
ensuite des fureurs : le peuple demandait hautement 
sa victime. Le comité, après avoir interrogé cet ambi- 
tieux proscrit, employa tous les moyens qui étaient 
en sa puissance pour calmer le peuple et le porter 
non pas à la clémence, mais à la douceur, et afin de 
laisser à Foullon la facilité de donner lui-même des 
preuves suffisantes. Vainement MM. les électeurs 
descendirent de la Ville, tâchèrent de haranguer le 
peuple; mais des paroles de paix ne pouvaient rien 
sur un peuple furieux qui ne voulait que du sang. 
M. Bailly se présente; son éloquence, qui toujours 
porta la persuasion dans les cœurs, est pour la pre- 
mière fois en défaut : l'on ne veut rien entendre. 
Qu'espérer d'un peuple qui n'est pas ému par l'expres- 
sion du sentiment? Cependant quelle était l'attitude 
de M. Foullon? Il entendait les cris du peuple, et n'é- 



PAR LES HOMMES DU TEMTS. 



H7 



tait point effrayé ; l'un de ses gardes, sensible à son 
sort, osa lui dire : «Vous êtes calme, monsieur; sans 
doute vous êtes innocent? — Le crime seul, lui dit 
Foullon, peut se déconcerter. » 

Sur les cinq heures, MM. du comité crurent pou- 
voir obtenir du peuple qu'il le laisserait conduire 
dans la prison de l'A.bbaye; on avait donné l'ordre à 
un délachement de la milice bourgeoise pour l'y con- 
duire. M. de la Fayette s'avance; sa seule présence, 
aurait dû apporter le calme. Il pçopose de conserver 
encore le prisonnier, pour obtenir de lui des secrets 
importants sans doute, et de le laisser enfin conduire 
dans la prison. Mais le peuple, impatient, pousse des 
cris de fureur; il force les gardes, se jette dans les 
salles de l'Hôtel de Ville, saisit l'accusé, l'entraîne; 
la corde l'attend. Il est déjà sous le réverbère fatal, 
dont la colonne a servi de gibet à tant de traîtres ; 
déjà il est suspendu, la corde se rompt soudain ; elle 
est raccommodée; mille mains, mille bras, sont oc- 
cupés de son supplice. Bref, il n'est plus, et sa tète 
tranchée va, loin de son corps, donner l'affreux spec- 
tacle des sanglantes proscriptions. Cette tête était 
portée au bout d'une lance dans toutes les rues de 
Paris; une poignée de foin était dans sa bouche. 
Son corps, traîné dans la fange et conduit de toutes 
parts, annonçait aux tyrans la vengeance terrible d'un 
peuple justement irrité 1 . 



1 Le tyran était donc ce roi auquel on n'eut à reprocher que sa trop 
grande bonté. 

Comment ensuite essayer de justifier un peuple qui se livre à de sem- 
blables horreurs? Grande et terrible leçon pour ceux qui, prétendant le 
conduire, sont entraînés par lui. 



I 




118 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



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Il est sans doute un Dieu juste, qui veut que lot 
ou tard les méchants soient punis de leurs forfaits '. 

Mais quelle nouvelle scène d'horreur se présente? 
Un peuple, avide de vengeance, quitte la Grève, aban- 
donne les restes sanglants du proscrit, pour voler à 
l'arrivée d'une nouvelle victime. 

L'intendant de Paris, M. Berthier, ayant été re- 
connu à Compiègne par un homme du peuple, il fut 
dès lors arrêté. Vainement il offrit à cet artisan plu- 
sieurs mille louis pour le séduire, l'artisan fut in- 
flexible. Se serait-il douté, cet esclave des grands, ce 
courtisan vicieux, qu'un être sans pain pût être in- 
corruptible? Eh bien! pour la dernière fois, il en fut 
convaincu. Un électeur de la Ville, avec une nombreuse 
escorte qui grossissait à chaque pas, l'était allé pren- 
dre ; déjà la route était chargée de spectateurs. En 
passant dans chaque village, il n'est ni petits ni grands 
qui ne voulussent voir ce ministre de tant d'iniques 
vexations, ce principal agent de leurs calamités; on 
l'obligeait de descendré de sa voiture pour se mon- 
trer à tous. Chacun savait déjà que son portefeuille, 
surpris, ayant été examiné, contenait des titres au- 
thentiques de ses trames perfides. La distribution de 
six ou huit mille cartouches faite à ses agents secon- 
daires, celle d'un très-grand nombre de balles, de 
douze cents livres de poudre; si l'on rapproche ceux 
de la direction des opérations du camp de Saint-Denis, 
qui lui était confié; de la coupe des blés en vert, la- 
quelle lui servait à la fois de prétexte pour faire ap- 
procher des troupes de la capitale et pour faire haus- 



1 L'avenir l'a prouvé. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 119 

ser le prix des grains, dans lesquels il s'était si fort 
intéressé. D'ailleurs quelques lettres particulières 
certaines le trahissaient. Cet -homme, qui possédait 
le signalement des citoyens les plus zélés pour la 
cause publique, n'attendait sûrement qu'un moment 
favorable. Mais quelle différence ! comme les perfides 
projets s'anéantissent ! C'est lui, c'est cet être sans pa- 
trie, cet être lâchement asservi et vendu aux crimes 
des puissants et des traîtres, par qui la justice, l'hu- 
manité, les devoirs de citoyen, étaient honteusement 
trahis; c'est lui que l'on voit s'avancer au milieu d'un 
peuple nombreux qui l'accable de mépris et d'ou- 
trages. Pour le mieux voir, l'on a enlevé la partie su- 
périeure de la chaise qui le conduit; plus de cinq 
cents cavaliers en armes forment son cortège; gardes 
françaises, suisses, soldats des autres corps, bour- 
geois, tout est mêlé; tous, avec plaisir, mènent un 
ennemi détesté; musique militaire, tambours, dra- 
peaux, rien ne manque à ce cortège : on le prendrait 
pour un triomphe ! La joie cruelle du peuple est 
peinte dans tous les regards; portes, balcons, fenê- 
tres, sur son passage, tout est garni, tout est occupé; 
le désir de l'attente augmente l'intérêt. Il paraît enfin, 
cet intendant inique. La tranquillité est encore sur 
son front! L'habitude des forfaits, ainsi que l'inno- 
cence, inspire donc aussi de la tranquillité? Non , 
Berthier ne pensait pas marcher à son supplice. Mais 
quelle scène horrible vient s'offrir ! Qui le croirait, la 
tête ensanglantée de ce proscrit abhorré, son beau- 
père, lui est présentée. spectacle terrible! Berthier 
frémit, et son âme, pour la première fois peut-être, 
se sentit abreuvée de remords ! La crainte et la ter- 



i-20 LA REVOLUTION RACONTEE ET JUGÉE 

reur le saisirent; cependant il espérait encore que la 
douceur, l'humanité, la loyauté des Français, pour- 
raient lui faire grâce : vain espoir, ils n'étaient plus 
les mêmes '. 

Cependant Berthier approche du tribunal où siège 
l'équité ; il arrive, entre dans cet asile de l'innocence, 
si fatal au crime. On l'interroge sur sa conduite et 
ses desseins, a J'ai obéi à des ordres supérieurs, ré- 
pond-il ; vous avez mes papiers et ma correspondance, 
vous êtes aussi instruits que moi. » Malgré la briè- 
veté de cette réponse, on veut répliquer. « Je suis 
fatigué, reprit-il ; depuis deux jours je n'ai pas fermé 
l'œil; faites-moi donner un lieu où je puisse prendre 
quelque repos. » Hélas! la faux de la mort est sus- 
pendue sur la tête du crime; il ne l'aperçoit point. 
On délibère; déjà les cris de la fureur font relenlir 
les voûtes de l'édifice. On résout néanmoins d'envoyer 
l'accusé aux prisons de l'abbaye Saint-Germain ; on 
le lui annonce ; il y consent. De nouveaux cris de mort 
se font entendre; l'effroi saisit les juges. M. Bailly se. 

1 La lecture de cette collection d'ouvrages et d'écrits de tout genre 
suffisait à faire la critique la plus juste et la plus sévère de ce qu'on ap- 
pelle la Révolution; et dans le nombre, il y a des pages tellement hi- 
deuses par la forme et dans le fond, qu'on se croirait coupable de les 
reproduire. 

Le rouge monte au front à leur seule lecture. 

A côté de ces pages qui soulèvent le cœur, ajoutons qu'il y en a 
cependant dans le nombre de fort belles, et où les plus nobles sentiments 
et les idées les plus justes et les plus pratiques sont exprimés avec au- 
tant de modération que d'éloquence. 

Jadis les Spartiates, pour détourner leurs enfants de l'ivresse, leur en 
mettaient sous les yeux le spectacle dégradant dans la personne de 
leurs esclaves. Puissent ces pages funestes de notre histoire, retracées 
ici, dégoûter à jamais le peuple français des révolutions, et l'auteur de 
ces mémoires aura atteint son but moral et patriotique. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 121 

hasarde; il veut calmer, s'il est possible, cette multi- 
tude effrénée, que la rage possèdent expose avec l'é- 
loquence de la persuasion que la prudence, la né- 
cessité font une loi de conserver la vie à l'accusé ; 
que la découverte de nouveaux faits est nécessaire à 
la conviction , et plus encore à la sûreté publique: 
qu'enfin il va être conduit aux prisons de Saint-Ger- 
main. On ne lui répond que par des cris de désespoir. 
L'on attendait encore pour le faire paraître, on crai- 
gnait de se décider, lorsque des menaces terribles, 
d'affreuses imprécations font appréhender les excès 
d'un peuple affamé de vengeance. Quelles fureurs, 
quelles rages n'inspire pas un tel ennemi ! Ber- 
thier sort enfin de l'asile de la clémence, il s'avance 

au milieu des gardes Dieux! les infernales Eu- 

ménides Non, des hommes dix mille bras 

le saisissent En vain Berlhier veut s'armer, se 

défendre Rien ne peut s'opposer à la rage dés- 
espérée de ses bourreaux ! Ses infâmes complices au- 
raient-ils donc gagé des traîtres pour le massacrer 
avant qu'on pût savoir la révélation de leurs noirs 
complots? Déjà Berthier n'est plus, sa tête déjà n'est 
qu'une masse mutilée et séparée du corps. Déjà un 

homme un homme ô dieux! le barbare, il 

arrache le cœur de ses entrailles palpitantes. Les 
mains dégouttantes de sang, il va l'offrir, ce cœur 
fumant encore, au regard de ces hommes de paix 
rassemblés dans le tribunal auguste de la sagesse 
et de l'humanité. Quelle horrible scène! Tyrans, 
jetez les yeux sur ce terrible et révoltant spectacle ; 
frémissez, et voyez comme on vous traite, vous et vos 
pareils! Ce corps si délicat, si soigné, lavé de par- 







122 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

fums, est affreusement traîné dans la fange, et les pics 
des pavés déchirent ce corps par lambeaux ! Despotes et 
ministres, quelles terribles leçons! L'auriez-vous cru, 
que des Français eussent eu cette énergie 1 ? Non, non, 
votre règne est passé! Tremblez, ministres futurs, si 
vous êtes iniques ! Voulez-vous savoir, vous qui vouliez 
nous accabler des horreurs de la guerre, voulez-vous 
savoir jusqu'où la fureur a pu entraîner les Français? 
Sachez quelles étaient les bornes de leur rage ; le coeur 
du traître proscrit était porté dans les rues au bout 

d'un coutelas : eh bien! dans un lieu public qui 

le croirait? des Français, des êtres sensibles 2 

dieux!.... ils ont osé tremper des lambeaux de chair 
et de sang dans leur breuvage, et la haine s'en est 
repue avec acharnement. Français, vous exterminez 
les tyrans; votre haine est révoltante, elle est af- 
freuse ! mais vous serez libres enfin. ma patrie ! 

les droits de l'homme seront donc parmi nous res- 
pectés! Je sens, ô mes concitoyens, combien ces scènes 
révoltantes affligent votre âme; comme vous, j'en suis 
pénétré ; mais songez combien il est ignominieux de 
vivre et d'être esclave; songez de quels supplices on 
doit punir les crimes de lèse-humanité; songez enfin 
quels biens, quelles satisfactions, quel bonheur at- 
tendent vous et vos enfants et vos neveux, lorsque 
l'auguste et sainte liberté aura parmi vous placé son 
temple ; pourtant n'oubliez pas que ces proscriptions 
outragent l'humanité et font frémir la nature. 



4 Peut-on appeler énergie un pareil excès de sauvagerie barbare et 
cruel ! 

- Dites plutôt de vrais cannibales. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



12Ô 



SOMMAIRE 

DES OBJETS QUI ONT ÉTÉ ARRÊTÉS A L'ASSEMBLEE NATIONALE, LE i AOUT 1789, 
DEPllS HUIT HEURES DU SOIR JUSQU'A UNE HEURE APRÈS MINUIT. 



Savoir : 

1" Suppression de tous les droits féodaux consentis 
unanimement. 

2° Renonciation par les privilégiés à tous leurs 
droits et privilèges pécuniaires. 

5" Acquiescement par le clergé et la noblesse de 
supporter tous les impôts généralement quelconques, 
chacun suivant sa fortune. 

4° Suppression des justices seigneuriales; la jus- 
tice sera rendue gratuitement dans tout le royaume. 

5° Renonciation générale et suppression de toutes 
les capitaineries et droits de chasse. 

6° Abolition des droits de francs fiefs et de main- 
morte. 

7° Suppression des cens et rentes féodales, de telle 
nature qu'elles soient, garennes et colombiers. 

S Abolition du droit d'annates en cour de Rome, 
et près des évêchés pour les curés. 

9° Chaque ecclésiastique ne pourra posséder qu'un 
seul bénéfice, ou rente sur icelui. 
10° Suppression du casuel des curés. 
11° Suppression des jurats et maîtrises des villes. 
1 L 2° Renonciation faite par les villes de Paris, Lyon, 
Rordeaux, Marseille et autres, à tous leurs droits et 
privilèges pécuniaires. 

15° La vénalité des charges supprimée. 




124 



LA RÉVOLUTION RACONTEE ET JUGÉE 



14° Les citoyens de tons les ordres admis dans tous 
les emplois civils et militaires. 

15° Le parlement de Besançon supprimé. 
16° Suppression pécuniaire de tous droits d'une 
province à l'autre; concordat de paix entre toutes les 
provinces; qui ne veulent plus faire qu'une seule fa- 
mille et avoir un même gouvernement; la province 
qui sera opprimée sera secourue par toutes les autres, 
de même que, si elle s'éloigne de son devoir, elle sera 
forcée de se rendre au vœu général. Toutes les pro- 
priétés sont sacrées. Défense à qui que ce soit d'y 
porter atteinte, sous les peines portées par les lois. 

1 7° Renonciation faite par les grands seigneurs à 
leurs litres de premiers barons et autres; ils en font 
l'hommage à la nation, ainsi que d'une partie de leurs 
pensions. 

1 8° Pour manifester un- si grand bienfait pour la 
France, l'Assemblée a permis à M. le duc de Lian- 
court de faire frapper une médaille qui représentera 
la destruction de la féodalité et la réunion entière de 
toute la France. 

19° L'Assemblée nationale ira annoncer au roi 
ses résolutions et arrêtés, en lui déclarant qu'elle lui 
a donné le titre de restaurateur de la liberté française. 
20° Un Te Deum sera chanté à Versailles, en pré- 
sence du roi, par tous les députés, au son de toutes les 
cloches et de l'artillerie. ' 

Aujourd'hui M. le marquis de la Fayette a de- 
mandé que la solde des gardes françaises fût fixée, 
en attendant la formation de la garde nationale pari- 
sienne. Les représentants de la commune ont arrêté 
qu'il leur serait donné vingt sous par jour; que la 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 125 

ville payerait ceux qui ne le seraient pas dans les 
districts, et qu'on leur assurerait une indemnité pour 
tous les jours, depuis la cessation de leur paye, où ils 
n'auraient pas reçu une paye aussi forte. 



DU 5 AU 10 SEl'TEMBhE 1789. 

CONJURATION FORMÉE PAR LES ARISTOCRATES 
CONTRE NOTRE L1RERTÉ 

L'aristocratie vient d'être terrassée une seconde 
fois, et la nation a fait un pas de plus vers sa liberté. 
« Il faut un second accès de révolution, disions-nous il 
y a peu de jours, et tout s'y prépare... L'âme du parti 
aristocratique n'a point quitté la cour! » Citoyens! 
c'est en vain que nous dévouons nos tètes aux haines les 
plus puissantes; que, nous livrant aux recherches les 
plus pénibles, nous veillons sans cesse pour vous, si 
vous ne lisez que pour satisfaire une puérile curiosité; 
si vous ne vous attachez pas à suivre le fil des événe- 
ments, à en reconnaître les causes, et surtout si vos 
propres fautes ne servent pas à vous corriger. 

Lorsque vous eûtes échappe aux fléaux de toute 
espèce dont l'aristocratie s'était armée contre vous, 
la famine, la guerre, les dissensions, autant, il faut 
en convenir, par le secours de la Providence que par 
votre courage, vous vous promîtes bien de ne plus 
vous laisser réduire à de telles extrémités; vous vous 
chargeâtes partout de votre propre défense et de votre 
approvisionnement; cependant n'étiez-vous pas, il y 
a peu de jours, à la veille d'une famine, d'une guerre 
civile et de toutes les horreurs qui les suivent? 



126 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Une résolution prompte, un moment d'activité, 
un choix fortement prononcé entre la mort ou la li- 
berté, ont étouffé la conjuration dans son berceau. 
Mais, citoyens, ne vous reposez pas sur votre succès, 
comme vous l'aviez fait depuis la grande époque du 
14 juillet, du soin d'empêcher l'aristocratie 1 d'ourdir 
de nouvelles trames, de former de nouveaux projets. 
Elle a d'abord employé la force, puis l'adresse; il lui 
reste encore le désespoir. 

Ne poussez donc pas l'indifférence jusqu'à ne pas 
rechercher quels ont été les auteurs de cette conjura- 
tion, quels moyens ils ont employés, quelles ressources 
ils s'étaient préparées, à quel exécrable but enfin 
leur rage voulait atteindre. 

Au moment où disparurent et le ministère cor- 
rompu qui tenait l'Assemblée captive, et la police mi- 
litaire qui, d'un bout du royaume à l'autre, faisait 
gémir le peuple français sous un joug de fer, où la 
faction Polignac chercha son salut dans la fuite, où 
Flesselles et de Launay payèrent de leur tête leur 
crime de lèse-nation, la cabale aristocratique conçut 
le projet de se relever, et de nouveaux aristocrates qui 
ne s'étaient rangés du parti du peuple que parce qu'ils 
n'auraient pu jouer qu'un rôle secondaire en se mon- 
trant contre lui, certains que l'éloignement des princi- 
paux chefs du parti antipopulaire leur assurait les pre- 
mières places, et qu'on ne pourrait se passer de leur 
secours, coururent se jeter entre ses bras, tout en con- 
servant pour le servir le masque de la popularité. 

« Quelle criante injustice d'attaquer sans cesse cette aristocratie, dont 
une grande partie de la fortune passe entre les mains des malheureux, et 
dont le luxe mewe assure et protège l'existence des ouvriers. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 127 

Le premier pas à faire était de gagner la majo- 
rité de l'Assemblée nationale pour faire décréter avec 
précipitation ce qui devait être réfléchi, et avec len- 
teur ce qui devait être promptement terminé, afin de 
lui faire perdre la confiance du peuple. 

Le ministère réussit, en ce point, au delà même 
de ses vœux, et la sécurité impudente avec laquelle 
des hommes déjà décriés par leur ambition, leur ava- 
rice, proposaient ou soutenaient les motions les plus 
funestes à la liberté, n'a pas été un des moindres in- 
dices de la machination que trop de confiance et de 
précipitation ont si heureusement découverte. 

Il n'avait pas été difficile de gagner dans toutes 
les 1 municipalités importantes les intrigants qui s'é- 
taient jetés à la tète des citoyens pour conduire leurs 
affaires. On avait obtenu de celle de Paris d'éteindre 
ce foyer patriotique, tellement redouté que l'on s'est 
servi de son nom pour désigner les incorruptibles dé- 
fenseurs du peuple, les Chapelier, les Mirabeau, les 
Pélhion de Villeneuve, les Barnave, les Brostaret. On 
avait obtenu des municipalités de l'intérieur de tra- 
verser, sous le prétexte absurde d'accaparement, l'ap- 
provisionnement de la capitale, afin de dégoûter de 
la liberté ses habitants, c'est-à-dire des Français de 
toutes les provinces du royaume, pour que ce dégoût 
se propageât rapidement et que le grand coup de main 
pour opérer la contre-révolution n'éprouvât point d'ob- 
stacles. 

On avait enfin aveuglé une portion de la garde 
nationale de Paris et de Versailles au point de com- 
mettre, par son secours, des atteintes à la liberté de la 
presse et des vexations contre les citoyens, pires mille 









128 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

fois que celles qu'on avait exercées contre eux, sous le 
régime des Sarline et des Breteuil. 

Sur une réquisition de l'état-major, sur une dé- 
libération de la municipalité de Versailles, fondées 
sur une lettre de M. de Saint-Priest, lettre que les mu- 
nicipalités de Paris et de Versailles n'ont point rendue 
publique, l'arrivée du régiment de Flandre à Ver- 
sailles est consentie par la majorité aristocratique de 
l'Assemblée. 

Un président aristocrate est élu. 
Les gardes du corps dont le quartier finissait au 
1" octobre sont retenus avec ceux qui entraient de 
service à la même époque. Une foule énorme de sur- 
numéraires accroît ce corps, qui n'a point encore 
prêté le serment national. Des congés de semestre sont 
multipliés dans tous les régiments, et mille ou douze 
cents officiers paraissent journellement à Versailles. 

Une cérémonie, affreuse par ses motifs et ridicule 
par ses accessoires, tend à enivrer la garde nationale 
parisienne de faveurs prétendues royales, et le len- 
demain une rixe, dont les suites paraissent devoir être 
terribles, s'élève au Palais-Royal entre les citoyens 
armés et non armés. 

Tout est disposé; il faut maintenant un coup d'é- 
clat qui donne aux aristocrates timides le courage de 
se montrer, et aux aristocrates audacieux le signal de 
tout entreprendre. 

Un grand repas se prépare dans la salle de l'opéra 
du château pour le jeudi 1 er octobre, au nom des gar- 
des du corps du roi, mais aux frais de quelques-uns 
de leurs chefs. Les officiers du régiment de Flandre, 
ceux des dragons de Montmorency, des gardes suisses, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 129 

des cent-Suisses, de la prévôté, de Ja maréchaussée, 
l'élat-major et quelques officiers de la garde natio- 
nale de Versailles, y sont invités et y assistent. 

Des grenadiers de Flandre, des gardes suisses, des 
dragons, des cent-Suisses, se présentent successive- 
ment et sont accueillis. On boit à la santé du roi, et 
l'orchestre joue cet air très-connu : Richard ! ô mon 
roi! l'univers ï abandonne! 

Le roi, en arrivant de la chasse, est cnlraîné à ce 
spectacle, qu'on lui peint comme très-gai. La reine, 
tenant monseigneur le Dauphin par la main, s'avance 
jusqu'au bord du parquet; une voix s'élève pardes- 
sus des cris de joie et d'allégresse, et fait entendre 
très-distinctement ces mots sacrilèges : A bas les co- 
cardes de couleur! vive la cocarde noire, c'est la bonne! 
A l'instant le signe sacré de la liberté française est 
foulé aux pieds, et l'étendard de la guerre civile est 
arboré par des esclaves indignes du nom français! 

De ce nombre est un boucher, officier de la milice 
de Versailles, Je seul chez lequel M. le comte d'Es- 
taing, commandant général de celle milice, ait ac- 
cepté un repas. 

Cette orgie, car ce nom a été consacré par la bouche 
des sages pour exprimer la fête scandaleuse célébrée 
sous ]es\iuspices de l'aristocratie, celle orgie a élé 
suivie des moyens les plus vils pour faire des prosély- 
tes à la cocarde anlipalriotique, c'est-à-dire à la co- 
carde noire, blanche ou d'une seide couleur. Des da- 
mes, des demoiselles, accompagnées de gardes du 
corps, distribuaient dans les galeries des cocardes 
aristocratiques; on en a offert au lieutenant-colonel 
de la garde nationale de Versailles, M. Lecoinfre, qui 
m. (j 









150 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

se promenait avec une cocarde nationale d'une largeur 
affectée, et son refus lui aurait peut-être coûté la vie, 
si le lieu n'eût pas interdit à l'agresseur et à l'offensé 
l'usage de leurs armes. 

Dans un autre repas donné à l'hôtel des gardes du 
corps, ces scènes horribles se répètent; on y proscrit, 
le verre à la main, les têtes des vertueux députés des 
communes. 

Cependant le bruit de ces funestes hostilités se ré- 
pand à Paris et aux environs; on assure que l'aristo- 
cratie n'a ainsi élevé la tête que parce qu'une foule 
d'anciens officiers, de chevaliers de Saint-Louis, de 
gentilshommes, d'employés déjà compris ou qui vont 
l'être, dans les réformes, ont signé une soumission de 
se joindre aux gardes du corps ; que ce registre con- 
tient déjà trente mille noms; que le projet des chefs 
aristocratiques est d'enlever le roi, de le conduire à la 
citadelle de Metz, pour pouvoir faire en son nom la 
guerre à son peuple, et le mettre dans l'impuissance 
d'empêcher une guerre civile, en se jetant entre les 
armes de ses sujets. 

Ces bruits se confirment, et par un défaut de 
subsistances qui met le peuple hors d'état de secourir 
son roi, et par l'imprudence avec laquelle des hommes 
de tout âge et de tout rang arborent la cocarde d'une 
seule couleur; ils osent même se présenter avec ces 
signes insultants à la revue d'une division de la garde 
nationale. Le dimanche matin, aux Champs-Elysées, 
un garde national non soldé , M. Tassin , sort des 
rangs, arrache une de ces cocardes, et, par représail- 
les, la foule aux pieds. 

Vers midi, on arracha au Luxembourg et dans le 



PAR LES HOMMES 1)1 TEMPS. 151 

l'alais-Iioyal, cinq de ces cocardes; un de ceux qui la 
portaient ramasse la sienne, la baise d'un air respec- 
tueux : il essaye de la rattacher à son chapeau ; cent 
cannes la lui font tomber des mains. 

A l'instant, et malgré les patrouilles, il se l'ail 
des motions: « Les cocardes d'une seule couleur, di- 
« sait-on, sont le signal delà guerre civile; si on les 
« les laisse se multiplier, avant peu, beaucoup d'offi- 
« ciers de l'armée, les nobles, le clergé et la populace 
« soudoyée l'arboreront; alors la guerre civile sera 
« inévitable. Le parti patriote a été perdu en Hollande 
«par une femme et une cocarde; réprimons donc 
« cette insurrection par un exemple terrible. La loi 
« permet de tuer celui qui met notre vie en danger; 
« or, celui qui prend la cocarde noire met en danger 
« la vie politique de la nation et la vie naturelle de 
« chaque citoyen ; il faut donc pendre au premier ré- 
« verbère le premier qui arborera la cocarde antipa- 
« triote, à moins qu'il ne soit étranger. » 

Sans approuver l'effrayante logique de l'orateur, 
il est certain que les circonstances paraissaient exiger 
de la vigueur et de l'énergie de la part des patriotes. 
Les trois cents délibèrent et font défense de porter 
d'autres cocardes que celle aux trois couleurs, qui est 
devenue un signe de fraternité entre tous l'es Fran- 
çais, et que notre roi a adoptée lui-même. 

Un homme arrêté avec la cocarde noire est conduit 
à un corps de garde de Saint-Germain l'Auxerrois, en 
face du Louvre; ce n'est qu'à force de prudence et de 
sang-froid que le commandant de la patrouille em- 
pêche que le peuple ne lasse subir à ce chevalier aux 
couleurs noires Vépremede la lanterne. 



I 



m 



152 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Les citoyens alarmés s'assemblent de tous côtés, 
au Palais-Royal, au bout des ponts, sur les quais, dans 
le faubourg Saint-Antoine. On raisonne, on amasse, 
on compare toutes les preuves que nous venons de dé- 
duire de la conjuration; on ajoute que des valets de 
o-ardes du corps en ont parlé à des gens "du peuple; et 
que, pour gagner le régiment de Flandre, deux sol- 
dats doivent chaque jour être admis à la table des 
gardes du corps et des officiers. 

Dans une autre classe du peuple, on regardait les 
obstacles mis à la circulation intérieure des grains et 
farines comme l'ouvrage des grands seigneurs pro- 
priétaires, laïques ou ecclésiastiques; on citait des 
officiers du parlement qui avaient écrit à leurs fer- 
miers qu'ils attendraient pendant deux ans leur prix 
de ferme, afin de donner à ces fermiers le désir et la 
facilité de garder leurs grains dans leurs greniers. On 
ne voyait dans l'enregistrement fait au parlement de 
Paris de la nouvelle loi sur les grains, qu'un usage qui 
ne serait point détruit, et que l'aristocratie judiciaire 
ne croit pas abattue. 

Enfin, le défaut absolu de farines acheva d'exal- 
ter les têtes. Les patrouilles nombreuses qui venaient 
Iroubler ces conférences patriotiques, parurent à plu- 
sieurs citoyens des poignées d'ennemis aveuglément 
dévoués à une municipalité vendue à l'aristocratie; 
on cria contre la dangereuse institution d'un corps de 
trente mille hommes armés au milieu de huit cent 
mille hommes sans armes. On hasardait contre eux 
divers projets tous presque impraticables à des hommes 
réduits aux dernières extrémités. 

Ce qui est incroyable, c'est que le peuple comp- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 135 

tait plus sur la fidélité de la troupe non soldée que 
sur celle' de la troupe soldée. Problème étrange et 
qu'on ne peut expliquer que par la foule d'inconsé- 
quences et de vexations que se sont permises les comi- 
tés des districts et les commandants des patrouilles ! 
Dès le même soir, les représentants de la com- 
mune répandirent dans leurs districts qu'il y aurait a 
craindre que le peuple ne se portât la nuit dans les 
corps de garde pour désarmer la garde nationale, 
afin de partir aussitôt pour Versailles. On doubla les 
gardes, les patrouilles, et la nuit se passa assez tran- 
quillement. 



MOUVEMENTS DU PEUPLE 



ET DEPART DE LA GIIUIL NATIONALE POUR VERSAILLES 



Le défaut presque absolu des subsistances et la mau- 
vaise qualité du peu de pain qu'on a distribué dans la 
matinée du lundi, ont rendu palpable à tous les ci- 
toyens cette vérité, qui avait beaucoup été répétée la 
veille, f]ue s'il fallait se battre contre l'armée des con- 
jurés, il ne fallait pas attendre que la faim nous eût 
entièrement énervés. Le bateau qui apporte les fari- 
nes du moulin de Corbeil arrivait malin et soir dans 
le commencement de la Révolution; il n'est «rrivé 
dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'est arrivé 
que du malin au lendemain soir. Ces remises sem- 
blaient préparer et indiquer le moment où il cesserait 
de venir absolument, et le moment pourrait être celui 
de l'attaque. Les femmes du peuple, principalement 
les marchandes des halles et les ouvrières du faubourg 



■ 



loi LA REVOLUTION RACONTEE ET JUGEE 

Saint-Antoine, se chargent du salut de la patrie. Elles 
ramassent dans les rues toutes les femmes- qu'elles 
rencontrent; elles entrent même dans les maisons 
pour emmener toutes celles qui pouvaient grossir le 
cortège; elles se portent à la place de l'Hôlel-de-Ville. 

Les représentants de la commune, qui, la veille, 
s'étaient séparés fort tard, n'étaient pas encore assem- 
blés. Ce fut sans doute cette raison qui engagea la 
garde à refuser la porte à celles qui voulurent aller 
porter aux trois cents les justes plaintes qu'excitaient 
leur inaptitude aux travaux de l'approvisionnement, 
et leur indifférence sur les dangers publics. 

Peu à peu la foule grossit, les esprits s'échauffent, 
le fameux réverbère est descendu encore une fois, et 
une corde neuve attend un coupable... ou un inno- 
cent. 

Des hommes armés de piques, de haches et de 
croissants se rendent aussi sur la place; la masse s'é- 
branle, la garde nationale à cheval se retire, et la 
garde nationale, formant sur le perron de l'hôtel de 
ville un épais bataillon carré, présente une haie de 
baïonnettes à nos braves amazones. 

Cette manœuvre les tient en respect pendant quel- 
ques instants; un cri général se fait entendre. Les 
pierres volent sur le bataillon, qui, docile à la voix de 
l'humanité et sourd aux suggestions insensées du fa- 
natisme militaire, se replie dans l'hôtel de ville pour 
livrer passage. 

Elles cherchent des armes; elles brisent les portes 
des magasins qui les recèlent ; bientôt elles ont des 
fusils, des canons, des munitions. Quelques scélérats 
qui se sont jetés dans la foule pénètrent dans le dé- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



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pot des balances, jauges et mesures; ils y trouvent trois 
sacs d'argent : ils n'en enlèvent qu'un seul ; le reste 
«st conservé par des citoyens. 

On a débité que quelques-uns de ces mêmes bri- 
gands étaient parvenus jusqu'au bureau de la caisse, 
qu'ils n'ont point forcée; qu'ils avaient enlevé cent 
mille livres en billets de la caisse d'escompte, et qu'un 
garde non soldé avait empêché qu'ils emportassent un 
carton qui en contenait pour cent mille écus; quoiqu'il 
en soit, cette circonstance met fort à leur aise des ad- 
ministrateurs auxquels on demande des comptes de- 
puis si longtemps et si vainement. 

Les premiers soins de ces femmes furent d'al- 
ler chercher MM. les volontaires de la Bastille et de 
nommer leur commandant, M. Hullin, pour les con- 
duire à Versailles. Elles attachent des cordes aux 
trains des canons; mais ce sont des trains de mer, 
et celte artillerie roule difficilement. Elles arrêtent 
des voitures, les chargent de leurs canons qu'elles as- 
sujettissent avec des cables ; elles portent de la poudre 
et des boulets; les unes conduisent les chevaux; les 
autres, assises sur les canons, tiennent à la main la 
redoutable mèche et d'autres instruments de mort. 
Elles parlent des Champs-Elysées, au nombre de qua- 
tre mille, escortées par quatre ou cinq cents hommes, 
armés de tout ce qui était tombé sous leurs mains. 

Pendant ce temps, le tocsin sonne de toutes parts; 
les districts s'assemblent pour délibérer; les grena- 
diers et un grand nombre de compagnies de la garde 
soldée se rendent sans délibérer à la place de l'IJùtel- 
de-Ville; on les applaudit: « Ce ne sont pas des cla- 
quements que nous demandons, crient-ils aux bour- 







13fi LA REVOLUTION RACONTEE ET JUGÉE 

geois; la nation est insultée : prenez les armes, et 
venez avec nous recevoir les ordres des chefs. » 

Des patriotes placés aux coins des rues parlent 
avec enthousiasme aux défenseurs de la majorité na- 
tionale; ils leur recommandent surtout de se défier de 
leurs chefs, parmi lesquels ils leur affirment, par le 
saint nom de la patrie, qu'il y a beaucoup de lâches 
aristocrates et de mauvais citoyens. Un peuple im- 
mense, qui couvre la place d'armes, cède peu à peu le 
terrain aux compagnies armées, tout en demandant 
à grands cris que les représentants de la commune 
s'assemblent pour donner des ordres à nos guerriers. 
On va en chercher quelques-uns, et l'on apprend que 
M. Vauviliers, professeur royal, censeur royal, pen- 
sionnaire du roi, logé au collège royal de Cambrai, 
président de la commune lors du veto, président du 
comité de subsistances, de l'assemblée actuelle des re- 
présentants, et lieutenant de maire, vient de partir 
pour Versailles. 

Les trois cents s'assemblent enfin : MM. Bailly et 
la Fayette se joignent à eux; la délibération se fait à 
huit clos, selon l'usage dangereux qui ne subsiste pas 
moins, quoiqu'il ait été hautement réprouvé par l'opi- 
nion publique. 

On s'impatiente, sur la place, et de la longueur 
des délibérations et de la patience sloïque des chefs à 
attendre les ordres de la municipalité. On brûlait de 
partir. L'ardeur était en raison des motifs qui ani- 
maient chaque individu ; ils se réduisaient à ces quatre 
points : le danger que courait le roi, les malheurs 
qui menaçaient les députés des communes, le manque 
de pain, et, plus que tout cela, le crime commis 









PAR LES HOMMES DU JTEJIPS. 157 

envers la nation par des propos insolents et des actes 
d'insurrection. 

La résolution de partir paraissant généralement 
prise, quelle que fût la décision des trois cents, des 
patriotes qui craignaient que des troupes, marchant 
sans chefs, ne tombassent dans quelques embuscades, 
se portèrent sur les hauteurs de Passy, du mont Valé- 
rien, de Bellevue, et ne trouvèrent rien qui dût in- 
commoder la marche de la garde nationale. Ils appri- 
rent et rapportèrent que les femmes qui étaient parties 
le matin avaient traversé sans obstacles le pont de Sèvres; 
qu'elles avaient fait halte dans ce lieu, où elles s'étaient 
fait donner, en payant, ce dont elles avaient besoin. 

Un de ces patriotes trouve à son retour, clans le 
Cours-la-Reine, une foule d'hommes et de femmes, ar- 
més de piques, autour d'une voilure. Un homme en 
habit noir, qui se rendait à Versailles, ne leur parais- 
sait autre chose qu'un espion du faubourg Saint-Ger- 
main qui allait rendre compte de ce qui se passait à 
Paris. Le voyageur conjurait ces femmes avec instance 
de le laisser partir, et elles se disposaient à le faire 
descendre de sa voiture, lorsque le patriote s'avança 
et lui demanda quelles affaires pouvaient l'appeler de 
Paris à Versailles dans un moment où les esprits étaient 
ouverts à tous les soupçons. « Je suis député de Bre- 
tagne, dit le voyageur. — Député? Ah! c'est diffé- 
rent! — Oui, je suis Chapelier. — Oh! attendez ! » 
Aussitôt le patriote grimpe sur la voilure, harangue 
l'assistance, répèle le nom de Chapelier avec ceux des 
vrais députés de la nation : «Vive Chapelier ! » s'écrie 
le peuple. Plusieurs hommes armés montent devant et 
derrière la voiture pour l'escorter. 






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138 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Il se passait dans le même instant une scène d'une 
tout autre nature au Palais-Royal. Des hommes armés 
de piques fermaient des groupes, et S£ communi- 
quaient leurs idées; tels autrefois nos pères délibé- 
raient à la face du ciel et les armes à la main sur les 
affaires communes. 

Les patrouilles du district Saint-Roch, en qui cet 
étonnant spectacle ne réveillait aucune idée de liberté 
et d'héroïsme, traversèrent plusieurs fois les groupes 
et leur ordonnèrent de se disperser; les groupes résis- 
tèrent. Un aristocrate commandait les détachements, 
et il n'annonça rien moins que le dessein d'aller cher- 
cher un canon, de le charger à mitraille, et de le 
placer au milieu du jardin pour expulser la canaille. 

€es généreux citoyens, qui étaient aussi éloignés 
d'être des séditieux que leurs agresseurs d'être les 
soutiens de la cause publique, leur reprochèrent hau- 
tement d'avoir détruit le patriotisme du Palais-Royal, 
qui éclairait tout ; d'avoir fait des fonctions indignes 
de leur habit en chassant des citoyens pauvres d'un lieu 
public. 

Après avoir poursuivi avec ces reproches les pa- 
trouilles qui allaient ou se renforcer ou chercher du 
canon, les vainqueurs de la Bastille se placèrent dans 
le passage des boutiques en bois, en face du vestibule 
du palais, et, présentant un front armé de trois rangs 
de piques, ils défièrent ceux qu'ils ne pouvaient re- 
garder que comme des soldats aristocrates. 

Des citoyens, alarmés du danger auquel avaient 
donné lieu la conduite illégale des patrouilles et les 
menaces de l'officier, se répandirent dans le vesti- 
bule et les cours adjacentes à celle du corps de garde, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 15'J 

pour foncer sur les soldats au premier coup de feu, 
les empêcher de recharger, les désarmer et les livrer 
aux coups des libérateurs de la France; mais le canon 
ne vint pas, et la réflexion calma sans doute la fougue 
aristocratique de l'officier. 

Revenons aux représentants de la commune. Ils dé- 
libéraient encore à quatre heures et demie du soir; 
l'indignation du peuple et des soldats était à son 
comble. M. de la Fayette, à cheval, à la tète de l'état- 
major, attendait l'ordre du pouvoir civil pour agir. 
Plusieurs grenadiers s'étaient approchés de lui pour 
le solliciter de ne pas perdre le moment favorable de 
prévenir une guerre civile; un soldat non soldé avait 
crié à ses camarades : « Il est bien étonnant que M. de 
la Fayette veuille commander la commune, tandis 
que c'est à la commune à le commander; il faut 
qu'il parte : nous le voulons tous. » Mais la com- 
mune s'élanl donné des représentants, ce n'était que 
par leur organe que M. le commandant général pou- 
vait connaître la volonté de tous. Un peu avant cinq 
heures, on lui apporta une lettre contenant la décision 
de la municipalité; il la lit, change de couleur, et 
promène un regard douloureux sur la brillante armée 
et sur le peuple qui remplissait la place. 

Il détache aussitôt, pour former l'avant-garde, 
trois compagnies de grenadiers et une de fusiliers, 
avec trois pièces de canon. Sept à huit cents hommes, 
armés de fusils, de piques ou de bâtons, précèdent 
de deux cents pas cette avant-garde, ayant à leur tèle 
M. Collard, lieutenant de la troupe non soldée du dis- 
trict Saint-Germain l'Auxerrois. 

A cinq heures sept minutes, la garde nationale 







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140 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

défila par le quai Pelletier, sur trois rangs-. M. de la 
Fayette marchait à cheval; au coin du quai Pelletier, 
les Bravo! les Vive la Fayette! commencèrent et ne 
laissèrent aucun doute sur la joie que cette expédition 
donnait à chaque citoyen. Le général sourit à ces 
cris d'allégresse, et sa physionomie exprima ces sen- 
timents : Vous le voulez, j'obéis! Le corps d'armée 
employa quarante minutes à défiler. 

Dans ce même moment, le peuple donnait la chasse 
à tous les citoyens en uniforme qui s'étaient rendus 
pour voir passer notre armée citoyenne; on les acca- 
blait d'injures, on leur lançait des pierres, principale- 
ment sur la terrasse des Tuileries. Ce peuple ne voyait 
pas que, si l'on eût dégarni la ville de toute la garde 
nationale, les aristocrates qu'elle renferme* dans son 
sein auraient sûrement fait quelque tentative. 

La belle contenance de nos guerriers, malgré la 
pluie, la fatigue de tout le jour, l'incertitude où ils 
étaient de trouver des subsistances et des logements, 
communiquait à toutes les âmes une joie martiale qui 
se soutint tant que l'on entendit les tambours et que 
l'on vit flotter les étendards. Elle fut bientôt suivie 
d'une tristesse générale, et l'on ne trouvait dans toute 
la ville que l'horreur du silence. 

Allez, marchez, braves citoyens; vous portez avec 
vous le destin de la France; nos cœurs vous suivent : 
secourez notre roi 1 , sauvez nos députés, soutenez la 
majesté nationale! Quatre cent mille bras sont prêts à 
vous applaudir ou à vous venger. 

■ ' Il est curieux de voir sans cesse le nom du roi mété il toutes ces 
fureurs révolutionnaires. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



EXPÉDITION DE VERSAILLES 



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Les femmes qui étaient parties le matin s'étaient 
divisées; les unes avaient passé par Saint-Cloud, les 
autres avaient suivi la route de Sèvres. Celles-ci se 
présentèrent sans armes ni bâtons à la porte de l'As- 
semblée nationale, où elles s'introduisirent en certain 
nombre; le reste avança jusqu'aux grilles du château, 
où elles rejoignirent celles qui venaient par Saint- 
Cloud. 

A la nouvelle de leur arrivée, les gardes du corps 
se rendirent devant la grille du château pour leur en 
défendre l'entrée. Le roi était alors à la chasse. 

Ces femmes dirent à l'Assemblée et aux gardes 
du corps qu'elles venaient demander du pain. Dans 
l'Assemblée, on leur répondit qu'on s'occupait d'un 
décret qui faciliterait la circulation intérieure des 
crains et farines, et qu'une dépulation allait deman- 
der au roi de le sanctionner et de le faire exécuter. 
Sur la place d'armes, on leur dit que si le roi recou- 
vrait toute son autorité, le peuple ne manquerait ja- 
mais de pain. 

Nos Françaises, qui voulaient du pain, mois non 
pas au prix de la liberté, ripostèrent par quelques in- 
jures à ces insinuations perfides. Un garde national 
somme un des gardes du corps, nommé M. de la Sa- 
vonnerie, de lui remettre sa cocarde noire et de pren- 
dre la cocarde patriotique; le garde du corps tire le 
sabre, fond sur le garde national, qui est forcé de 
rompre pour avoir le temps de tirer son épéc; un coup 






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142 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de fusil part du corps des gardes nationaux de Ver- 
sailles et casse l'épaule de M. de la Savonnerie 

Le bruit se répand que dans quelques heures la 
garde nationale de Paris arrive pour soutenir les fem- 
mes. On bat la générale. Les gardes du corps, les dra- 
gons, le régiment de Flandre, les gardes suisses, les 
Cent-Suisses, la prévôté accourent de toutes parts. 

Les gardes du corps se rangent en bataille devant 
la grille du château, en face de l'avenue de Paris; le 
régiment de Flandre occupe le terrain qui s'étend de- 
puis la droite des gardes jusqu'aux écuries du roi, et 
font face à l'avenue de Sceaux; les dragons sont' de 
l'autre côté du régiment de Flandre, mais un peu au- 
dessous; les gardes suisses et Cent-Suisses sont au-devant 
de leur poste ou dans la première cour du château. 

M. le comte d'Estaing commandait toutes ces 
troupes, sans doute en qualité de chef de la milice na- 
tionale de Versailles. 

Nous devons dire ici à la gloire de cette brave mi- 
lice nationale qu'elle n'a fait aucun mouvement qui 
annonçât des projets hostiles contre la parisienne, 
comme des gens malintentionnés se sont plu à le ré- 
pandre dans la capitale le même soir. 

Il est certain, au contraire, que la garde de Ver- 
sailles était outrée de l'affront fait à la cocarde pa- 
triote, et que l'intelligence qui régnait entre elle et les 
gardes du corps qui étaient en service à l'époque de la 
Révolution, n'existait plus, depuis l'arrivée de ceux qui 
étaient en service le 1 er octobre. 

Il est certain que des détachements de gardes du 
corps qui battaient l'estrade se présentèrent au corps 
de garde national pour insulter ceux qui y étaient; ils 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 143 

se tinrent, sagement dans leurs retranchements; un 
seul s'avança pour prévenir les gardes du eorps qu'ils 
avaient disposé du canon, et qu'on allait les balayer. 

D'un autre côté, à peine les soldats du régiment de 
Flandre furent-ils rangés en bataille, qu'en présence 
de toutes les femmes qui se mêlaient sans frayeur à 
travers tous ces hommes armés, ils mirent leurs ba- 
guettes dans les fusils et les firent sonner pour prou- 
verqu'ils n'étaient pas chargés ; ils dirent hautement : 
« qu'ils avaient bu du vin des gardes du corps, mais 
« que cela ne les engageait à rien; qu'ils étaient à la 
« nation pour la vie; qu'ils avaient crié : Vive le roi! 
« comme la nation le crie elle-même tous les jours; 
« que leur intention était de le servir fidèlement, mais 
c< non pas contre la nation ; qu'ils s'attendaient à pren- 
« dre la bonne cocarde, et qu'en effet, avant leur ar- 
« rivée, un de leurs officiers en avait commandé mille 
« chez un marchand de Versailles pour huit cents li- 
« vres; qu'ils ne savaient pas pourquoi elles ne leur 
« avaient pas été distribuées. » 

Un garde du corps, irrité de ces discours, mal- 
traita un soldat, qui lui tira un coup de fusil. 

La défection du régiment de Flandre et des dra- 
gons, qui annonçaient aussi qu'ils n'attendaient que 
l'armée nationale pour donner toutes les preuves pos- 
sibles de leur dévouement à la nation, déconcerta 
sans doute les horribles projets des aristocrates l . Leur 
génie trembla une seconde fois devant le génie de la 
France. 



1 On appelle horrible le projet île défendre la rie du roi. 
L'avenir ne donna que trop raison à ceux qui (remblaient pour son 
existence. 



I 






M LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Le roi, arrive de la chasse, reçoit une dépulalion 
de l'Assemblée nationale et des dames de Paris, à la 
tête de laquelle était M. Mounier; il les accueille avec 
bonté; il témoigne sa douleur sur l'insuffisance de 
l'approvisionnement de la capitale, et sanctionne Je 
décret que l'Assemblée venait de rendre pour le fa- 
liciter. 

On assure généralement que la dame qui a porté 
la parole au nom de toutes ses compagnes, ayant 
voulu baiser la main du roi, Sa Majesté l'a embrassée 
et a versé des larmes sur les malheurs de son peuple. 

Pendant cette scène attendrissante, un détachement 
de gardes du corps, commandé par le comte de Gui- 
che, s'étaitavancé sur l'avenue de Paris. 11 rencontra, 
chemin faisant, quelques femmes qui se disposaient à 
retourner à Paris pour rapporter la réponse satisfai- 
sante du roi; un des gardes donna un coup de sabre à 
l'une d'elles et lui fendit le crâne. Quelques-unes 
firent feu des pistolets dont elles étaient armées. Le 
détachement des volontaires de la Bastille, qui était au 
bout de l'avenue, accourt au bruit, fait une décharge 
sur les gardes du corps et les met en fuite; il en reste 
deux sur la place et trois chevaux. Une femme qui 
est mère de six enfants, a eu un bras coupé ; une autre 
a été étouffée entre les chevaux; une troisième a es- 
quivé un coup de sabre, dont le pommeau lui a blessé 
la tête, en se jetant au corps du garde pour le désar- 
çonner. 

Le roi fait faire défense à ses gardes, par le prince 
de Luxembourg, de faire feu ni de se servir de leurs 
armes. M. lccomte d'Estaing va annoncer à la milice 
nationale de Versailles que, dès le lendemain, les gar- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



145 



des du corps prêteront le serment national et pren- 
dront la cocarde patriote : « Us n'en sont plus dignes, » 
répondent les soldats citoyens. 

M. de la Fayette avait mis pied à terre à Sèvres pour 
parler à toutes les compagnies à mesure qu'elles défi- 
leraient, afin de leur inspirer les sentiments qui lui 
paraissaient les plus convenables dans la conjoncture. 
La pluie l'incommodait : les soldats le forcèrent à 
prendre une voilure pour continuer la route. 

Des femmes qui revenaient de Versailles instrui- 
sirent notre armée des mauvais traitements qu'elles 
avaient éprouvées de la part des gardes du corps. Nos 
soldats ne marchaient plus ; ils couraient à Versailles, 
et la Providence ou plutôt la sagesse de notre roi a 
seule prévenu les plus horribles malheurs. 

On sollicitait alors le roi de sortir de Versailles; des 
voitures étaient chargées, préparées ; il s'y est refusé 
avec une énergie, une constance, disons mieux, avec 
une confiance qui honore également le monarque et 
son peuple. Pourtant une voiture, chargée d'effets, 
avait déjà passé la grille de l'Orangerie, lorsque la 
garde nationale de Versailles a engagé ceux qui la con- 
duisaient à rentrer et à fermer la grille, sur laquelle 
elle a veillé. D'un autre côté, deux femmes, l'une des- 
quelles a été reconnue pour être madame Thibault, 
première femme de chambre de la reine, après être 
parvenues par les couloirs qui mènent à la comédie de 
la ville jusqu'auprès de la grille du Dragon, ont re- 
broussé chemin lorsqu'elles ont aperçu un groupe de 
citoyens qui rendaient cette issue impraticable. 

Vers onze heures, le roi a fait demander le pré- 
sident de l'Assemblée nationale pour lui remettre l'ac- 
iii. 10 



m 




146 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ceptation pure et simple des Droits de l'homme et de 
la constitution dont il venait de s'occuper, et, en 
même temps, pour lui dire de convoquer l'Assemblée 
nationale, afin de prendre ses conseils sur des points 

importants. 

Sur ces entrefaites la garde parisienne, arrivée 
à onze heures et demie du soir à Versailles, a fait 
halte sur l'avenue. M. de la Fayette se présente chez le 
roi, est admis avant que M. le président de l'Assem- 
blée nationale soit arrivé. 

Sire, dit M. le commandant général, la commune 
« de Paris, instruite que votre auguste personne n'est 
a pas en sûreté, nous envoie vous offrir des secours. » 
Le roi remercia de la Fayette pour la commune de 
Paris, et le chargea d'une réponse affectueuse pour 
ceux qu'elle avait envoyés. 

De retour sur l'avenue, M. de la Fayette rapporta 
à la garde nationale parisienne la réponse du roi ; il 
l'instruisit du décret rendu par l'Assemblée et sanc- 
tionné par Sa Majesté, au sujet de l'approvisionnement 
de Paris, de l'acceptation pure et simple des Droits 
de l'homme et de la constitution, de la résolution iné- 
branlable où était Sa Majesté de rester au milieu de 
son peuple, et du consentement qu'elle donnait à ce 
qu'un détachement de la garde nationale parisienne 
contribuât à la garde de sa personne. 

La joie fut universelle : les bourgeois de Versailles 
accoururent distribuer leurs adresses aux Parisiens et 
leur offrir des gîtes. M. Lecointre avait déjà fait aver- 
tir, au son du tambour, que chaque citoyen donnât 
l'hospitalité à autant des gardes parisiennes qu'il se- 
rait possible. Ceux qui ne se rendirent pas aux invita- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 147 

tions, se séparèrent des différents postes autour du 
château, se rangèrent en bataille sur la place d'armes; 
après avoir passé une partie de la nuit, ils se reti- 
rèrent dans les églises. 

L'Assemblée nationale s'était formée sur l'invita- 
tion que le roi en avait faite ; les Parisiens s'y rendi- 
rent en foule et y passèrent la nuit. Le roi et la reine 
allèrent se coucher vers deux heures après minuit; le 
calme paraissait rétabli. 

Dès le point du jour, le lendemain 6, le peuple 
se répandait dans les rues; il aperçoit un garde du 
corps a une des fenêtres de l'aile droite du château ; 
il le provoque, il le défie; le garde arme son fusil, 
fait feu et tue le fils d'un sellier de Paris, soldat 
de la garde nationale; à l'instant, le peuple se répand 
dans le château; il cherche le coupable, croit le re- 
connaître ; un garde du corps est traîné au bas de 
l'escalier, dans la cour de marbre; on lui tranche 
la tète ; elle est mise au bout d'une pique et appor- 
tée à Paris avec celle d'un des gardes du corps tués 
la veille, horrible spectacle qui ne saurait exciter la 
curiosité qu'à des hommes accoutumés à toutes sortes 
de crimes. 

Le jeune homme dont nous rapportons le fait tra-* 
gique, était, assure-t-on, âgé de dix-huit ans, très- 
doux et incapable de faire feu sur le peuple ; il n'était 
entré au service que depuis le quartier d'octobre ; il 
n'avait point assisté au funeste repas, source de tant 
d'horreurs et de malheurs. Son père, qui est encore 
au service dans ce même corps, est inconsolable de sa 
perte. Ah! permets, père infortuné, que nous mê- 
lions nos larmes aux tiennes ! Que le sang de ton fils 



148 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ne soit point contre nous, mais qu'il s'élève vers l'Etre 
suprême pour solliciter ta vengeance contre l'auteur 
de la conjuration ; que le spectacle de ta douleur soit 
sans cesse présent à leur esprit, qu'il alimente éter- 
nellement leurs remords ; qu'ils soient punis par leurs 
enfants, par tout ce qu'ils ont de cher, et que la mort 
même ne leur présente pas un asile contre la douleur 
et le désespoir. 

Le peuple avait arrêté en divers lieux du châ- 
teau d'autres gardes du corps ; il voulait punir sur 
tous la faute d'un seul, la mort du garde national. 
Un est massacré à coups de piques, pendant qu'il 
cherche à calmer le peuple; un autre a la tête tran- 
chée par un garde national que des enragés forcent à 
ce cruel office; on enfonce, on pille l'hôtel des gardes 
du corps, en même temps qu'on les cherchait dans tous 
les coins du château, jusque dans l'appartement du roi. 

Le tumulte éveille la famille royale; la reine ef- 
frayée se sauve chez le roi; madame Elisabeth annonce 
que Sa Majesté va paraître ; des forcenés allaient arra- 
cher du cabinet du roi quelques gardes du corps qui 
s'y étaient réfugiés, après avoir jeté les armes ; un 
huissier leur ordonne de se retirer de la part du roi 
«et de respecter sa demeure; à ce nom, ils sortent 
comme d'une ivresse furieuse et semblent oublier 
tout à coup la proie qu'ils poursuivaient avec tant de 
rage. M. de la Lafayette sort de l'appartement du roi 
en criant grâce; toute la garde nationale répète le 
même cri. 

Le roi, la reine et monseigneur le dauphin pa- 
raissent au balcon donnant sur la cour de marbre ; 
une oppression violente empêche le roi de parler. 



l'AR LES HOMMES DU TEMPS. 149 

M. de la Fayette assure le peuple que Sa Majesté sor- 
tira pour s'occuper de tout ce qui peut le plus promp- 
tement possible contribuer au bonheur du peuple. 

Tout à coup, on s'écrie comme par inspiration : 
« Le roi à Paris, le roi à Paris ! » Au bout de quelque 
temps, le roi reparaît au balcon ; il dit : « Mes enfants, 
vous me demandez à Paris; j'irai, mais à condition 
que ce sera avec ma femme et mes enfants. » 

Un cri de : «Vive le roi ! » témoigne l'allégresse uni- 
verselle. Sa Majesté fait un geste pour demander si- 
lence. — «Mes enfants, ah! mes enfants, dit-il, les 
larmes aux yeux, courez au secours de mes gardes. » 
Aussitôt des pelotons de la garde nationale partent 
pour aller arrêter le désordre à l'hôtel des gardes du 
corps; quelques-uns de ces messieurs paraissent au 
balcon avec une cocarde nationale ou des bonnets de 
grenadiers. Le roi, le cœur brisé de douleur, se jette 
entre les bras de l'un d'eux. Le peuple imite cet 
exemple et embrasse tous ceux qu'il tient prisonniers 
dans la cour. En les arrêtant, plusieurs gardes natio- 
naux avaient reçu leurs épées, et leur avaient, par 
égard, présenté la leur. Les gardes du corps, rassem- 
blés sur la place d'armes, prêtent le serment national ; 
alors on veut leur rendre leurs épées dont la poignée 
est d'un plus grand prix que celles de la garde natio- 
nale; plusieurs de ces messieurs la refusent et de- 
mandent comme une grâce de garder l'épée natio- 
nale et de marcher indistinctement dans les rangs, 
tandis que le roi se rendrait à Paris. 

Ainsi la générosité succède à la fureur, la fra- 
ternité à la haine, et les aristocrates eux-mêmes, sont 
forcés d'applaudir à notre bonheur. 






Iffipfè: 



150 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 









ARRIVEE DU ROI ET DE SA FAMILLE A PARIS 

Au moment où le roi avait promis de venir à 
Paris, une salve générale de toute l'artillerie avait fait 
croire à ceux qui étaient dans les environs de Ver- 
sailles, qu'il s'y commettait un carnage horrible; la 
municipalité prévint l'effet qu'aurait pu produire une 
fausse nouvelle de ce genre, en faisant afficher deux 
placards; l'un portait que la garde nationale n'avait 
éprouvé aucun obstacle à Versailles; l'autre, que le 
roi et sa famille étaient en route pour venir à Paris. 

Dès qu'on sut cette heureuse nouvelle, le peuple 
se répandit en foule dans toutes les rues ; il semblait 
que l'amour des Français pour leur roi, ce sentiment, 
que l'excès des malheurs a plus d'une fois concentré 
dans le cœur de ce peuple, se dilatait avec force et 
prenait une nouvelle énergie. Une pluie abondante et 
continuelle ne put dissiper la foule immense qui s'était 
rassemblée sur les lieux où le roi devait passer. On se 
rappelait alors ce mot de Henri IV : « Ils sont affamés 
de voir un roi. » 

À deux heures, notre avant-garde arriva suivie 
d'une forte partie des femmes et des hommes du 
peuple qui s'étaient rendus la veille à Versailles. Un 
grand nombre étaient dans des fiacres, sur des cha- 
riots ou sur les trains des canons. Ils portaient des 
bandoulières, des chapeaux, des pommes d'épée de 
gardes du corps. Des femmes couvertes de cocardes 
nationales de la tête aux pieds, demandaient ou citaient 
aux spectateurs les rubans noirs et verts, et les traî- 
naient dans la boue. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. ifi 

Il s'écoula près de quatre heures avant que le 
corps d'armée qui précédait la voiture du roi arrivât. 
Dans cet intervalle, cinquante à soixante voitures de 
• grains ou de farine passèrent sous les yeux des ci- 
toyens qui, jaloux de témoigner la part qu'ils pre- 
naient à la joie commune, illuminèrent tous les étages 
des maisons ; les rues étaient garnies de deux haies 
de soldats citoyens. 

Des femmes portant de hautes branches de peu- 
plier ouvraient la marche; une centaine de gardes 
nationaux à cheval vinrent ensuite, puis les grenadiers 
et les fusiliers; les canons étaient entre chaque com- 
pagnie, lesquelles étaient entremêlées dé femmes, de 
gardes du corps, de soldats du régiment de Flandre ; les 
Cent-Suisses marchaient après sur deux lignes ; le peu- 
ple ne s'était point jeté dans leurs rangs ; ils étaient 
suivis de la garde d'honneur qui avait accompagné 
M. Bailly, lorsqu'il allait présenter au roi les clefs de 
la ville ; la municipalité et une députation de l'assem- 
blée précédaient la voiture du roi qui était environnée 
de grenadiers. 

Il est aussi impossible de peindre les transports 
des Français au moment où le roi a passé, que de ré- 
péter tout ce qu'ils ont dit pour lui faire connaître 
leurs sentiments : Vive le roi ! le voilà donc ce bon 
roi! noire roi! notre roi! Les mains, les chapeaux 
étaient en l'air; les applaudissements, les cris, l'en- 
thousiasme, le délire, nous avons tout vu, tout senti 
profondément. Ah! malheureux aristocrate 1 ! si ton 



1 Avaient-ils si gTand tort ces malheureux aristocrates qui, en pré- 
voyant les malheurs prêts à fondre sur la famille royale et sur la France, 



I 



! 




152 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

cœur a pu résister à ce spectacle, rien ne saurait te 
toucher, tu meurs sans l'être réconcilié avec tes con- 
citoyens. 

Arrivée à l'hôtel de ville, la famille royale a en- . 
tendu un long discours prononcé par M. Moreau de 
Saint-Merry, à la fin duquel M. Bailly a dit, par ordre 
du roi, qu'il venait dans sa bonne ville- de Paris avec 
joie; il avait oublié les mots : et avec confiance, dont 
le roi s'était servi ; la reine les a rappelés. « Vous 
êtes plus heureux, messieurs, a repris M. Bailly, 
que si je l'avais dit moi-même. » Des cris de vive 
le roi l la reine et la famille royale! ont terminé cette 
scène, après laquelle le roi s'est rendu avec sa famille 
au château des Tuileries. 

Le peuple s'est porté en foule le mercredi matin 
dans le jardin, dans les cours des Tuileries, afin de 
voir le roi et M. le dauphin. Sa Majesté, entourée de 
sa famille, a paru sur la galerie en allant à la messe; 
en rentrant dans les appartements, les .transports 
de la veille se sont renouvelés, et Louis XVI ne peut 
pas douter que l'amour de la liberté n'ait renforcé le 
caractère national, l'amour de nos rois. 

Plusieurs gardes du corps ont ensuite paru sur la 
même galerie. De longs applaudissements leur ont 
fait connaître la douleur que leur sort cause à tous 
les bons citoyens. Enhardis par ces témoignages non 
équivoques des dispositions du public, ils se sont ren- 
dus au Palais-Royal, en donnant le bras à des bour- 
geois ou à des gardes nationaux. Les patriotes, habi- 
tués de ce lieu, les ont accueillis, embrassés, arrosés 

voyaient s'ouvrir en frémissant la route qui devait conduire Louis XVI à 
l'échafaud? 




PAR LES HOMMES DU TEMPS. 153 

de leurs larmes ; pâles, défaits, échevelés comme après 
de longues fatigues, les vainqueurs de Fonlenoy em- 
brassaient les vainqueurs de la Bastille. Citoyens, ils 
ont prononcé l'auguste serment national : ce sont nos 
frères; ils abjurent cet orgueil que leur communi- 
quaient l'exemple des courtisans et les préjugés de la 
naissance. Ah ! gardons-nous de voir en eux des enne- 
mis soumis par la farce, prêts à s'élever contre nous, 
dès que la force sera de leur côté. 

Us ont été trompés; un petit nombre, un très- 
petit nombre était dans le secret de l'affreux complot, 
sans doute ce sont ceux-là que la Providence aura fait 
tomber sous la hache meurtrière. Plusieurs avaient 
prévu les malheurs de ce funeste banquet, et s'en 
étaient abstenus; plusieurs avaient donné des preuves 
du patriotisme le plus pur. Ce sont des gardes du 
corps qui, dans la fameuse nuit du 13 au 14 juillet, 
prévinrent les gardes françaises des dangers qui les 
menaçaient. Plusieurs se tenaient prêts à voler à leur 
secours. Un moment d'erreur, l'erreur de quelques- 
uns ne mérite pas une plus longue haine contre tous; 
ils se jettent dans notre sein. Ah ! qu'ils soient à l'abri 
de toute insulte, et qu'ils jouissent sous la loi nationale 
des droits sacrés de l'homme et du citoyen. Vil celui 
qui violera la foi qui leur a été donnée ! vil celui qui 
rappellera le souvenir delà querelle qui vient de finir, 
pour fomenter la division 1 vil celui qui affligerait de 
nouveau le cœur de ce bon roi, qui est leur père 
comme le nôtre ! 

Nous apprenons que trois cents d'entre eux se 
sont réfugiés à Rambouillet, et qu'on leur a refusé les 
portes ; que de là ils sont venus au Péray, d'où ils se 



'"'•!•" 






154 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sont rendus à Trape, où, la garde nationale, ajoute-t-on, 
a fait feu sur eux. On débite qu'il y a également eu 
un combat entre eux et les soldats qui sont en garnison 
à Troyes. On craint que leur trop fameuse rixe de Beau- 
vais n'y cause quelque acte de soulèvement contre 
eux. Faisons tous circuler jusqu'au bout de la France, 
que la paix a été jurée, et que ces scènes sanglantes 
ne peuvent se jouer qu'aux dépens de la patrie. 

M. Bailly s'est transporté le même soir au château 
des Tuileries à la tête d'une députation des représen- 
tants de la commune, pour supplier le roi de fixer 
dans la capitale son séjour habituel. La demande de 
la commune est fondée sur un ancien privilège. « C'est 
ici, a-t-on dit au roi, qu'ont demeuré vos illustres 
ancêtres; nous n'avons sur vos autres sujets que 
l'avantage d'habiter le centre de l'empire ; le centre 
de l'empire doit être la demeure des rois. » 

11 est impossible de rien dire de plus maladroit 
et de plus impolitique; le mot de privilège est banni 
de notre langue, et la commune de Paris réclame un 
privilège qui armerait toutes les provinces contre elle, 
qui établirait cette aristocratie que nous avons déjà dé- 
montrée être si dangereuse, de municipalité en muni- 
cipalité. 

Nos réflexions déplairont sans doute aux Pari- 
siens ; mais ce ne sera pas à ceux qui sont justes, et 
qui sont assez bons citoyens pour préférer l'intérêt de 
la nation à celui de leur ville. 

Qu'ils écoutent, ceux qui seraient tentés de nous 
blâmer, qu'ils écoutent le grand législateur des na- 
tions. « Toutefois, dit Jean-Jacques Rousseau, si l'on 
ne peut réduire l'État à de justes bornes, il reste en- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 155 

core une ressource; c'est de n'y point souffrir de 
capitale, de faire siéger alternativement le gouver- 
nement dans chaque ville, et d'y rassembler aussi 
tour à tour les états du pays. » Peuplez également 
le territoire en y portant les mômes droits ; portez-y 
partout- l'abondance et la vie ; c'est ainsi que l'Etat de- 
viendra tout à la fois le plus fort et le mieux gou- 
verné qu'il soit possible. 

La réponse de notre roi prouve que ces grands 
principes lui sont familiers, et qu'il connaît toute l'in- 
justice et le danger qu'il y aurait eu d'accéder sans 
restriction à la demande de la commune de Paris. 

« Les nouvelles assurances que vous me présentez 
« de l'affection et de la fidélité de la commune de ma 
« bonne ville de Paris, me donnent une vraie satis- 
a faction. Je vous recommande de continuer tous vos 
« soins pour les approvisionnements nécessaires à la 
« subsislance des habitants, et pour assurer l'ordre 
« public. Je fixerai volontiers ma résidence la plus 
« habituelle dans ma bonne ville de Paris, dans la 
« confiance que j'y verrai régner la paix et la tran- 
« quillité. Je viens de réitérer à l'Assemblée nationale 
« ma résolution de seconder le vœu qu'elle a formé 
« de ne pas se séparer de moi; dès que je connaîtrai 
« un local convenable pour la tenue de sa séance. Je 
« donnerai les ordres nécessaires pour le faire pré- 
ce parer. » 

La fin de cette réponse n'aura pas plu sans doute 
aux représentants de la commune, puisque, selon le 
rapport de M. Tronchet à l'Assemblée nationale, les 
trois cents ont décidé qu'il n'y avait ppint lieu à déli- 
bérer sur ce qui pourrait rassurer quelques députés 



■ 



I: 




156 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sur leur séjour à Paris, et que l'Assemblée nationale 
pouvait rester à Versailles. 

Le vœu des représentants de la commune n'est 
pas conforme aux vœux de la commune; c'est la ré- 
ponse du roi qui s'y rapporte, parce que la commune 
et le roi ne peuvent vouloir que le bien et ne peuvent 
jamais être guidés par un intérêt privé. 

La prudence, la justesse de la réponse du roi nous 
donne lieu à faire une observation très-simple sur 
l'idée que des ennemis du bien public se sont atta- 
chés à répandre sur le personnel du roi, parmi ceux 
qui ne sont pas dans le cas de l'approcher et de le ju- 
ger. Outre les qualités de son cœur sur lesquelles per- 
sonne n'a de doute dans tous les pays policés, nous 
demandons si la sagesse de ses réponses, la justesse de 
ses expressions, lorsqu'il est pris au dépourvu , et qu'il 
ne parle pas par l'organe ministériel, mais d'après 
lui-même, n'annoncent pas un jugement profond et 
exercé par la réflexion? Nous demandons si tous les 
ministres qu'il a choisis d'après son cœur ne sont pas 
tous des hommes de bien? Enfin, si son voyage dans 
la capitale le 17 juillet dernier, et son séjour dans ce 
moment ne sont pas d'un caractère solide, et, ce qui 
est si rare, d'un roi qui croit à la vertu. Henri IV était 
un homme de génie, mais c'était un despote adroit. 
Louis XIV était un homme d'esprit, et c'était un vrai 
tyran. Louis XII était un homme de sens et c'était un 
bon roi ; et quel autre que Louis XVI, depuis sept 
siècles, peut être comparé à Louis XII? 

Louis XII avait des mœurs pures, une probité fran- 
che ; il était bon père et bon mari ; on ne le trompait 
jamais qu'en lui présentant l'image du bonheur de 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 157 

l'État. Il préférait le peuple aux grands; il reçut des 
états généraux le surnom de Père de la patrie. Il se 
réduisit à toutes sortes de privations pour soulager la 
France; il fut malheureux dans presque toutes ses en- 
treprises ; et cependant il n'eut qu'un seul défaut, trop 
de confiance dans son épouse et ses ministres, et trop 
peu dans ses propres facultés. 

Français, sachons apprécier l'homme que le ciel 
nous a' donné pour roi, et voyons parmi tous les rois 
de la terre celui que nous lui préférerions. Etre su- 
prême, j'adore tes décrets si les vœux des peuples 
peuvent les changer! Que les jours des meilleurs 
d'entre nous, soient ajoutés à ceux de ce bon monar- 
que. Sauve-nous des malheurs d'une régence. Ci- 
toyens ! pressons-nous autour de lui, environnons-le de 
nos cœurs! Garde nationale, vous nous en répondez 
sur votre honneur et sur votre vie ! Je n'ose vous ex- 
primer mes craintes; je mêles cache à moi-même... 

En sortant de chez le roi, la députation de la mu- 
nicipalité s'est présentée chez la reine ; on lui a adressé 
le discours suivant : 



« Madame, 

« Je viens apporter à Votre Majesté les hommages 
« de la ville de Paris, avec les témoignages du res- 
« pect et de l'amour de ses habitants. La ville s'ap- 
c< plaudit de vous revoir dans l'ancien palais de nos 
« rois; elle désire que le roi et Votre Majesté leur 
« fassent la grâce d'y établir leur résidence habituelle, 
« et lorsque le roi lui accorde cette grâce, lorsqu'il 
« daigne lui en donner l'assurance, elle est heureuse 



F 
I 









158 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« de penser que Votre Majesté a contribué à la lui faire 
« obtenir » 

« Je reçois avec plaisir les hommages de la ville de 
« Paris ; je suivrai le roi avec satisfaction partout où il 
« ira, et surtout ici. » — Telle est la réponse de la 
reine au discours insignifiant de la municipalité. 

Si quelque citoyen brûlant d'amour pour la pa- 
trie et capable de s'élever au niveau des circonstances, 
eût été appelé à haranguer la reine, voici ce qu'il lui 
eût dit: 

« En suivant notre roi dans cette ville qui naguère 
« devait être ravagée par la famine et par le feu, vous 
«commencerez, madame, à détruire des bruits qui 
«ont affligé tous les bons Français, et qui retentis- 
« sent dans toute l'Europe. Des hommes qui sont vos 
« ennemis, quoiqu'ils vous paraissent tout dévoués, 
« se sont plu à vous présenter comme l'appui de la 
« faction qui déchire l'État. Ce serait vous trahir, ma- 
« dame, que de vous dissimuler que ces bruits ont 
« produit une funeste impression sur le peuple, et 
« que c'est seulement par la crainte d'affliger le cœur 
« de votre époux qu'il unit votre nom au sien dans ses 
« cris de joie et dans ses hommages. 

« Nous savons que l'audacieuse calomnie ne res- 
« pecte aucun rang, aucune vertu ; nous savons égale- 
« ment ce que peuvent sur les rois la flatterie et l'a- 
« mour d'un pouvoir sans bornes ; nous savons ce que 
« peut sur le cœur d'une épouse et d'une mère le désir 
« de conserver des droits qu'elle croit appartenir à son 
« époux et à son fds ; nous savons ce que peut sur 
« tous les hommes la volonté de réussir dans les projets 
« qu'ils ont adoptés, dans les entreprises qu'ils ont 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 159 

«commencées; mais il ne nous appartient pas, ma- 
« dame, de scruter vos sentiments ni vos actions; vous 
« n'avez dans ce moment pour juges que Dieu et votre 
« époux; notre devoir se borne à vous présenter l'es- 
« pérance du bonheur que votre séjour dans cette ville 
« nous fait concevoir. 

« Notre histoire offre peu d'exemples de reines qui 
« se soient occupées du bonheur du peuple. Anne 
« d'Autriche cause une guerre civile en France par 
« un fol entêtement pour un ministre qu'elle n'esti- 
« mail pas et, qu'elle haïssait 1 . Marie de Médic'is, vic- 
« time d'une ambition déplorable qui avait troublé 
« le royaume, meurt à Cologne dans la misère, acca- 
« blée du mépris du roi, son fils, et de la reine des 
« Français ; une alternative de soucis et de remords 
« s'étendit sur l'affreuse vie de cette autre Médicis 
« qui n'a été peinte comme une femme de génie, 
« que par le parti dont elle était le jouet et l'in- 
« strument, dont elle croyait être l'âme et le chef. 
« Isabeau de Bavière livra la France aux Anglais, y 
« alluma tous les feux de la guerre civile; ses mal- 
ce heurs égalèrent ses crimes. Devenue, dit l'historien 
« de sa mort, un objet d'horreur pour les Français, 
« négligée, détestée, abandonnée de tout le monde, 
« elle resta seule avec ses forfaits, sa honte et ses re- 

1 Anne d'Autriche fut une nolile et digne reine, el Mazarin un grand 
ministre, n'en déplaise à l'écrivain du Journal df Paris. Elle acheva 
l'œuvre complexe de l'unité française, de la réduction des grands vas- 
saux et de rabaissement de la maison d'Autriche ; titres de gloire impé- 
rissables de notre vieille monarchie. Elle assura a la France un grand 
règne el un grand roi, un siècle immortel. Il n'en coûte pas à l'auteur de 
ces mémoires de se séparer ici de son illustre aïeul, le frondeur passionné 
et le spirituel auteur des Maximes. 








Î60 LA RÉVOLUTION RACONT L ÉE| ET JUGÉE 

«mords; l'ignominie et la douleur ne lui laissèrent 
« pas un moment de relâche; ceux qui lui devaient 
.«tout, l'insultaient journellement; ils poussèrent la 
« lâcheté jusqu'à lui reprocher que Charles n'était pas 
« fils du roi, son époux; n'ayant que ses larmes pour 
« soulagement, la Providence, pour la punir, prolon- 
« geait sa vie ; trop méprisable pour mourir de tris- 
« tesse, elle traînait dans la misère et les ténèbres une 
« vieillesse languissante et déshonorée, au milieu de 
« la France dont elle avait été l'idole; elle manquait 
« de tout et n'excitait la compassion de personne. 

« Nous n'avons pas besoin de remonter jusqu'aux 
« siècles de Frédégonde et de Brunehaut, dont chaque 
« action était un crime, et chaque pensée une ini- 
« quité, pour prouver qu'une reine intrigante, et qui 
« ne cherche point son bonheur dans la vertu, est la 
« pire des femmes et la plus malheureuses des reines. 

« Il nous manque une reine, madame, dont la vie 
« soit le contraste parfait de celle de ces reines; une 
« reine qui, occupée à former le cœur de ses cn- 
« fants, à rendre heureux son époux, mette le sou- 
« lagement du peuple au rang de ses devoirs; qui, 
« protectrice décidée de l'innocence persécutée ou de 
« la pauvreté vertueuse, s'établisse, pour toute part 
« aux affaires publiques, un ministère de bienfai- 
« sance, et rende en quelque sorte son mari jaloux de 
« la reconnaissance des Français envers elle, et de 
« l'admiration de tous les peuples. 

«Voilà, madame, ce que nous attendons de vous ; 
« vous avez tout pour y réussir; la nature vous a tout 
« donné. Abjurons, s'il en est dans votre cœur, tous 
« sentiments de prévention ou de colère contre le meil- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



101 



« leur des peuples, livrez vos actions à ses regards, el 
« voire cœur à son amour. Le Français est l'homme 
« le plus heureusement né ; une seule bonne action 
« lui fait oublier cent injustices, comme un seul trait 
« de lumière lui fait connaître ses torts; il a besoin de 
« vous aimer autant qu'il aime son roi ; il ne relient 
« ce sentiment que par la crainte d'être repoussé. En 
« venant avec confiance, avec une confiance qui ne sera 
« pas trahie, au milieu de nous, vous avez déjà mis 
« nos cœurs à l'aise; achevez votre ouvrage en profes- 
« sant si hautement, si publiquement votre palrio- 
« tisme, que l'aristocratie perde désormais tout espoir 
« d'abuser de votre nom pour alarmer le peuple, et 
« étayer ses abominables projets '. » 



SEASCE DU 5 AU MATIN. 

Après la lecture du procès-verbal des deux séan- 
ces du samedi, M. le président a fait part à l'Assem- 
blée de la réponse qu'il a reçue hier du roi; on a 
demandé une seconde lecture. Cette réponse, par la- 
quelle le roi, en accordant la sanction à certains dé- 
crets de l'Assemblée nationale, semblait la refuser ar- 
bitrairement à d'autres, a excité de vaines réclamations 
de la part d'une foule de membres qui se sont em- 
pressés de demander la parole. 

1 Jamais reine n'eût été plus heureuse que Marie-Antoinette d'être 
aimée du peuple français. Aucune n'y aurait mieux réussi, en temps or- 
dinaire, sans les manœuvres coupables de la Révolution, et sans les ca- 
lomnies intéressées de quelques ambitieux. La postérité a bien vengé l'il- 
lustre et infortunée victime; et l'opinion publique s'incline aujourd'hui 
avec amour et avec une pieuse vénération devant la reine, dont le froi t 
auguste ajoute à l'éclat du diadème l'auréole du martyre. 

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102 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. MuguetdeMantonquia parlé le premier, a vive- 
ment représenté que l'Assemblée ne devait pas différer 
un instant de demander au roi une acceptation pure 
et simple de la déclaration des Droits de l'homme et du 
citoyen, ainsi que des articles constitutionnels déjà 
décrétés; qu'on ue devait point voter l'impôt avant 
d'avoir obtenu une acceptation. « La liberté française, 
« a-t-il ajouté, étant le plus grand, le plus précieux 
« de tous les biens, tout, absolument tout, doit céder 
« devant cet intérêt suprême. » — « Si les circonstan- 
ce ces orageuses au milieu desquelles nous sommes 
« continuellement, a dit M. Robert Pierre, devaient 
« produire les imperfections qu'on observe dans notre 
« Constitution, est-ce donc au pouvoir exécutif de la 
«censurer! Qu'il apprenne qu'il n'y a sur la terre 
« aucun pouvoir qui ait le droit de s'élever au-dessus 
« des lois qui émanent des représentants de la na- 
« tiori. » — Il faut établir les principes du droit na- 
tional ; il faut poser les bornes du pouvoir exécutif. 

M. Bouche a appuyé sur la nécessité de travailler 
promptement à la Constitution, en ajoutant qu'une 
fois achevée, le roi ne refuserait pas sans doute, sur 
la réclamation de l'Assemblé nationale, de venir s'en- 
gager par serment à la faire observer. 

M. le Prieur, en rappelant que l'Assemblée avait 
solennellement arrêté que tout pouvoir réside essen- 
tiellement dans la nation, a conclu à ce que monsieur 
le président se retirât par devers le roi, pour lui de- 
mander une sanction bien simple et bien claire, pour 
prévenir les interprétations dangereuses dont la ré- 
ponse de Sa Majesté est susceptible. 

M. Goupille a témoigné de vives alarmes : «Com- 



PAR LKS HOMMES DU TEMPS. \m 

« ment concevoir, a-t-il dit, que cette réponse émane 
« de celui que vous avez proclamé le restaurateur de 
« la liberté française! » 

M. Péthion de Villeneuve, en exprimant les sen- 
timents d'affection dont l'Assemblée est pénétrée pour 
la personne du roi, a ajouté qu'il était impossible de 
couvrir la conduite des ministres envers la nation. De 
tous côtés, a-t-il dit, je n'aperçois que des pièges; je 
ne vois que des altérations dans nos arrêtes. 

Le roi est bon, a dit l'abbé Grégoire, mais il est 
homme; il peut se tromper et de plus être trompé. — 
Alors c'est aux ministres à nous répondre des erreurs 
qui émanent du trône; en conséquence j'opine pour 
que les ministres se justifient de la réponse d u roi 
nullement convenable à la nation. 

Le roi est infaillible, a dit le marquis de Mirabeau ; 
il doit l'être; mais il n'en est pas moins vrai que 
lorsqu'il se commet des erreurs funestes à la nation, 
il faut des victimes, et ces victimes sont les ministres. 
Néanmoins, je déclare que mon sentiment est que le 
président se retire à l'instant vers le roi pour lui de- 
mander l'explication de son acceptation. 

M. le marquis de Mirabeau, l'abbé Maury, M. Ri- 
chier, ont été d'un avis opposé aux préopinants; mais 
ils n'ont excité que des signes d'indignation... Les 
discussions sur ce sujet se renouvelaient sans cesse ; 
cependant, il fallait prendre un parti ; on n'était plus 
embarrassé que sur le choix des diverses adresses, 
lorsque M. le président à déclaré, à Ja sollicitation de 
quelques membres, que la séance était levée et la dis- 
cussion renvoyée au lendemain; mais la majorité de 
l'Assemblée a forcé M. le président de continuer la 



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164 LA RÉVOLUTION RACONTÉE| ET JUGÉE 

séance, et voici l'adresse qu'il a élé décidé de pré- 
senter au roi. 

« L'Assemblée nationale ordonne que le président, 
accompagné d'une députation, se retirera dans le jour 
par-devant le roi, à l'effet de le supplier de donner 
son acceptation pure et simple de la déclaration des 
Droits de l'homme et du citoyen, et des articles consti- 
tutionnels. » 

On a sur-le-champ nommé douze députés pour 
accompagner le président ; il était près de cinq heures, 
l'Assemblée allait se séparer, lorsque les femmes de 
Paris se sont présentées pour exposer l'état de disette où 
se trouvait la capitale. M. le président leur a répondu 
qu'il allait cbez le roi, et qu'il lui ferait le tableau de 
l'état affligeant de la capitale. 



SEANCE DE LA NUIT. 



M. le président était dans la salle de l'Assemblée 
avec quelques députés et les femmes de Paris, lorsque 
Sa Majesté l'a appelé auprès de sa personne. Le roi lui 
a dit : « Je vous ai fait appeler parce que je voulais 
m'environner des représentants de la nation, et m'é- 
clairer de leurs conseils dans cette circonstance diffi- 
cile; mais M. de la Fayette est arrivé avant vous, et je 
l'ai déjà vu ; assurez l'Assemblée nationale que je n'ai 
jamais songé à me séparer d'elle, et que je ne m'en sé- 
parerai jamais. 

M. le président ayant fait convoquer les députés 
au son du tambour, l'Assemblée s'est formée et on a 
continué la discussion de la loi provisoire sur la ma- 
tière criminelle 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



165 



DETAILS DU 10 AU 17 JUILLET 1790. 

FÉDÉRATION DU 14 JUILLET. 

Le jour de la prise de la Bastille n'aura jamais 
d'égal dans l'histoire de la nation française. Le dé- 
vouement, le courage, l'ardeur de tous les citoyens, 
leur concorde, leur parfaite égalité, le respect de tous 
les droits, la justice du peuple, l'ordre au sein du dé- 
sordre, l'allégresse au milieu des alarmes, les tyrans 
vaincus et mis à mort, de vrais héros couronnés et 
portés en triomphe, l'envie et la flatterie également 
réduites au silence, et partout la grandeur, le génie du 
peuple qui brise ses fers et qui reprend ses droits, 
voilà ce qui caractérisait cette sublime journée. Le 
14 juillet dernier est-il digne d'en être appelé l'anni- 
versaire? 

Tout ce qui s'est passé dans les jours qui l'ont 
précédé fait en quelque sorte partie de la grande 
cérémonie de la fédération, et il est de notre devoir 
de ne pas omettre des faits qui peignent singulière- 
ment l'esprit public. 

L'arrivée des députés fédératifs de la Bretagne 
était annoncée pour le samedi 10; ils venaient en 
corps d'armée. La garde nationale parisienne envoya 
un détachement au-devant d'eux ; ils entrèrent dans 
Paris tambour battant. Arrivés à la porte des Tuile- 
ries, du côté du Pont-Boyal, les Bretons se présen- 
tèrent pour saluer le roi ; ils défilèrent le long de la 
terrasse où ils firent halte, en face de l'appartement 
où était le roi. Le commandant monta pour lui pré- 



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166 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

senter l'hommage que les Bretons lui rendaient comme 
à un roi citoyen. 

Louis XVI l'accueillit avec sensibilité ; des cris de 
Vive le roi! se firent entendre sur la terrasse; le roi se 
présenta à la fenêtre et parut éprouver une vive émo- 
tion . 

Le commandant des gardes nationaux du district 
de Tours s'est aussi présenté chez le roi et lui a remis 
un anneau que Henri IV avait donné aux Tourangeaux 
pour reconnaître leur fidélité. Le roi reçut cet anneau 
et promit de le porter le jour de la fédération. 

Le dimanche, il y eut revue d'une partie de la 
garde nationale parisienne ; le roi et sa famille j 
firent l'accueil le plus séduisant à divers députés fé- 
dératifs des provinces, qui en parurent tout aussi en- 
chantés que s'ils n'eussent pas été des hommes, ou 
que si ceux qui leur parlaient eussent été des dieux. 

M. de la Fayette, major général de la fédération, 
par ordre du roi, convoqua d'abord à la maison com- 
mune un député par département. Il fut décidé dans 
cette assemblée de présenter des adresses à l'Assem- 
blée nationale et au roi ; le lendemain, il convoqua 
dans l'église Saint-Roch une assemblée de quatre 
autres députés par départements, à l'effet d'entendre 
la lecture des adresses à présenter et de prendre à 
cet égard un parti définitif. 

Ces adresses ont été approuvées et présentées le 
15 par M. de la Fayette, élu président de la députa- 
tion à l'unanimité. 

Le même jour, le roi a voulu passer en revue les 
députations de tous les départements. Les députés 
ont eu ordre de se rassembler à la place Louis XV 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 167 

et aux Champs-Elysées. Ils ont défilé par le jardin des 
Tuileries; ils ont passé par le vestibule où le roi s'est 
trouvé avec toute sa famille ; chaque commandant a 
remis au roi un état des députés avec leur nom et celui 
de leur département. Après cette faveur, les fédérés 
traversaient la cour d'entrée et le Carrousel, où ils se 
séparaient pour se retirer. 

Cependant, une armée d'ouvriers achevait à la hâte 
les préparatifs du Champ de Mars, malgré des pluies 
abondantes; et, dans plusieurs districts, on distibuait 
des billets pour y entrer le lendemain. Cette circon- 
stance causa quelques rumeurs dans la soirée du 1 5; 
on avait excité l'attention en commandant une garde 
de quatre à cinq mille hommes pour la nuit, au 
Champ de Mars. Les plaintes furent vives ; elles furent 
appuyées par plusieurs soldats de la garde nationale 
qui parurent ne pas croire à la nécessité de repousser 
ceux qui n'auraient pas de billets, et la municipalité 
fit éveiller tous les citoyens, au milieu de la nuit, au 
son du tambour, pour leur apprendre que les billets 
qu'on avait distribués étaient nuls et non avenus. 

Dès la pointe du jour, le peuple se met en marche 
vers le Champ de Mars, tandis que les fédérés se por- 
tent sur le boulevard de l'Opéra et de Saint-Antoine, 
où le rendez-vous de chaque corps était marqué. 

Le peuple se plaçait et les citoyens de garde leur 
donnaient, autant pour les amuser que pour s'échauf- 
fer, le spectacle de plusieurs évolutions militaires, de 
quelques rondeaux et d'une petite guerre. 

D'un autre côté, on distribuait à messieurs les 
députés les quatre-vingt-trois bannières de la fédé- 
ration, c'est-à-dire un large carré blanc sur lequel 



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168 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

étaient peints une couronne de chêne et le nom du 
département. Le plus âgé de chaque département ob- 
tint l'honneur de la porter. 

Le cortège se mit en marche à sept heures du 
matin, dans l'ordre suivant: une compagnie de cava- 
lerie parisienne, une compagnie de grenadiers ayant 
à sa tête un corps de musiciens et les tambours; ve- 
naient ensuite les électeurs de la ville de Paris, une 
compagnie de soldats citoyens, les deux cent quarante, 
le comité militaire, une compagnie de chasseurs, 
MM. les présidents des districts, MM. du comité de 
fédération, les soixante administrateurs entre deux 
rangs des ci-devant gardes de la ville. 

Le bataillon des enfants précédait l'Assemblée na- 
tionale, et celui des vieillards la suivait; les dra- 
peaux des soixante bataillons étaient sur ses flancs. 

Quarante-deux départements par ordre alphabé- 
tique, la députation des troupes de terre et de mer, 
les quarante et un derniers départements formaient 
.'armée fédérale ; la marche était fermée par un déta- 
chement de grenadiers et de gardes à cheval. 

Du boulevard, le cortège a passé par les rues 
Saint-Denis, de la Ferronnerie, Saint-Honoré, rue 
Royale, la place Louis XV, le Cours-la-Reine, le quai 
de Chaillot, et s'est rendu au Champ de Mars par le 
pont de bateaux qu'on avait jeté sur la Seine, vis-à-vis 
le couvent des Filles Sainte-Marie. 

Là, un grand spectacle a frappé les yeux des fé- 
dérés à leur arrivée; trois cent mille spectateurs, 
hommes et femmes, tous décorés de rubans à la na- 
tion, étaient placés sur les bancs qui, en partant d'un 
triple arc de triomphe, forment un cintre incliné, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 169 

dont le haut se marie avec les branches des allées 
d'arbres, et dont le bas domine sur une immense 
plate-forme, au milieu de laquelle était élevé un 
autel. 

Un terre -plein de vingt pieds d'élévation, sur le- 
quel on arrivait de quatre côtés par un vaste escalier ; 
quatre plates-formes ménagées entre les quatre esca- 
liers, portant de petits autels attiques sur lesquels 
on brûlait des parfums; au milieu était l'autel de la 
patrie sur lequel l'officiant et un clergé nombreux, 
orné de rubans aux couleurs de la nation, attendaient 
le cortège, la face tournée vers la rivière. 

Le côté du Champ de Mars, où est l'École mili- 
taire, était occupé par une immense galerie couverte, 
ornée de draperies bleu et or. Au milieu de la galerie 
on avait formé un pavillon pour le roi, et dans ce pa- 
villon, sur le derrière, était pratiquée une galerie 
pour la famille royale. 

A l'autre extrémité on voyait un triple arc de 
triomphe chargé de citoyens, de soldats, et dont quel- 
ques peintures et des inscriptions faisaient le principal 
ornement. Voici les inscriptions : 



COTE D D CHAMP DE MARS. 

>'ous ne vous craindrons plus, subalternes tyraus, 
Vous qui nous opprimiez sous cent noms différents. 

« Les Droits de l'homme étaient méconnus depuis 
des siècles; ils ont été rétablis pour l'humanité en- 
tière. » 



Le rui d'un peuple libre est seul un roi puissant. 







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170 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Vous chérissez cette liberté ; vous la possédez 
maintenant : montrez-vous dignes de la conserver. » 

FAÇADE DU COTÉ DU PONT DE BATEAUX. 

La patrie ou la loi peut seule nous armer ; 
Mourons pour la défendre, et vivons pour l'aimer. 

« Consacrés aux travaux de la Constitution, nous 
la terminerons. » 



Le pauvre, sous ce défenseur, 
Ne craindra plus que l'oppresseur 
Lui ravisse son héritage. 

Tout nous offre un heureux présage; 

Tout flatte nos désirs. 
Loin de nous écartez l'orage, 

Et comblez nos plaisirs. 



SUR LA FAÇADE DU MIDI. 

Les mortels sont égaux ; ce n'est point la naissance, 
C'est la seule vertu qui fait la différence 

La loi dans tout État doit être universelle ; 

Les mortels, quels qu'ils soient, sont égaux devant elle. 

Sur la face opposée on avait peint des anges son- 
nant de la trompette, et on avait écrit ces mots : 



SONGEZ AUX TROIS MOTS SACRÉS QUI GARANTISSENT LES DÉCRETS : 

La Nation, la Loi et le Roi. La nation, c'est vous; la loi, c'est en- 
core vous, c'est votre volonté ; le roi, c'est le gardien de la loi. 

La façade qui regardait la Seine portait à gauche 
la figure de la liberté, avec tous les attributs de l'a- 
bondance et de l'agriculture; à droite, un génie pla- 
nant dans les airs, et ce mot: constitution. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 
En face du trône on lisait cette inscription 



171 



Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, 
et de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par 
l'Assemblée nationale, et acceptée par le roi ; 

Et de protéger, conformément aux lois, la sûreté des personnes et 
des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l'in- 
térieur du royaume, la perception des contributions publiques, sous 
quelque forme qu'elles existent, et de demeurer unis à tous les Français 
par les liens indissolubles de la fraternité. 

C'était le serment décrété par l'Assemblée pour les 
fédérés armés. 

A trois heures et demie le cortège a achevé d'en- 
trer dans le champ de Mars ; des salves d'artillerie 
ont annoncé celte circonstance comme elles avaient 
annoncé son arrivée. On a béni les quatre-vingt-trois 
flammes qui étaient blanches, de même que le dra- 
peau placé sur le pavillon royal. Mais on y avait ajouté 
de petites cravates imperceptibles aux couleurs de la 
nalion. On a célébré la messe. 

Le roi qui était entré à l'École militaire par une 
porte de derrière, est venu, par l'intérieur de son pa- 
villon, se placer sur son trône, sans sceptre, sans cou- 
ronne, sans manteau royal, sans doute pour montrer 
qu'il renonçait à cet attirail de comédie qui pouvait en 
imposer à des esclaves ; car, s'il n'y eût pas renoncé, 
en quelle plus grande occasion pouvait-il se revêtir 
des ornements royaux ? 

Après la messe, M. de la Fayette est monté à l'autel 
et a prononcé les paroles du serment qui a été prêté 
par les fédérés. Aussitôt dix mille d'entre eux se sont 
élancés vers lui ; les uns lui baisaient le visage, les 
autres les mains, d'autres l'habit; ce ne fut qu'avec 
beaucoup de peine qu'il parvint à remonter à cheval ; 








172 



LA REVOLUTION RACONTEE KT JUGÉE 



alors tout fut baisé, ses cuisses, ses bottes, les harnais 
du cheval et le cheval lui-même. Jamais il n'y eut 
d'exemple d'un tel empressement, d'une telle ivresse, 
si ce n'est peut-être lorsque M. Necker vint à l'Hôtel- 
de-Ville de Paris, dans le mois de juillet de l'année 
dernière. 

Un moment après l'Assemblée nationale prêta ser- 
ment; on cria Vive le roi! quelques voix essayèrent: 
Vive r Assemblée nationale! soit erreur, soit dessein 
formé, ces cris furent étouffés. Enfin le roi se leva ; 
une double haie se forma aussitôt depuis le trône jus- 
qu'à l'autel, mais il ne jugea pas à propos de s'y 
rendre, et, de sa place, il prononça à haute voix et 
d'un air très-satisfait, le serment décrété par l'As- 
semblée nationale. Les cris de Vive le roi! recommen- 
cèrent. Un moment après la reine éleva son fils vers 
le peuple, et la galerie couverte où l'on était entré par 
billets, entonna un Vive la reine! qui fut reçu par des 
cris de Vive le dauphin! Quelques salves annoncèrent 
la fin de la fête, vers six heures du soir. 

L'ensemble était vraiment frappant par le nom- 
bre des acteurs et des spectateurs, par le bel ordre qui 
régnait et qui règne partout où il y a dé la liberté ; 
parle nombre des drapeaux qui flottaient dans les airs, 
par la beauté de l'endroit, par la multitude de souve- 
nirs et d'idées qu'excitait le jour du 14 juillet, et le 
serment de quatre cent mille hommes pour maintenir 
une Constitution qu'ils se sont donnée. Mais les dé- 
tails 1 !... 



1 Préparée pour rendre le roi impopulaire et pour l'intimider par le 
parti révolutionnaire de rassemblée qui rêvait au moins un changement de 
dynastie à son profit, la fête de la Fédération consacra dans les esprits 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



173 



Un peuple d'idolâtres qui ne voit dans cette fête 
queM. delà Fayette, puis le roi, et qui ne se voit point 
lui-même. Des députés qui dansent pour braver la 
pluie; d'aulres qui tuent à coups d'épée les chiens 
qui passent dans les rues ; des Français qui reçoivent 
des bannières blanches, qui souffrent un drapeau 
blanc sur le trône. Un roi qui essuie à la chasse les 
pluies les plus abondantes el qui ne marche pas, 
parce qu'il pleut, au milieu des représentants de la 
nation délibérante et armée; qui ne prend pas la 
peine d'aller de son trône à l'autel pour donner à un 
peuple qui lui alloue vingt-cinq millions, malgré sa 
détresse, la satisfaction de l'y voir prêter serment. Les 
sciences, les arts, les métiers, le courage civique, la 
vertu, sans honneurs, sans récompense dans ce beau 
jour. Les vainqueurs de la Bastille ignorés, et pas un 
mot, pas un seul hommage à la mémoire de ceux qui, 
à pareil jour, périrent sous les murs de cette horrible 
forteresse. Un président de l'Assemblée nationale cour- 
tisan, et qui permet à un autre courtisan de donner à 
la cour la misérable petite satisfaction de le dérober 
aux yeux du public, en se mettant devant lui. Des ma- 
réchaux de France et des lieutenants généraux qui ont 
l'insolence de prendre le pas sur des soldats et des 
sergents qui ont dix ou douze ans de service plus 
qu'eux. Mille petites ruses pour exciter des acclama- 
tions serviles, et pour faire oublier la nation dans 
un moment où elle était tout. Voilà ce qui empoison- 
nait le beau moment pour tout citoyen capable de ré- 



l'émeute et l'insurrection, comme un principe de gouvernement ; elle 
mit la volonté changeante des masses au-dessus de la loi et de l'autorité, 
et plaça le souverain droit dans le droit du plus fort. 









174 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

flexion, et qui voudrait qu'il n'y eût rien sur la terre 
d'aussi grand que le peuple français, jusque dans ses 
plus petites actions. 

Un seul trait, un trait attendrissant rachète tant 
de maux. Les députes des départements marchaient 
le sabre à la main devant et derrière les députés de 
l'armée ; ceux-ci avaient le sabre au fourreau ou 
n'en avaient point du tout. Sublime langage du pa- 
triotisme et de la vertu! De mauvais citoyens se sont 
permis de dire que les députés des troupes avaient 
l'air d'une armée vaincue au milieu d'une armée 
triomphante. Ames viles! est-ce que vous êtes dignes 
de comprendre cette belle image! Par quel discours 
plus éloquent les députés de l'armée auraient-ils pu 
témoigner aux gardes nationales, qu'au milieu d'elles, 
ils n'avaient pas besoin d'armes, et que jamais l'ar- 
mée française ne menacerait la liberté? Que l'on nous 
montre dans l'histoire des soldats qui aient su parler 
un langage plus intelligible tout à la fois aux hommes 
libres et aux tyrans ! 

Les députés des départements et de l'armée allè- 
rent le soir se rafraîchir à la Muette, où M. de la 
Fayette courut le risque d'être étouffé par les embras- 
sements; ils se rendirent ensuite par diverses bandes 
et tous allèrent sous les fenêtres des Tuileries, crier : 
Vive le roi! Le château était superbement illuminé, 
mais une pluie abondante éteignait les lampions. Les 
députés n'ayant aucun point de ralliement, et les 
places en plein air n'étant pas lenables, se retirèrent 
pour se délasser des fatigues de la journée. 

Le jeudi 15, le mécontentement général se déclara 
hautement sur ce que le roi n'avait point été à l'autel. 



7 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 175 

Quelques citoyens, plus chauds patriotes que easuistes 
éclairés, soutenaient que le serment n'était pas bon, 
et qu'il fallait qu'il fût recommencé. Oh ! opprobre 
du peuple français, dans une promenade publique, 
au Palais-Royal, les députés fédéra tifs se faisaient les 
satellites de l'état major parisien, et arrêtaient des ci- 
toyens qui exprimaient leur opinion sur le serment ou 
sur ses accessoires ! Des témoins oculaires nous assu- 
rent qu'un de ces citoyens, ainsi arrêtés, s'est élancé 
sur une baïonnette et s'en est frappé. Quel est-il ? Où 
est-il, ce nouveau Caton, qui ne peut pas survivre à 
l'avilissement de ses concitoyens, et qui aime mieux 
se donner la mort que d'en être le témoin ? Ah ! qu'il 
vive pour admirer les progrès de l'instruction, pour 
voir ceux qui ont attenté à la liberté de ses opinions 
et de sa personne, briser, en s'éclairant, de vaines 
idoles, et s'élever à la dignité de membres du souve- 
rain ! 

L'entrepreneur du Cirque fixe le prix des billets 
d'entrée au double de ce qu'ils sont ordinairement. 
Quelques fédérés et le peuple s'en offensent. D'abord 
une double haie éloigne des bureaux ceux qui veulent 
aller prendre des billest, ensuite la double haie entre 
sans payer, et sonexemple est bientôt suivie par qua- 
rante mille autres personnes qui se succèdent, qui 
remplissent le Cirque, qui forment des courses et des 
rondes. Là renaît la joie avec l'égalité; tous les états 
se confondent; un homme à double épaulette tient 
sous le bras un pauvre déguenillé; ils dansent, et ce 
seul cri se fait entendre : Vive la nation! 

Vire le roi! était le seul cri que l'on entendait, au 
contraire, sur le pont Neuf; on avait décoré la statue 









176 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de Henri IV d'une écharpe aux couleurs delà nation; 
une espèce d'autel peint portait sur chacune de ses 
faces ces inscriptions : Pour la patrie, pour les Bour- 
bons. On changea ainsi cette dernière : pour Bourbon. 

Pourquoi criait-on Vive le roi! au pont Neuf, et 
Vive la nation! au Cirque? Pourquoi criait-on Vive le 
roi ! au champ de Mars et Vive la nation 1 pendant que 
le cortège traversait les rues de Paris? N'est-ce pas 
une preuve qu'il y a des manœuvres pour planter le 
royalisme dans les cœurs des fédérés? Que les bons 
citoyens ne s'en alarment pas, le patriotisme ne sera 
jamais plus fort que dans une quinzaine de jours, 
quand l'étourdissement laissera place à la réflexion! 

Comment expliquer encore cette contradiction? 
On avait arrêté des particuliers qui énonçaient leur 
opinion sur le serment du roi, sous prétexte de main- 
tenir V ordre public; et une heure après on attente à la 
propriété de l'entrepreneur du Cirque; on trouble 
l'ordre public sans aucune nécessité. Cet entrepreneur 
avait sans doute gravement manqué au public; mais 
une députation envoyée vers la municipalité n'aurait- 
elle pas fait baisser légalement le prix des places au 
taux ordinaire? Pourquoi le droit du sabre a-t-il été 
substitué à cette voie légale et naturelle de réprimer 
une injustice particulière? 

Le 16 et le 17, les districts de Paris ont donné des 
fêtes aux fédérés logés dans leurs arrondissements ; il 
y a eu plus de fraternité que dans les jours précé- 
dents, ou plutôt elle s'est manifestée plus librement. 
M. de la Fayette s'est trouvé partout et a partout reçu 
les honneurs de V apothéose. Toutes les éditions du 
portrait de ce héros sont épuisées. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



177 



Les provisions qui avaient été portées à la Muette 
n'ayant point été consommées par les députés fédéra- 
tifs, on a invité les nécessiteux à aller y prendre un 
repas. Ils s'y sont trouvés au nombre de cinq à six 
mille. M. de la Fayette y a paru sur son cheval blanc 
le chapeau à la main, et il leur a fait une harangue 
•qui a excité un tel enthousiasme, que son cheval a 
failli être étouffé. Les chevaux de M. Necker couru- 
rent le même risque l'année dernière, presque à la 
même époque. 

On assure que le roi fera, demain dimanche 18, 
au champ de Mars une revue de la garde nalionale 
parisienne, à laquelle messieurs les fédérés sont invi- 
tés. Après la revue il y aura aérostat, repas et bal 
champêtre au champ de Mars et sur le terrain de la 
Bastille. On prépare le bassin de la Seine entre le 
pont Neuf et le pont Royal pour une joute. 11 n'y a 
point encore eu de feu d'artifice, mais la cour nous en 
prépare un pour dimanche soir. 

Au total, il est incertain si cette fédération a fait 
avancer ou reculer la révolution et l'esprit public. 
C'est beaucoup déjà que cette incertitude; nous résou- 
drons bientôt ce problème 1 

1 Toutes les feuilles publiques reflètent la passion du moment. Jugés 
avec une juste sévérité par la postérité, les journaux mêmes de la Révolu- 
tion étaient obligés, pour subsister, de subir la loi de la démagogie de 
plus en plus envahissante. Aussi allons-nous la voir déborder sans mesure 
et répandre sans scrupule les calomnies les plus odieuses ! 

On n'en finirait pas s'il fallait protester a chaque passage, à chaque 
mot évidemment repoussant, pour tout esprit sensé, à quelque opinion 
qu'il appartienne. On aurait plutôt fait de déchirer ces pages odieuses, si 
on ne se sentait encouragé à poursuivre par la moralité du but de cette 
publication... 

Le Journal de Paris, véritable photographié de celte époque désor- 
in 12 







1 Js 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



DÉTAILS DU 18 AU 25 JUIN 1791 



FUITE DU 21 JUIN 1701. 



Le plus honnête homme de son royaume! (Lâches 
écrivains, folliculaires ineptes ou gagés, c'est ainsi 
que vous appeliez Louis XVI) . Le plus honnête homme 
de son royaume, ce père des Français, a donc quitté 
son poste, et s'évade avec l'espoir de nous envoyer en 
échange de sa personne royale une guerre étrangère 
et intestine de plusieurs années. 

Notre ci-devant roi (car Louis XVI ne l'est plus 
et ne peut plus l'être) demande d'ahord avec avidité 
vingt-cinq millions de liste civile, et quantité de do- 
maines. Il veut qu'on acquitte toutes ses dettes et 
celles de ses frères ; il ordonne des coupes de hois ; il 
n'a plus de ministres à salarier, sa garde n'est plus à 
sa charge, et déjà il se trouve arriéré. Il lui faut des 
anticipations, l'anthropophage royal dévore tout le 
numéraire, et après avoir converti en or le pain du 
peuple, il nous affame de tout l'argent qui nous reste; 
le garde-meuble est dilapidé, et d'Angivilliers, chargé 
de toutes les iniquités fiscales de la cour, prend les 



donnée et tumultueuse, devint de plus en plus violent ; et comme, malgré 
sa violence, il conserve toujours une certaine modération relative, il de- 
viendra évident pour tous que le moliile de la Révolution, depuis le 
14 juillet, fut unepenséede désorganisation, de désordre et de subver- 
sion, et non une pensée de liberté. Les révolutionnaires ne voulurent d'a- 
bord que bouleverser la société politique ; plus tard, ce premier succès 
obtenu, ils songèrent, par haine de toute supériorité, à détruire l'ordre 
social lui-même. C'est encore là qu'ils en sont aujourd'hui. Puisse le con- 
cours de tous les bons citoyens les refouler à jamais dans l'impuissance et 



< 



PAR LES HOMMES DU TE'SIPS. 179 

devants, et emporte avec lui la caisse du monarque 

Gorgé de la plus pure substance d'un peuple 
souffrant, il essaye ses forces dans la soirée du 28 fé- 
vrier. La matinée du 18 avril offre en plein jour le 
tableau d'un roi fuyard, prenant le ciel et la terre à 
témoin de sa captivité, et se faisant un titre du peu de 
succès de sa désertion projetée, pour souiller juridi- 
quement sa parole. Le lendemain, ce Bourbon , 

se transporte d'un air piteux à l'Assemblée nationale 
pour y réclamer des décrets qu'il vient d'enfreindre le 
premier. Le surlendemain, son ministre Delessart a le 
front de demander justice d'une dénonciation d'équi- 
pages de voyage secrètement disposés pour la cour sur 
la route de Compiègne, mais qui n'avaient pu échap- 
per à la surveillance d'un club patriotique. Le troi- 
sième jour il restait au fond de la gibecière royale 
une pièce bien perfide, et propre à porter le coup su- 
prême sur l'esprit confiant du peuple. Trois jours 
après on développe aux yeux de l'Europe celte décla- 
ration solennelle du roi des Français à tous les poten- 
tats ; mais le soin qu'on met à couvrir ce piége le ré- 
vèle aux patriotes clairvoyants 1 . 

Que faire? La cour se hâte d'assister aux offices 
de sa paroisse. Cela ne prend pas. De l'autre côté de 
l'eau on essaye d'une petite guerre religieuse. Cela 
ne réussit pas mieux. On se prépare pourtant à saisir 
le premier bon vent; et, dès la veille de la fête de la 
Pentecôte, on se dispose à une fuite certaine. Le libé- 
rateur des deux mondes sait tout; et. en vrai héros de 
coulisse, il fait le mystérieux, double la garde à l'en- 

1 Ose-t-on parler avec autant de haine que d'injustice de ce roi auquel 
le peuple avait témoigné tant d'amour ! 



180 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

droit du château qui peut s'en passer, et ferme les 
yeux 6ur le reste. Il ne s'opposera pas à l'évasion, mais 
il fera courir après les évadés. 

Cependant la Fête-Dieu approche ; Louis XVI fait 
venir le curé de sa paroisse : « Mon cher pasteur, 
« j'irai à la procession, et je vous charge d'en préve- 
« nir l'Assemblée nationale. Je veux faire tous les 
« frais du reposoir, qu'il réponde à la sainteté de la 
« cérémonie, et à la dignité des assistants. » L'hon- 
nête homme de roi ! 

L'Autrichienne, de son côté, apprend les prépa- 
ratifs de l'apothéose de Voltaire, ce C'est moi, dit-elle, 
« qui fournirai les quatre coursiers blancs attelés au 
« char de ce grand homme. Je brûle d'envie de voir 
« passer son cortège. » V honnête femme I 

Louis XVI continue d'assister régulièrement au 
conseil, dont la table a déjà reçu par ses ordres cette 
pierre de la Bastille qu'il a acceptée avec toutes les 
démonstrations du civisme le plus pur. a Cette pierre, 
« journellement sous nos yeux, nous rappellera nos 
« devoirs, » dit-il, avec une présence d'esprit qui ne 
nous étonne plus en ce moment. L'honnête homme 
de roi! 

Vous êtes vieux, avait-il dit à un nouveau mi- 
nistre : eh bien! vous et moi, nous ferons ce que 
nous pourrons, et dans les cas difficiles nous aurons 
recours à l'Assemblée nationale. L'honnête homme 
de roi! 

Le 1 er juin, Louis XVI, conformément au dé- 
cret de l'Assemblée nationale, charge M. Duverrier 
d'une lettre officielle pour M. de Condé. Le commis- 
saire du roi ignore que le contenu de la missive qu'il 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 181 

porte, loin d'être une invitation au ci-devant prince 
de rentrer dans le giron de la patrie, est au contraire 
une promesse de Louis à son cousin de l'aller joindre 
sous peu de jours. L'honnête hd9nwe de roi! 

Le lundi 20, la cour assiste à la messe comme à 
l'ordinaire, seulement, on insinue à la musique de 
répéter, peut-être pour la vingtième fois, ce motet dont 
les paroles latines sont devenues remarquables dans la 
circonstance : 

Qu'il est doux ! 
Qu'il est agréable 
lie vivre i usemble 
Comme de bons frères! 

Depuis trois mois que la cour de France est édi- 
fiante ! 

Le soir, Antoinette se promène sur les vieux bou- 
levards, parée de roses comme Flore; Zéphyr est sur 
ses genoux; c'est le dauphin. Elle sourit; son visage 
faux peint le calme d'une femme honnête convertie 
au patriotisme. Bons Parisiens! l'air de satisfaction au- 
quel vous vous méprenez est le signal de la déloyauté 
d'Antoinette. L'adroite sirène vous nargue; demain, 
avant le jour, elle commencera le projet qu'elle mé- 
dite depuis si longtemps ; elle jouit d'avance des maux 
de l'anarchie auxquels il lui semble déjà vous voir en 
proie, au départ de son mari 

A onze heures un quart, Louis XVI se met au lit 
pour en sortir à une heure. Une heure avant de com- 
mettre le crime de lèse-nation le plus atroce 1 , ce 



1 Celui, par exemple, d'échapper à une mort hélas! trop certaine ! 



I 









II! il 



182 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

prince... n'éprouve aucun remords, sa conscience ne 
lui dit rien. Le cousin de Bouille est seul du secret, 
et sans doute lui a répondu du succès. D'ailleurs, son 
digne frère lui fournit tous les moyens de fuir ; il a 
tout préparé de longue main. Ce Bourbon, dont les 
inclinations basses ne démentent point la race 1 , obtient 
à grands frais, de ses créanciers de longs termes, afin 
de pouvoir lever tous les obstacles, cri prodiguant l'or 
à propos; il en connaît toutes les vertus et ce sont les 
seules qu'il connaisse. A onze beures et un quart, il 
quitte son palais du Luxembourg, accompagné de sa 
femme; et, à la lueur de quelques flambeaux, il par- 
vient mystérieusement au lieu convenu; tous les che- 
vaux de ses écuries sont prêts à marcher. Pascal, car- 
rossier, rue Guénégaud, procure les voitures néces- 
saires; en prenant la précaution de se mettre à l'abri 
sous le nom d'une marquise de la rue de l'Univer- 
sité, 46. Le tambour Mallet, du bataillon de Saint- 
Germain des Prés, fut mis aux arrêts pour avoir an- 
noncé la veille, dans son corps de garde, le départ de 
la famille royale : il n'y resta pas longtemps; l'événe- 
ment du lendemain ne le justifia que trop. 

L'évasion du roi s'est faite mardi, à une heure du 
matin; il fut bien servi. Nos augustes fuyards, pré- 
sume-t-on, ont quitté le château par quelques souter- 
rains aboutissant à la demeure de quelques aristo- 
crates titrés du voisinage; mais il est bien plus 
probable qu'ils sont sortis de leur palais comme on 
sort d'une maison de sûreté, dont on a corrompu les 
surveillants en chef, et fait taire les gardiens subal- 

1 La liireur des révolutions ne recule ni devant l'injure, ni devant la 
calomnie. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 1S5 

ternes; des gens de plus d'une espèce ont dû être dans 
la confidence. 

Mais comment toute une famille à la conserva- 
tion de laquelle nous avions la faiblesse d'attacher le 
salut de l'empire, a-t-elle pu échapper de nos mains 
au sein de Paris, après plusieurs alarmes fausses, mais 
qui, du moins, devaient nous faire tenir sur nos 
gardes? A qui nous en prendre? A notre état-major, 
et principalement au chef lui-même de cet état-major. 
11 était prévenu huit jours à l'avance, et une telle dé- 
couverte valait la peine de se mettre en mesure. Le 
cousin de Bouille aurait-il facilité à Paris l'initiative 
d'un complot, que son parent, le héros de Nancy, de- 
vait mettre à fin à Metz? La Fayette et Bailly, la cla- 
meur du haro vous poursuivra partout, tant que vous 
ferez la sourde oreille aux inculpations dont on vous 
charge, au sujet de l'évasion de notre ci-devant mo- 
narque; vous avez répondu de sa personne sur votre 
tête, vous avez provoque sur celles de vos concitoyens 
la loi martiale. Nous invoquons aujourd'hui contre 
vous le décret de la responsabilité; mais non! nous 
vous en faisons grâce. La conduite du peuple, dans 
les crises les plus inopinées, les plus difficiles, prouve 
assez qu'il ne doit plus compter sur ses chefs et qu'il 
peut s'en passer. 

Français des quatre-vingt-deux départements, que 
le récit exact de nos procédés, à la première nouvelle 
de l'évasion de Louis XVI, dissipe les nuages que cet 
événement aurait pu élever sur le patriotisme et la 
surveillance des Parisiens! Rappelez-vous d'abord leur 
attitude les 28 février et 18 avril; le même esprit les 
a dirigés le 21 juin, ils méritèrent les félicitations de 




IS4 



LA REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

leurs administrateurs et du corps entier des représen- 
tants. Le mardi, 14 juillet, avait porté leur gloire a 
un degré difficile à atteindre; ils le surpassèrent le 
21 juin. Jadis, et encore aujourd'hui, les peuples sem- 
blaient n'avoir d'autre soutien que le sceptre de leurs 
maîtres. Appuyés sur les principes, la disparition du 
monarque, au lieu d'être regardée comme une cala- 
mité publique par les habitants de la bonne ville de 
Paris, leur semble au contraire la véritable époque de 
leur indépendance. 

Ce ne fut qu'à dix heures que le département et la 
municipalité annoncèrent par trois coups de canon 
l'événement inattendu du jour. Depuis trois heures la 
nouvelle volait déjà de bouche en bouche et circulait 
dans tous les quartiers de la ville. Pendant ces trois 
heures il pouvait se commettre bien des attentats. Le 
roi est parti. Ce mot donna d'abord un moment d'in- 
quiétude; on se porta en foule au château des Tuile- 
ries pour s'en assurer, mais tous les regards se por- 
tèrent presque aussitôt sur la salle de l'Assemblée na- 
tionale; notre roi est là-dedans, dit-on; Louis XVI 
peut aller où il voudra. 

Puis on fut curieux de visiter les appartements éva- 
cués. On les parcourut tous, on y trouva des senti- 
nelles. Nous les questionnâmes : « Mais par où et 
« comment a-t-il pu fuir? Comment ce gros individu 
a royal, qui se plaint de la mesquinerie de son lo- 
<x gement, est-il venu à bout de se rendre invisible 
« aux factionnaires, lui dont la corpulence devait ob- 
« struer tous les passages? — Nous ne savons que 
« rép-ondre, » disaient les soldats de garde. Nous insis- 
tâmes : « Cette fuite n'est pas naturelle, vos chefs 



PAR LES HOMMES l)L TEMl-s. 185 

« étaient du complot... et tandis que vous étiez à vos 
« postes, Louis XVI quittait le sien à voire insu et tout 
« près de vous. » 

C'est à ces observations, qui se présentaient les 
premières à l'esprit, que la Fayette est redevable de 
l'accueil qui le fit pâlir sur la place de Grève et tout 
le long des quais. Il alla se réfugier à l'Assemblée na- 
tionale où il fit des aveux peu propres à lui ramener 
la faveur populaire. Favras ne fut pas si heureux et 
était moins coupable. Le général d'une armée de 
trente mille hommes qui laisse évader toute une fa- 
mille, averti huit jours d'avance du complot qu'elle 
trame, est criminel ou imbécile. L'éloquence d'un 
Barnave ne pourra lui rendre notre confiance. Soldats 
delà patrie, il a perdu le droit de vous commander; 
vous ne pouvez pas non plus fraterniser avec les offi- 
ciers qui, relevant les sentinelles de l'intérieur du 
château à trois heures du matin, et ne les trouvant 
pas à leurs postes, n'ont point crié aux armes; leur 
silence est une trahison ; ils sont les complices du chef 
de division et du commandant. 

Ces raisonnements n'occupèrent qu'un instant le 
peuple. Bien loin d'être affamé de voir un roi, la ma- 
nière dont il prit l'évasion de Louis XVI montra qu'il 
était soûl du trône et las d'en payer les frais. S'il eût 
su dès lors que Louis XVI dans sa déclaration, qu'on 
lisait en ce moment à l'Assemblée nationale, se plai- 
gnait de n'avoir point trouvé dans le château des 
Tuileries les plus simples commodités de la vie, le 
peuple indigné se serait porté peut-être à des excès; 
mais il sent sa force et ne se permit aucune de ces pe- 
tites vengeances familières à la faiblesse irritée; il se 



■ 




-isu 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 






contenta de persifler à sa manière la royauté et 
l'homme qui en était revêtu. Le portrait du roi fut 
décroché de sa place d'honneur et suspendu à la 
porte; une fruitière prit possession du lit d'Antoi- 
netle pour y vendre des cerises, et en disant : a C'est 
aujourd'hui le tour de la nation pour se mettre à 
son aise. » Une jeune fille ne voulut jamais souffrir 
qu'on la coiffât du bonnet de la reine, elle le foula 
aux pieds avec indignation et mépris; on respecta da- 
vantage le cabinet d'études du dauphin. 

Les rues et les places publiques offraient un spec- 
tacle d'un autre genre. La force nationale armée se 
déployait en tous lieux d'une manière imposante. Le 
brave Santerre, pour sa part, enrôla deux mille piques 
de son faubourg. Ce ne furent point les citoyens actifs 
et les habits bleu de roi qui eurent les honneurs de la 
fête; les bonnets de laine reparurent et éclipsèrent les 
bonnets d'ours. Les femmes disputèrent aux hommes 
la garde des portes de la ville, en leur disant : « Ce 
sont les femmes qui ont amené le roi à Paris, ce 
sont les hommes qui le laissent évader. » 

L'opinion dominante était une antipathie pour les 
rois, qui se manifesta jusque dans les plus petits dé- 
tails. A la Grève, on fit tomber en morceaux le buste 
de Louis XVI qu'éclairait la célèbre lanterne, l'effroi 
des ennemis de la révolution. Quand donc le peuple 
se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monu- 
ments de notre idolâtrie? Rue Saiiit-ITonoré, on exigea 
d'un marchand le sacrifice d'une tète de plâtre, à la 
ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, 
on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau 
de papier;, les mots de roi, reine, royale, Bourbon, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 187 

Louis, cour, Monsieur, Frère du roi, furent effacés 
partout où on les trouva écrits sur tous les tableaux et 
enseignes des magasins et des boutiques. Le Palais- 
Royal est aujourd'hui le palais d'Orléans. Les cou- 
ronnes peintes furent môme proscrites, et le jour de la 
Fête-Dieu, on les couvrit d'un voile sur les tapisseries 
où elles se trouvaient, afin de ne point souiller par 
leur aspect la sainteté de la procession. La Fayette ne 
manqua pas de s'y trouver avec cet air hypocrite qu'on 
lui connaît; on a remarqué que Duport le soutenait 
par dessous le bras. 

Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles 
jusque dans les Tuileries, portant pour bannière un 
écriteau avec cette inscription : 

Vivre libre ou mourir. 
Louis XVI, s'expalrianl, 
N'existe plus pour nous. 

Si le président de l'Assemblée nationale eût mis aux 
voix sur la place de Grève, dans le jardin des Tuile- 
ries et au palais d'Orléans, le gouvernement républi- 
cain; la France ne serait plus une monarebie. 

Comment s'est-il fait que, dans cette journée, on 
ait absolument oublié de penser à ce ci-devant prince 
deConti qui, depuis son retour, affiche le patriotisme 
dans sa section, et qui, sous main, depuis un an, met 
en caisse tous ses biens-fonds, et se ménage de loin 
une émigration avantageuse? Citoyens, veillez sur ce 
Bourbon ; ce personnage qui cherche à s'effacer le plus 
qu'il peut, est un hôte aussi dangereux que le reste de 
sa famille. 









gz* 







188 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Mettez-vous aussi en garde contre ses gens d'af- 
faires, qui intriguent puissamment pour se faire nom- 
mer à la prochaine législature. Nous vous dénonçons 
le maître et les valets ; rien d'honnête ne peut sortir 
de cette maison. Notre ci-devant roi salarie à Paris 
quantité de gens pour haltre monnaie, et ne point 
laisser sa cassette au dépourvu ; ce sont eux qui lui 
ont aplani sa fuite. 

Citoyens! nous n'avons pas été surpris, mais in- 
dignés des événements de la journée du 2l . Puisse 
cette bourrasque nous précipiter dans le port! Mais 
nos pilotes ne font pas toujours de bonnes manœuvres. 
Peut-on entendre de sang-froid un monsieur Barnave 
monter à la tribune, et demander la parole tout ex- 
près pour dire : « L'objet qui doit nous occuper est 
« d'attacher la confiance populaire à qui elle appar- 
« tient. M. de la Fayette, depuis le , commencement 
« de la révolution, a montré les vues et la conduite 
«d'un citoyen; il mérite la confiance, il l'a ob- 
« tenue!... » 

Comment ne s'est-il pas trouvé un député pour in- 
terrompre ici l'orateur? Cela n'est pas vrai; la con- 
fiance populaire n'est point du tout attachée à M. de 
la Fayette; depuis le commencement de la révolution, 
il a tout fait pour être justement suspecté; et, depuis 
un an, nous n'en sommes plus aux soupçons. Digne 
parent de Bouille, dont nous parlerons plus bas, la 
soirée des poignards n'était-elle pas une farce de cour 
imaginée par la Fayette, et dont-il jouait le principal 
rôle? Le départ du roi pour Saint-Cloud n'était-il pas 
une partie liée secrètement entre la cour et la Fayette? 
Il ne s'attendait pas à une si bonne contenance des 



PAR LES HOMMES DU TEMl'S. 189 

citoyens ; sa politique échoua contre l'instinct du 

peuple. 

Mais la journée du 21 juin dernier lève tous les 
doutes. Pourquoi l'Assemblée nationale, qui vient de 
rendre hommage à la sagesse de la conduite du 
peuple, dans une crise bien autrement délicate que 
celle du 14 juillet, s'obstine-t-elle à prendre sous sa 
sauvegarde le même personnage auquel le peuple a 
retiré la sienne? 

Huit jours avant le départ effectif du roi, un com- 
mandant de bataillon de la garde nationale prévient 
M. de Gouvion qu'il y a dans le château des Tuileries 
des mouvements qui annoncent le projet de partir. 11 
a dit qu'il tenait ce fait d'une personne sûre qu'il 
nomma. M. de Gouvion eût une entrevue avec elle et 
en instruisit le commandant général, qui recommanda 
vaguement de redoubler de vigilance. M. de Gouvion 
relient chez lui dans la nuit plusieurs officiers de la 
garde nationale à qui il ordonne de se promener au- 
tour des Tuileries. Les jours suivants, il reçoit des dé- 
tails plus exacts, et retient tous les soirs aux Tuileries 
des officiers pour en surveiller les issues. 

«Le samedi soir (veille de la Trinité), continue 
M. de Gouvion, un grenadier volontaire vint chez moi 
et me dit qu'il venait de faire au comité des recher- 
ches la même déclaration. Il en parla à MM. Bailly et 
la Fayette. Hier malin (lundi) les inquiétudes aug- 
mentèrent ; j'envoyai au comité où il ne se trouva-per- 
sonne, et, le soir, chez M. le maire et chez M. le com- 
mandant général ; ils se rendirent aux Tuileries. J'ai 
ensuite donné des ordres pour que toutes les portes 
fussent fermées. Plusieurs officiers ont veillé pendant 






190 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

toute la nuit, ce n'est que ce matin (mardi) que j'ai 
reçu la nouvelle du départ du roi par la même per- 
sonne qui m'avait instruit du projet. Cette personne 
m'indiqua la porte par laquelle le roi est sorti ; mais 
je crois qu'il est impossible qu'il y soit passé, puisque, 
pendant toute la nuit, cinq officiers et moi n'en avons 
pas désemparé. » 

Remarquons que M. Gouvion, en commençant son 
récit, demanda à l'Assemblée la permission de taire le 
nom de quelques personnes, et que l'Assemblée ne 
voulut pas se laisser vaincre par lui en discrétion. 

Nous demandons à tout lecteur impartial, dans 
ce récit précieux par sa naïveté apparente : N'y a-t-il 
pas de quoi perdre à jamais le commandant général 
dans l'esprit des patriotes? Comment, avec tous ces 
renseignements, huit jours d'avance, a-t-il pu laisser 
partir toute la famille royale, presque au moment 
même qu'on lui a indiqué? Fera-t-il la même réponse 
que le lundi de la sainte semaine, qu'il a tout prévu 
et qu'il laisse partir la cour pour la mettre tout à fait 
dans son tort, certain d'ailleurs de l'empêcher de con- 
sommer sa fuite, et ménagant par cette tactique un 
triomphe de plus à la révolution? 

Nous lui répondrons qu'il est heureux pour la ré- 
volution que le peuple répare les fautes de ses chefs 
à mesure qu'ils en commettent ; qu'il est incroyable 
qu'à la tête de trente mille hommes qui lui sont dé- 
voués, le libérateur des deux mondes n'ait pu parve- 
nir à faire garder exactement une porte ; car enfin, il 
faut que le roi et tous les siens aient passé par une 
porte ou par la fenêtre. Averti comme il l'était, le 
cousin de Bouille avait assez de monde pour placer 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 191 

des sentinelles partout où il était nécessaire. Et d'ail- 
leurs, Louis XVI est parti la nuit, entre une heure et 
deux ; comment se fait-il que l'officier, en relevant les 
sentinelles, cl ne les trouvant plus à leurs postes, si 
tant est qu'elles aient été obligées de suivre la fuite 
du roi, comment se fait-il que ces officiers, trouvant 
les postes dégarnis et les sentinelles absentes, n'aient 
pas crié aux armes et pris toutes les précautions usi- 
tées en pareil cas? Nous le répétons, la fuite du roi 
est une énigme dont M. de la Fayette et consorts ont 
le mot. Si la garde du château eût été confiée aux pi- 
ques des faubourgs, aux citoyens non actifs, l'événe- 
ment n'eût point eu lieu certainement; mais le gé- 
néral se contenta de faire veiller des officiers. Des 
officiers ! citoyens ! c'est un M. d'Aumont qui se trouve 
chargé spécialement de l'individualité de Louis XVI... 
et l'Assemblée est satisfaite de ces précautions et nous 
somme de donner toute notre confiance à ces mes- 
sieurs! Mais, en vérité, MM. Bailly, la Fayette et Gou- 
vion, par le récit de ce dernier auquel les deux autres 
s'en réfèrent, ne semblent-ils pas ajouter l'ironie à la 
déloyauté? Ils font l'aveu qu'ils ont été prévenus, et ils 
ne prennent d'autres mesures que celles usitées dans 
les cas les plus ordinaires. La surveille, on laissa aller 
le Dauphin à Saint-Cloud. La veille, la reine sort du 
château à sept heures du soir; on ne l'a pas vue ren- 
trer. A moins que d'être du complot, on ne pouvait se 
conduire autrement qu'ils ne l'ont fait; car, dans 
l'autre hypothèse, il faudrait les supposer dépourvus 
de toute pénétration. Sous quelque point de vue qu'on 
envisage cette affaire, la garde nationale de Paris ne 
peut plus conserver à sa tête un chef qui vient de la 




■ 




192 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

compromettre d'une manière aussi grave aux yeux des 
quatre-vingt-trois départements. « Je réponds sur ma 
tête de la personne du roi ! » disait, répétait à qui 
voulait l'entendre M. de la Fayette, le jour du départ 
pour Sainl-Cloud. Général, vous avez prononcé votre 
arrêt ! 

Si l'Assemblée nationale vous absout ou vous fait 
grâce, la nation vous dégrade; jamais vous n'aurez sa 
confiance; il n'y a point de décrets qui puissent com- 
mander l'estime; elle a déjà placé votre nom tout à 
côté de celui de Bouille. 

Ce qui doit peut-être le plus étonner dans cette 
nouvelle révolution, c'est que le peuple, au premier 
bruit de l'évasion de Louis XVI, ne se soit pas emparé 
de votre personne, de celle de votre major général 
Gouvion, de votre chef de division d'Aumont et du 
maire. La justice du 14 juillet n'était pas aussi bien 
motivée ; Flesselles et de Launay payèrent de leur tète 
une trahison moins criminelle que la vôtre. Vois, la 
Fayette, à quelle horrible catastrophe tu exposais la 
pairie, si l'esprit public eût été moins avancé, si la ré- 
volution était encore à faire, si nous ne pouvions nous 
passer d'un roi! Si celui que le hasard de la naissance 
nous avait donné eût montré plus de caractère, ou eût 
eu plus de succès, où en serions-nous? Dieu de la pa- 
trie! que de sang aurait coulé grâce à l'évasion d'un 
roi ! L'absence d'un homme aurait peut-être coûté la 
vie à un million de citoyens, grâce au héros des deux 
mondes, grâce à ce général patriote qui vote et fait 
voter des remercîments à son cousin Bouille ! 

« Et voilà celui pour lequel on réclame notre con- 
fiance entière, dans l'Assemblée nationale, et voilà 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



1 93 



celui que le premier des clubs de France reçoit dans 
son sein au bruit des applaudissements! En vain Dan- 
ton, parlant à sa personne, lui porte le défi le plus so- 
lennel de répondre à ce dilemme : ou vous êtes un 
traître qui avez favorisé le départ du roi, et vous de- 
vez perdre la tête, ou vous êtes incapable décomman- 
der, puisque vous n'avez pas su empêcher le départ 
du roi, confié à votre garde, et alors vous devez être 
déposé. Répondez. 

Point de réponse. Le général pâlit, balbutie, et 
descend de la tribune comme il y est monté, en lais- 
sant dans toute sa force le raisonnement, en effel sans 
réplique, de son adversaire patriote; et, chose incroya- 
ble, on applaudit au silence honteux de la Fayette, 
comme on venait d'applaudir aux inculpations coura- 
geuses de Danton ! 

L'esprit de vertige s'est-il donc emparé de l'As- 
semblée nationale et de la Société des amis de la Con- 
stitution? Nous avons cru longtemps la personne d'un 
roi, quel qu'il fût, sacrée et indispensable à la chose 
publique : la Fayette jouirait-il des mêmes préroga- 
tives? La Révolution du 14 juillet 1789 s'est faite sans 
lui, la révolution du 21 juin 1791 (car c'en est une, 
si nous le voulons fermement), ne peut-elle se faire 
sans M. de la Fayette? 11 est évident que l'opinion pu- 
blique incline pour une autre forme de gouverne- 
ment. Les traîtres du club de 1789, tous monarchistes 
modérés, ne sont pas à s'en apercevoir. 

Citoyens! sous le prétexte d'immoler les liaines 
particulières, les opinions personnelles au bien de la 
patrie en danger, les 89 se sont hâtés de se réunir 
aux Jacobins, dans le dessein perfide de porter le 



m. 




194 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

dernier germe de la corruption dans cette société gan- 
grenée déjà, et d'aller au-devant de la grande crise 
qui se prépare, et qui doit consolider la liberté, en 
lui retirant l'alliage impur du royalisme. Ce serait là 
une véritable régénération; el, pour la faire, les pa- 
triotes ne peuvent trouver une occasion plus favora- 
ble, la circonstance est propice. 

Citoyens ! c'est une seconde révolution qu'il nous 
faut, nous ne pouvons nous en passer : la première 
est déjà oubliée, et nous n'avons encore eu jusqu'ici 
qu'un avant-goût de la liberté : elle nous échappera si 
nous ne la fixons au milieu de nous. Pour la seconde 
fois, traçons à l'Assemblée nationale le plan qu'elle 
doit suivre; cette fois, elle n'a pas fait preuve de cette 
fermetédont nous lui avons su tant de gré au mois de 
juin 1789. Ce n'est plus un clergé et une noblesse 
qu'il faut contenir et abattre, c'est sur Louis XVI et 
ses ministres que nous devons porter notre exil réfor- 
mateur '. 

Nos représentants ont montré beaucoup de di- 
gnité en passant, à l'ordre du jour immédiatement 
après la déclaration misérable tout écrite de la main 
de Louis XVI; mais qu'attendent-ils du patriotisme 



1 Louis XVI avait incontestablement le droit de se défendre et de se dé- 
rober à la position impossible qu'on lui avait faite, en ne lui laissant que le 
titre de la royauté, sans aucune liberté d'en exercer les droits les plus 
simples, dans les limites mêmes Iracés par la constitution. Mais ce n'est 
pas par la logique que brillent les révolutions, pas plus que par la justice. 
Rappelons seulement que si Louis XVI avait permis la mort du maitre de 
poste de Varennes, sa fuite se fut heureusement accomplie. Et l'on sait 
que son projet n'était point la guerre civile, ni la dissolution de l'As- 
semblée, mais seulement la restauration de l'autorité, base essentielle de 
la liberté. 




PAR LES HOMMES DU TEMPS. 195 

du ministre des affaires étrangères? Comment peu- 
vent-ils consentir à la continuation de ses services? 
Ont-ils donc oublié ce qu'est Monlmorin? Ne se sou- 
viennent-ils plus de ces contre-lettres découvertes à 
Bruxelles et qui accompagnaient le beau manifeste du 
roi aux puissances étrangères? Ne les a-t-on pas in- 
struits que cet agent secret du départ du roi, le sa- 
medi 18, paya tous les valets de sa maison, pour se 
trouver prêt à suivre son maître au premier mo- 
ment? 

Pourquoi encorerAssembléenalionalenerevienl-elle 
pas sur le licenciement complet des officiers de ligne? 
L'événement du 21 ne lève-t-il pas tous les obstacles? 
Ne répond-il pas victorieusement à toutes les considé- 
rations qui l'ont portée à se contenter d'un serment 
d'honneur pour lier des gens pour qui l'honneur est un 
préjugé de naissance? Pourquoi ne pas faire accompa- 
gner M. deRochambault par deux commissaires? L'As- 
semblée nationale vieillit; on s'en aperçoit à cette ma- 
nie qu'elle a de se fier à tout le monde; le mauvais 
succès de ses épreuves ne la guérit point de cette fu- 
neste facilité. Et encore quelle mollesse elle a mis dans 
son premier arrêté sur la fuite de Louis XVI ! Pour- 
quoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Pourquoi 
mentir au public? Pourquoi qualifier d'enlèvement 
l'évasion du roi? L'inconstitutionnel Démeuniers est-il 
donc incorrigible? Et que ne ferait pas son comité si 
Robespierre n'était pas là pour opposer la digue de 
son patriotisme au débordement des principes détes- 
tables de ce comité? 

Pourquoi aussi l'Assemblée nationale n'a -t- elle 
donné aucune suite à la motion toute naturelle de 










196 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. Guillaume, tendant à purger nos lois nouvelles de 
cette foi mule antique et superstitieuse : «Louis par la 
grâce de Dieu? » Quel inconvénient y aurait-il donc à 
ce qu'on y substituât ces mots sacramentels : « L'As- 
semblée nationale a décrété et ordonne? » Croira-t-on 
que celte proposition, qui était si bien à l'ordre du 
jour, fut accueillie par des murmures 9 

i) servum pecus ! 
Troupeau d'esclaves ! 

Mais voilà qu'un nouvel événement (dirons-nous 
prospère ou malheureux? c'est l'Assemblée nationale 
qui lèvera le doute) déjoue les dernières espérances 
de l'aristocratie royale. Mardi soir, un ci-devant sei- 
gneur de la maison Choiseu), propriétaire d'un bien- 
fonds dans les environs de Sainte-Menehould, vient 
commander au maître de poste de cet endroit huit 
chevaux pour une voiture qui ne doit pas tarder a pas- 
ser. On les tient prêts. La voiture arrive en effet. Les 
voyageurs qu'elle renferme ne se montrent pas. Le 
relai est donné, et l'on part. Un détachement de hus- 
sards, un autre de dragons, et quelques courriers 
l'escortaient à un quart de lieue. Les maîtres disent de 
prendre, au sortir de Sainte-Menehould la route de 
Verdun; mais à quelques pas de là de nouveaux or- 
dres font prendre au postillon la route à gauche. Le 
maître de poste, qui n'était prévenu de rien, se doute 
pourtant de quelque chose; et, soupçonnant une expor- 
tation considérable de numéraire, il détache son fils 
pour éclaircir ses soupçons. Celui-ci fait diligence et 
arrive avant l'équipage à Varennes; c'est le nom du 




PAR LES HOMMES DU TEMPS. 1U7 

lieu que les fuyards avaient substitué à Verdun. 11 
sonne l'alarme; deux jeunes gens, il faut les nommer, 
Paul Leblanc et Josepb Poussin, s'arment et s'oppo- 
sent avec fermeté au passage de la voiture, qui entra 
dans la petite ville de Varennes entre une heun et 
deux. Les courriers fouettent leurs cbcvaux, mais nos 
deux jeunes gens les obligèrent bientôt à s'arrêter, en 
couchant en joue les personnes qui étaient dans la voi- 
ture. Au bruit de cette arrestation, plusieurs habitants 
sortent de leurs maisons, se rassemblent sur la place. 
La garde nationale se met aussitôt sur pied et con- 
traint les voyageurs à descendre de la voiture. Il fallut 
obéir à la force. Le procureur de la commune arrive, 
et offrit l'hospitalité aux voyageurs qui demandaient à 
se rafraîchir. Pendant ce temps, la garde nationale 
s'assurait du détachement des hussards qui ne firent 
aucune résistance. 

M. Mangin, chirurgien de Varennes, et de qui nous 
tenons ces détails et plusieurs autres, qui ne sont 
point consignés dans les détails placardés par ordre du 
département, en're dans la maison du procureur- 
syndic et reconnaît, dans les cinq personnes arrêtées, 
notre ci-devant roi, sa femme, le Dauphin, la fille el 
la sœur de Louis XVI. Il avait vu toute la famille 
royale, à Paris, à la Fédération. M. Mangin sort et va 
faire part de cette nouvelle à tous ses concitoyens. Alors 
le tocsin commença à se faire entendre. Tous les habi- 
tants mirent la plus grande chaleur pour s'opposer au 
départ. On écarta d'abord les officiers de hussanls et 
de dragons qui persistaient dans la consigne qu'ils 
avaient reçue de Bouille, de protéger de tout leur pou- 
voir la fuite de Louis XVI et de sa famille. Tranquil'e 






'■'.., 




i98 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sur ce qui se passait à Varennes, et craignant un ren- 
fort de troupes, M. Mangin et douze de ses conci- 
toyens, animés du même patriotisme, montent à che- 
val, et propagent celte grande nouvelle dans tous les 
villages voisins. Us y mirent tant d'ardeur, qu'en 
moins d'une heure quatre mille gardes nationales se 
trouvèrent réunies à Varennes. Les hussards et les dra- 
gonsfirent cause communeavecle peuple et mirent bas 
les armes. Les officiers furent obligés d'abandonner 
leur projet; ils en reçurent même l'ordre de la bouche 
de Louis XVI, qui leur dit en propres termes : « Il est 
inutile que les dragons de Clermont viennent ! » 

Citoyens ! tenez note de ce peu de paroles qui n'an- 
noncent rien moins qu'un enlèvement ! Louis XVI n'est 
qu'un fuyard 1 ! 

Le coude appuyé sur une table, on lui entendit 
proférer ces autres paroles bien convenables à l'indé- 
cision de son caractère : « Pourvu encore qu'on me 
<c reçoive bien à Paris et à l'Assemblée nationale! » 

La reine montra plus de résolution. Seulement 
le bruit de tous les tocsins du canton ne formait pas à 
ses oreilles une mélodie trop agréable. Elle prit sur 
elle de s'en plaindre. Le procureur-syndic prit sur lui 
de répondre : « Madame, c'est le bruit de toute la 
« France! » 

Le roi était coiffé d'un chapeau rond qui lui ca- 
chait presque tout le visage. Son habit, était gris de 
fer. Pour éviter d'être reconnus dans la roule, nos au- 
gustes voyageurs ne donnaient aux postillons que les 
pourboires accoutumés. 

1 Paroles qui attestent lu trop grande bouté d'un roi qui craignait de 
la ire couler le sans- 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 199 

Oii trouva un cavalier de maréchaussée mort à 
l'entrée de Sainte-Menehould, et plusieurs autres per- 
sonnes tuées ou blessées tout le long de la route. 11 
paraît que les officiers de hussards et de dragons ne 
voulaient laisser personne derrière eux. 

M. Mangin, rassuré sur les suites de l'arrestation, 
crut qu'il était du devoir d'un bon citoyen de voler à 
toute bride à Paris pour apporter la nouvelle à l'As- 
semblée nationale. 11 partit à ses frais de Varennes, 
vers les quatre heures du matin, et arriva ici à sept 
heures du soir dans un état d'épuisement et de déla- 
brement difficile à peindre. Il risqua plus d'une fois 
sa vie à l'entrée de Paris. On le prenait pour un ex- 
près des aristocrates, chargé de porter le trouble par 
de fausses annonces. 11 eut beaucoup de peine à être 
admis dans l'intérieur de l'Assemblée nationale. En 
attendant le moment de son audience, des députés du 
côté droit lui dirent avec une ironie amère : « Vous 
« avez rendu là un grand service à votre roi! » 

Quelle conduite l'Assemblée nationale va-t-elle 
tenir? Profitera-t-elle de l'événement pour le faire 
tourner à l'avantage de la liberté française? 

Sans doute qu'elle s'occupera d'abord de recon- 
naître le signalé service qu'ont rendu à l'empire 
Drouet, maître de poste de Sainte-Menehould, Joseph 
Poussin, Paul Leblanc et Mangin, chirurgien de Va- 
rennes, sans oublier les hussards patriotes, et aussi 
M. Bâillon, chef de division de la garde nationale de 
Paris, qui, à la première nouvelle de la fuite de 
Louis XVI, partit à franc étrier, et eût arrêté le ci-de- 
vant roi à Stenay, s'il ne l'eût été à Varennes. 

Mais que fera-t-elle de Louis XVI, se demande- 



I 



Il 






200 LA RÉVOLUTION' RACONTÉE ET JUGÉE 

t-on? Ce personnage est assez embarrassant. C'est le 
point sur lequel il importe de fixer les opinions. 

L'Assemblée nationale avait fait un roi; le peuple 
l'avait reconnu; Louis XVI était donc légitimement 
roi des Français. Le pacte entre le peuple et lui 
n'était pas seulement tacite, il était formel; les deux 
parties s'étaient promis une foi réciproque; au moyen 
d'une rétribution de vingt-huit millions, Louis était 
roi des Français, et le peuple lui payait cet énorme 
gage pour qu'il fit exécuter ponctuellement sa vo- 
lonté souveraine. Dans cet état de choses, l'un ou 
l'autre des contractants était parfaitement libre d'an- 
nuler le contrat; la nation pouvait renvoyer Louis 
comme on renvoie tout homme à gages, et Louis pou- 
vait abdiquer son emploi en renonçant aux émolu- 
ments qui y étaient attachés. Si Louis n'a fait qu'une 
abdication, il n'est pas coupable, il usait de ses droits; 
la nation n'a pas plus à se plaindre de lui qu'un 
maître n'a le droit de se plaindre d'un valet qui se 
retire de son service'. Mais si Louis a compromis, si 
du moins il a eu l'intention de compromettre la nation 
en se retirant, la nation peut l'en punir comme lo 
maître peut faire punir le valet qui ne prend congé 
que pour apporter le trouble dans la maison de celui 
qui le salariait. Reste à savoir si Louis a fait une ab- 
dication pure et simple, ou bien si sa retraite est at- 
tentatoire au repos public; nous entendons par le mot 
abdication l'acte par lequel un fonctionnaire quel- 
conque déclare à ses commettants qu'il renonce à son 
office, et- qu'il en donne sa démission. Or la conduite 

1 Quel insolent langage ! comparer le roi à un valet ; c'est insulter h 
nation, plus encore que le roi. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 201 

du ci-devant roi ne comporte rien qui présente ce ca- 
ractère; il a fait un mystère de son départ, son hypo- 
crisie a trompé tout le monde; il se retire de nuit; il 
a fui comme un maître, il n'a pas craint d'abandon- 
ner Paris et la France à toutes les horreurs de l'anar- 
chie; en fuyant il a laissé une déclaration qui le dé- 
cèle, et qui est une satire de la Révolution; il a osé 
traiter de captivité son séjour au milieu d'un peuple 
qui l'idolâtrait; il a réclamé contre tous les décrets 
favorables à la liberté; il a osé dire qu'il allait se 
mettre en sûreté dans un autre pays; il a prêché la ré- 
volte; il a rappelé les peuples à l'esclavage; le fourbe 
les a flattés pour les séduire; il a dit enfin qu'il ne 
rentrerait en France qu'après que le système actuel 
serait renversé, qu'après que la constitution qu'il a 
jurée serait établie sur des bases différentes. Telle est 
la substance d'une proclamation incendiaire que Louis 
a laissée à sa sortie de Paris. Ajoutez à cela l'insolente 
défense à ses minisires de signer aucun acte en son 
nom, jusqu'à ce qu'ils aient reçu des ordres ultérieurs, 
et l'injonction au garde des sceaux de lui renvoyer le 
sceau de l'État lorsqu'il en serait requis de sa part. 

Est-ce là une ahdication? Est-ce là une démission 
pure et simple? Non, c'est un crime de lèse-nation, 
une révolte à la nation, un assassinat prémédité de la 
nation; c'est l'unique point sous lequel on doit l'en- 
visager. Nous ne nous arrêterons point à balancer les 
avantages et les désavantages de son arrestation, il est 
arrêté, cela suffit, il faut partir de ce point. Quand 
un délit a été prévu, quand une loi a prononcé claire- 
ment sur un délit, il est facile de juger; il ne s'agit 
que d'appliquer la loi au fait. C'est, dit-on ici, tout 





il 



202 . LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

autre chose, le cas est neuf, le crime imprévu, la loi 
muette; on en conclut que c'est à la raison seule à pro- 
noncer. 

Quelle qu'ait été la conduite du ci-devant roi 
dans toute la Révolution, quelle qu'ait toujours été 
son opinion cachée, quel que soit aujourd'hui son 
sentiment sur tout ce qui s'est passé en France, nous 
pensons qu'on n'a pas le droit de le punir de sa dia- 
tribe contre l'Assemblée nationale et la Révolution. De 
telles opinions sont bien des crimes, mais des crimes 
qui ne mènent qu'à l'infamie, et non pas au sup- 
plice. Ceux donc qui seront chargés de juger Louis ne 
pourront avoir égard ni à ses calomnies, ni à sa du- 
plicité; il eût été libre, en abdiquant, d'improuver 
tout ce qu'a fait l'Assemblée nationale ; on peut blâ- 
mer dès qu'on se soumet, tel est l'effet des opinions. 
Louis pouvait vouloir jouir de son droit en partant. 

Mais si de tels faits ne sont pas punissables, où 
donc est son délit ! Son délit, c'est d'avoir abandonné 
son poste sans en avoir prévenu l'Assemblée natio- 
nale; c'est d'avoir trompé la nation sur son départ; 
c'est d'avoir par là exposé le salut de la patrie ; c'est 
d'avoir mis en mouvement un peuple immense, que 
cependant on n'a pu parvenir à égarer; c'est d'avoir 
écrit en partant : « Français, et vous, habitants de la 
« bonne ville de Paris, méfiez-vous de la suggestion 
« des factieux, revenez à votre roi, il sera toujours 
« votre ami, quand votre sainte religion sera respectée, 
« quand le gouvernement sera assis sur un pied stable, 
« et la liberté établie sur des bases inébranlables 1 ; » 

1 Combien avait-il raison ce bon roi qui n'eût à se reprocher que sa 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



20c 



c'est d'avoir défendu à ses ministres de signer aucun 
acte jusqu'à ce qu'ils eussent reçu des ordres ulté- 
rieurs; c'est d'avoir enjoint au garde des sceaux de 
lui renvoyer le sceau de l'État lorsqu'il en serait re- 
quis de sa part; c'est d'avoir dit qu'il voudrait empê- 
cher ce qu'il appelle le mal, c'est-à-dire le cours de 
la Révolution ; c'est d'avoir exprimé qu'il allait sortir 
de France pour se mettre ailleurs en sûreté. Voilà des 
délits, des forfaits constatés, n'en cherchons pas 
d'autres, c'est bien assez. 

Oui, sans doute, c'est assez, mais comment procé- 
der au jugement? Il esl inviolable, et la loi n'a pas 
prononcé. Il était inviolable quand il était roi ; il a 
cessé d'être roi quand il a fait sa proclamation, quand 
il a fui; il a donc cessé d'être inviolable. Un roi, 
même constitutionnel, ne jouit de l'inviolabilité qu'au- 
tant qu'il est en fonctions ; un roi qui fuit sa patrie, 
qui court se mettre à la tôle d'une armée d'eunemis, 
esf-il en fonctions? Ce n'est donc pas comme roi qu'il 
faut le juger, mais comme individu, comme rebelle, 
comme factieux et ennemi déclaré de la patrie. Si la 
loi n'avait pas prononcé sur le fait dont il s'est rendu 
coupable, il faudrait qu'elle prononçât; le plus grand 
de tous les crimes ne peut et ne doit rester impuni; 
mais elle a prononcé, et toutes les lois concernant les 
machinations, entreprises, rébellions, désertions, at- 
tentats, sont applicables à la personne de Louis. 
D'après ce principe, il est clair que ceux qui disent 
qu'il lui faut ôter la couronne sont dans l'erreur; on 
ne peut que déclarer qu'il en est déchu ; car la dé- 

aiMesse, e1 qui prévoyait avec douleur tous les malheurs qui devaient 
être la suite des maximes et des actions des révolutionnaires ! 



I 



lilfff 



■'', H 








204 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

chéance est de droit et de fait, et Louis n'est pas plus 
roi des Français qu'il n'est empereur d'Allemagne. 

Voyons actuellement quels doivent être ses juges. 
L'opinion la plus commune est qu'il doit être jugé par 
l'Assemblée nationale, mais celte opinion est erronée. 
Les crimes dont est atteint et convaincu le ci-devant 
roi sont des crimes de lèse -nation; or les représen- 
tants de la nation ont créé un tribunal pour ju°-er 
tous les crimes de cette nature; il doit donc êlre jugé 
par ce tribunal. L'Assemblée nationale attenterait elle- 
même à la constitution si elle le jugeait. En suppo- 
sant qu'elle se fût réservé le pouvoir de juger les rois, 
qui ne sait qu'elle serait récusable en cette circon- 
stance 1 ? 

On insiste, et on dit que si l'Assemblée nationale 
ne le juge pas, au moins elle doit examiner le délit 
et prononcer s'il y a, oui ou non, lieu à accusation, 
ainsi qu'elle fait lorsque de ses membres sont accusés 
et prévenus. Non, si le corps législatif fait les fonc- 
tions de jurés envers ses membres, c'est que, suivant 
l'esprit de l'institution des jurés, on ne doit être jugé 
que par ses pairs, et que les représentants de la na- 
tion n'ont de pairs que dans le sein de la représenta- 
tion nationale. Mais Louis, quand bien même on le 
considérerait comme roi, n'est point l'égal des repré- 
sentants du peuple, il n'est qu'un fonctionnaire; et 
l'on sait s'il y a de la différence entre la qualité de 
fonctionnaire et l'auguste caractère d'un représentant? 

1 Ce passage est une condamnation anticipée de la compétence 411e 
s'arrogea plus tard la Convention de juger elle même le roi. Le souverain, 
quel qu'il soit, ne relève que de la nation, que du peuple tout entier, et 
de Dieu. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 2,)> 

Le peu d'importance que l'on a mis à la fuite d'un 
individu nous assure que l'on n'en mettra pas davan- 
tage à son jugement. Cet individu était roi, il ne l'est 
plus; il a commis un crime, un crime d'Etat. La 
haute cour nationale provisoire d'Orléans le jugera; 
cl si par hasard il arrivait que le peuple ou l'Assem- 
hlée nationale ou la cour d'Orléans crussent que les 
lois existantes ne fussent pas applicahles aux faits 
dont il s'agit, le corps législatif en porterait une ex- 
presse qui, quoiqu'elle eût été faite pour un cas parti- 
culier, n'aurait pas du moins le vice d'être appliquée 
par le même corps qui l'aurait portée ! 

Et toi, Antoinette, toi qu'un peuple généreux vou- 
lait forcer à être heureuse, toi, destinée à faire res- 
pecter celui que tu as toujours compromis, que diras- 
tu? As- lu trompé Louis? Non, il était d'accord avec 
toi; son âme, à l'unisson de la tienne, était faite pour 
le mal; il l'aimait! Quels étaient donc tes desseins!... 
Ne crains pas pour tes jours, ton sang ne souillera pas 
le sol de la France; quoique digne du soit de Brune- 
haut, les Français croiront te punir assez en te lais- 
sant la vie. C'est dans ton cœur que tu trouveras ton 
bourreau. Seule désormais au milieu d'un peuple 
immense, tu seras réduite à tes complices et à tes 
remords; tu le verras heureux ce bon peuple, et son 
bonheur fera ton supplice ! 

Ose cependant regarder en arrière, et rougis, 
si tu le peux encore ! IMonge tes regards dans l'avenir, 
et frémis du sort qui t'attend. Vois ta vieillesse flétrie 
dans l'opprobre ; entends tes enfants le reprocher 
leur existence et maudire le jour qui les a vus naître! 
Vois Ions les cœurs se resserrer à ton aspect, et la pi- 



I 




I! 



H 




206 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tié faire place à l'horreur ! Ah ! si ton âme, foyer de 
toutes les passions, peut du moins s'ouvrir au déses- 
poir, meurs, malheureuse Antoinette, meurs, si tu 
en as le courage ! Mais non, le ciel qui doit un exemple 
à la terre retiendra ton bras, tu resteras pour effrayer 
ceux qui seraient tentés de marcher sur tes traces ; tu 
resteras pour souffler dans le cœur de ton fils toutes 
les fureurs de la haine qui dévore le tien 1 , pour en 
faire un monstre qui punisse les Français d'avoir voulu 
se conserver un maître ! 

Jeudi, à huit heures du soir, le soi-disant général 
a paru à l'Assemblée nationale, à la tête d'environ 
dix mille citoyens en habits de couleur, armés de 
piques et de haches. Arrivée à la barre, cette armée a 
juré fidélité à l'Assemblée et soumission à ses décrets. 
Ainsi, quelle que soit la conduite que tiennent les lé- 
gislateurs, elle est approuvée. L'opinion publique, qui 
avait déjà prononcé sur le ci-devant roi, se trouve en- 
chaînée aux décisions futures de l'Assemblée natio- 
nale. Que Louis soit reconnu solennellement roi des 
Français, qu'on lui fasse même des excuses d'avoir osé 
le soupçonner ; vous avez juré obéissance et soumis- 
sion aux décrets; ce traître que vous vouliez solennel- 
lement condamner est déclaré votre maître. Obéissez, 
telle est la loi ; mais ce serment n'est prêté qu'autant 

1 Lu haine peut-elle exhaler sa fureur d'uue manière plus odieuse et 
plus repoussante ? On sait que les dernières volontés de Marie- Antoi- 
nette, comme celles du roi martyr furent toutes de pardon, de miséri- 
corde et de prières pour leurs bourreaux. Ce fut leur cœur qui dicta 
spontanément leur testament sublime : ils ne s'étaient pas concertés. 
Jamais l'amour sincère des Bourbons pour le peuple ne s est mieux ré- 
vélé qu'en face de l'assassinat. Le duc de Berry, pendant huit heures 
d'agonie, ne cessa pas un instant de demander avec instance la grâce de 
son meurtrier. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 207 

que cette loi sera véritablement le résultat de la 
volonté générale, et déjà la France entière a émis son 
vœu. Reste à le constater. 

Chacun a trouvé \on compte dans cette cérémonie. 
L'Assemblée a consacré d'avance les décrets qu'elle 
rendra sur le ci-devant roi, à contre-sens de l'opinion 
publique; et le soi-disant général s'en est servi, non- 
seulement pour rattraper sa popularité, mais encore 
pour réduire au silence ses accusateurs, en leur im- 
posant par celte masse de force qu'il semblait traîner 
à sa suite. Ne redoutant rien de la part de l'Assemblée 
nationale, dont une grande partie est dévouée au ci- 
devant roi, rien d'une municipalité prostituéeà la cour, 
rien d'une grande portion de la garde nationale, dont 
il a reçu le serment sacrilège, il ne lui manquait que 
les citoyens non uniformes, et il a su, sinon se les at- 
tacher, du moins se servir d'eux. 

Mais, pendant qu'on jouait cette scène à l'Assemblée 
nationale, le club des Cordeliers, contre qui rugissent 
tous les traîtres, s'occupait véritablement de la chose 
publique ; on y prêtait aussi un serment terrible, le 
même qui sauva Rome des armées de Porsenna : « Les 
Français libres (est-il dit dans l'arrêté de ce club), 
composant la Société des droits de l'homme et du ci- 
toyen, déclarent à leurs coacitoyens que cette Société 
renferme dans son sein autant de tyrannicides que de 
membres, qui tous ont juré individuellement d'aller 
poignarder les tyrans qui oseront attaquer nos fron- 
tières ou attenter à notre liberté de quelque manière 
que ce soit 1 . 

* On voit que le principe d'insurrection ne tarda pas à porter sou 
fruit: l'assassinat. Plus tard, car ceci n'était que le prélude, on alla plus 






w 



■^^■■■■■^^■1 







208 LA REVOLUTION RACONTER ET JUGÉE 

Les tyrans qui en veulent à notre liberté ne sont 
pas tous hors de nos frontières; les plus dangereux 
sont parmi nous; mais, d'après le serment des Corde- 
liers, ils ne doivent plus dormir. 

Vendredi 24, M. de Montmorin a été mandé à la 
barre de l'Assemblée nationale pour justifier du passe- 
port qui a été donné à la reine sous le nom de ba- 
ronne de Koffs. 11 était conçu en ces termes : « De 
par le roi, à tous officiers militait* s, municipaux et 
autres, chargés de veiller à l'ordre public, salut. Nous 
vous mandons et ordonnons de laisser passer la ba- 
ronne de Koffs, allant a Francfort avec deux enfants, 
un valet de chambre (celui-ci était le roi), trois do- 
mestiques et une femme de chambre (ceux-ci son! 
apparemment Monsieur, sa femme, etc., tous échap- 
pés et arrivés à Mons.) Le présent passe-port valable 
pour un mois seulement. » 

Le ministre des affaires étrangères a répondu qu'il 
y avait toujours dans ses bureaux et à la municipalité 
des passe-porls en blanc, et que plusieurs personnes en 
envoyaient demander sous un nom emprunté; qu'il 
pouvait par conséquent, lui, avoir été surpris; il a 
ajouté que, s'il avait donné un passe-port suspect, il 
aurait eu la précaution de suivre ou de précéder les 
personnes parties. L'Assemblée miséricordieuse a ap- 
plaudi à la juslification du ministre tartufe; et ce 
n'est que sur la récrimination de MM. Camus et Kiau- 
zat qu'elle a nommé quatre commissaires pour véri- 
fier les faits au bureau des affaires étrangères. 

Nous recevons à l'instant une lettre de Mons, qui 

loin, l'assassinat devint légal et glorieux, au nom île la patrie, entre les 
mains du Comité de salut public. 



,t 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



209 



nous apprend que Monsieur y est arrivé Je 22 à deux 
heures et demie du soir; il est descendu à l'hôtel de la 
Couronne impériale. A l'instant, la bande des ci-de- 
vants nobles de toute couleur est venue le complimen- 
ter; on a distingué entre autres un certain comte 
d'Espienne, commandant de la garde nationale de 
Valenciennes, qui, à la nouvelle de l'arrivée de Mon- 
sieur, a quitté celte ville, et est venu arborer la co- 
carde blanche à Mons. M. de Coussy et sa famille, 
nous mande-ton, M. de Beaumont, M. de Juigné, 
M. de Boisrouvray, M. d'Uzès, font ici l'admiration de 
l'aristocratie réunie. 

Madame n'est pas à Mons, puisque dans celle ville 
on la croit a Tournay. 

Par suile de nos observations sur les agents et alen- 
tours du pouvoir exécutif, insérées dans un de nos 
numéros, nous croyons devoir donner quelques ren- 
seignements sur les personnes qu'il eût fallu arrêter. 
Le premier est le sieur Delessart, ministre de l'in- 
térieur, qui a fait partir la dame Saint-Brice, femme 
de chambre du Dauphin, la veille même de la 
désertion du ci-devant roi; une dame Mackaux qui 
s'élait rendue au couvent de Sainte-Marie, deux jours 
avant la calaslrophe; un sieur Valel, employé à la 
garde-robe, qui a porté lui-même le Dauphin dans la 
voilure, place du Carrousel ; un nommé Lamant, gar- 
çon de toilette de la reine, chargé de soustraire les 
diamants; un nommé Camille, valet de chambre de la 
sœur de Louis; un nommé Markan-Lesgentil, Basin 
et Gneslre, tous les trois chargés d'acheler des louis 
d'or pour le ci-devant roi, qui en a payé jusqu'à 
soixante mille à cinq livres la pièce; enfin un sieur 
m. li 




'2iO LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Ménard de Choisi , secrétaire des commandements 
d'Antoinette '. 



DÉCLARATION PROPOSÉE PAR L'ABBÉ SIÉYÈS 

AUÏ PATRIOTES DES fî "DÉP AI1TE.VENTS 



I 




Tel est le titre d'un imprimé dont les épreuves cir- 
culaient dans la capitale, deux ou trois jours avant 
l'évasion du roi, revêtues des signatures de quelques 
députés du club de I 789, et de plusieurs citoyens qui 
passent pour patriotes. 11 est une profession de foi 
proposée par l'abbé Siéyès comme un signe de rallie- 
ment aux patriotes. Cette espèce de symbole, en forme 
de déclaration assermentée, contient trois articles, 
donl le plus remarquable, celui qui a le plus juste- 
ment excité l'indignation des véritables amis de la li- 
berté, est l'article 2 sur l'unité du corps des représen- 
tants. 

« Je reconnais que le corps des représen- 
tants étant essentiellement un, ne peut pas se diviser de 
manière à former plusieurs touts ou chambres exer- 
çant un veto l'une sur l'autre, soit qu'on attribue à ces 
chambres, les mêmes ou différentes fonctions relative- 
ment à la loi ; que dans le cas où le pouvoir consti- 
tuant, d'après son ajournement de la question des 

1 Après la fuite de Yarennes, l'Assemblée aurait dû être éclairée sur 
son abus de pouvoir originaire ; il lui fallait revenir en arrière sur le 
détestable principe inauguré par elle, en France : le roi règne et ne gou- 
verne pas, ou proclamer la République. Elle ne sut que continuer à 
gouverner par l'insurrection; elle n'avait aucun génie politique; aussi 
malgré les admirables principes de 89 elle a jeté notre patrie dans une 
tempête d'anarchie qui n'est pas encore apaisée. 



PAR LES HOMMES DU TEMl'S. 211 

deux sections, les jugerait uliles a la meilleure for- 
mation de la loi, on ne peut attribuer à ces deux sec- 
lions ou comités, aucun droit, aucun caractère qui 
tende à les confondre avec le système des deux cham- 
bres; et qu'ainsi, par exemple, les deux sections n'au- 
ront point de veto l'une sur l'autre; qu'établies pour 
discuter et délibérer séparément, elles ne pourront 
jamais se considérer comme formant deux louts, deux 
corps à part, mais seulement comme deux fractions 
d'un tout unique; que, par conséquent, il ne pourra 
èlre permis ni à l'une ni à l'autre de prendre une ré- 
solution ou un vœu à la majorité; mais que les suf- 
frages devront de toute nécessité y être comptés indi- 
viduellement, alin que, par le recensement fait en- 
suite de toutes ces voix individuelles, recueillies dans 
l'une et l'autre section, on puisse connaître en ré- 
sultat, la véritable majorité, et par conséquent le vœu 
unique du corps, total et un, des représentants de la 
nation, de la même manière précisément, que si tous 
avaient voté ensemble et dans le même lieu. » 

A travers tout ce galimatias métaphysique, on re- 
marque facilement l'intention, très-adroitement mas- 
quée, qu'a M. l'abbé Siéyès de faire dégénérer la con- 
stitution du corps législatif en deux chambres. Cette 
idée anglaise est depuis longtemps le dernier espoir 
des aristocrates et des ministériels; ils rougiraient de 
la proposer dans toute sa nudité, et c'est la raison 
pour laquelle l'abbé Siéyès s'est emparé du plan de 
M. Busot, en le dénaturant de manière à n'être pas in- 
connaissable. L'abbé Siéyès veut diviser le Corps légis- 
latif en deux fractions homogènes d'un tout unique; 
ces deux fractions délibéreront séparément; mais 



m 







212 LA RÉVOLUTION RACONTER ET JUGÉE 

dès que les suffrages y seront recueillis individuelle- 
ment, dès que vous établissez un recensement général 
des voix particulières, dès que, dans votre système, 
les deux sections subsistent continuellement; que ja- 
mais elles ne délibèrent en commun ; alors vous con- 
stituez deux chambres homogènes à la vérité, mais 
qui ne tarderont pas à devenir très -hétérogènes. Elles 
n'auront pas de "veto l'une sur l'autre, dites-vous; 
mais qu'importe le veto, si l'ascendant que l'une des 
deux prendra nécessairement sur l'autre y équivaut 
absolument? Cet ascendant amène les prérogatives, et 
ces prérogatives la subversion de nos principes consti- 
tutionnels. 

Le plan de M. Busot est totalement différent. Il 
présente tous les avantages de l'institution des deux 
chambres, sans en avoir les très-aristocratiques in- 
convénients. Selon nous, les deux sections du Corps 
législatif ne sont jamais délibérantes, mais seulement 
discutantes; elles ne peuvent recueillir aucun vœu; 
leurs fonctions sont bornées aux simples débals. Elles 
discuteront séparément à la vérité, mais l'une après 
l'autre; enfin, une troisième discussion s'ouvrira en 
assemblée générale où la délibération sera commencée 
et terminée Ce projet, comme l'on voit, présente sim- 
plement un mode de discussion capable d'assurer la 
maturité des délibérations et la stabilité des lois. Le 
funeste esprit de corps ne s'inoculera point dans l'une 
ou l'autre section, parce que les membres en seront 
tirés au sort, et changés, si l'on veut, tous les quinze 
jours, ou au moins tous les mois; de sorte que, dans 
notre système, la dégénérescence des deux sections en 
deux chambres législatives est absolument impossible. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 213 

Il n'en est pas de même de celui de l'abbé Siéyès, qui y 
mène directement, et qui ne peut être admis sans une 
subversion totale de principes 1 . 

Le roi est arrivé samedi 2-5, à sept heures du soir, 
au milieu d'un grand concours de peuple, et escorté 
de dix à douze mille gardes nationaux. Sur le siège de 
sa voiture étaient attachés les sieurs Dagoull, la Tour- 
du-Pin fils, et de Guiche, qui avaient servi de postil- 
lons. Les commissaires de l'Assemblée nationale et 
ceux qui ont arrêté le roi suivaient dans des voilures 
couvertes de branches de chêne. Nous renvoyons les 
détails au numéro prochain. 

1 Quoique décousues enapparence, les pages qui suivent offrent un grand 
intérêt. Elles révèlent l'état des esprits après un an de révolution. L'As- 
semblée nationale avait accepté l'émeute, l'insurrection, connue moyen 
de gouvernement et de régénération sociale; elle avait elle-même donné 
l'exemple à la foule, en déchirant le mandat dont l'avaient revêtue les 
admirables cahiers des états généraux de 1 7S0 : après avoir ainsi dé- 
chaîne les vents, elle ne moissonnait déjà plus que les tempêtes, et elle 
se sentait entraînée par le chaos qu'elle avait amené. En vain voulut-elle 
alors revenir sur ses pas, défendre la royauté constitutionnelle, la jus- 
tice, la loi; on ne F écoutait plus, elle élait suspecte, il lui fallait avancer ou 
subir le reproche de trahison. C'est ainsi que son œuvre, qui eût pu être 
glorieuse, resta une lettre mode et avorta à peine éclose, laissant après 
elle des traces que le temps n'a pu effacer. C'est à peine si elle peut 
subsister aujourd'hui encore, par suite de l'instabilité que la Révolution 
a jetée dans les esprits, de la perversité du sens moral public, et de la 
destruction de toute foi politique C'est une leçon, c'esl un enseignement 
qui ne doit pas être perdu pour nous, et que les historiens de la Ri vo- 
lulion, à l'exception de M. de Iîaranlc, n'ont pas assez fait ressortir. On 
S'éverlue, encore aujourd'hui, à chercher des formes de gouvernement, 
des combinaisons de constitution, sans remarquer qu on bâtit sur le sable, 
tant que l'esprit de révolte et d'insurrection ne sera pas anéanti, et 
que le principe de l'aulorité.le respect et la légitimité du droit ne seront 
pas rentrés dans tes idées et dans les cœurs. Messieurs les doctrinaires, 
qui se vantent d'être les fds de la Révolution, savent-ils bien ce qu'ils 
veulent '! L'impopularité de leurs personnes est-elle une preuve suffisante 
pour l'impossibilité d'un système qu'ils ne soutiennent que par orgueil. 



mmJEé^. 



21 i LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Les sieurs Damas, Choiseul, et deux autres officiers 
qui ont servi Bouille, arrêtés à Verdun, seront détenus 
jusqu'à la fin de l'instruction criminelle qui aura lieu 
à l'occasion. de l'évasion du roi. 




DES FRONTIERES 

DU ô AU 10 SliPTE>:nr.F. 1790. 

On lut à la séance du dimanche 4 septembre une 
lettre du sieur Duportail, par laquelle ce ministre 
vante l'état des frontières, et se plaint avec amerlume 
des bruits injurieux que l'on commence à répandre 
sur son compte. Si les places de guerre sont dans un 
état respectable de défense, l'assertion du minislrc de 
la guerre est vraie, et ce n'est pas sans raison qu'il se 
plaint de la calomnie, s'il a ponctuellement fait exé- 
cuter les décrets de l'Assemblée nationale. 

Mais quel est au vrai l'état des frontières? Com- 
ment les décrets ont-ils été exécutés? c'est ce que nous 
allons examiner avant de juger le ministre. Partout on 
répare les fortifications, dit M. Duportail; partout il a 
placé des garnisons nombreuses; partout il a fait 
avancer les gardes nationales vers les points menacés; 
voilà en deux mots sa justification. Les patriotes lui 
répondent que si l'on travaille à réparer les fortifica- 
tions, c'est avec une mollesse, une négligence plus 
que suspectes. Des voyageurs très-dignes de foi, très- 
animés du bien public, nous ont dit avoir passé ré- 
cemment à Givet, Valenciennes, et clans toute cette 
parlie limitrophe des Pays-Bas ; et il est de fait qu'il 
n'y ont remarqué aucune activité, aucune énergie; 



PAR LES HOMMES DU TEMI'S. 215 

les travaux ne sont que commencés, ils vont avec len- 
teur, et d'ailleurs toutes les places de celle frontière 
ne sont occupées en grande partie que par des troupes 
étrangères, la plupart allemandes. Or, croit-on qu'il 
soit d'une bonne politique d'opposer des Allemands à 
des Allemands ; et, dans le cas d'attaque de la part des 
troupes impériales, n'y aurait-il pas tout lieu de pen- 
ser que les esclaves de Germanie que nous avons en- 
core la maladresse de retenir à noire service, défen- 
dront plutôt leurs frères, leurs concitoyens, que des 
étrangers qu'ils ne servent que pour de l'argent? 
Toules les troupes non françaises devraient être à 
l'intérieur ; c'est aux Français seuls à garder les fron- 
tières. 

Il ne faut pas nous dissimuler qu'on menace notre 
territoire; que dans la Belgique, que sur les bords 
du Hhin, il se fait des rassemblement*; considérables; 
et à quelle cause attribuerions-nous ces mouvements, 
si ce n'est à un projet d'attaque? Pourquoi donc le 
ministre de la guerre n'a-t-il pas mis en présence une 
masse égale de troupes qui en eût imposé à tous ces 
brigands, ennemis de la liberté? 

Pourquoi, à l'époque du départ de Louis XVI, nos 
places étaient-elles entièrement ouvertes, nos approvi- 
sionnements insuffisants? Pourquoi étions-nous alors 
sans aucun plan dé défense? 

Pourquoi les gardes nationales, entretenues par l'K- 
tat, ne s'organisent-elles qu'avec une extrême lenteur? 
Pourquoi ne leur fournit-on ni habillements, ni armes, 
ni munitions? Pourquoi ne sont-elles pas déjà sur les 
frontières? 

L'Assemblée nationale décréta, le H juin dernier, 




216 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

que le roi serait requis de donner les ordres néces- 
saires pour exécuter, sur plusieurs parties de l'Em- 
pire, des campements, afin de ramener le goût et l'ha- 
bitude des exercices militaires ; la saison s'avance, et 
nen ne nous annonce encore l'exécution de ce décret 
de l'Assemblée nationale. 

Il fut décrété au mois de février dernier que qua- 
rante régiments d'infanterie et quarante régiments 
de cavalerie, seraient portés au pied de guerre. Ce 
complément ne s'est pas effectué. Il en est ainsi de 
l'armée auxiliaire; cependant, comme l'a très-bien 
remarqué M. de Noailles dans son rapport, on n'en a 
pas rendu compte à l'Assemblée nationale, on n'a pris 
aucune mesure pour subvenir aux besoins des troupes, 
et que résulte t-il aujourd'hui de cette négligence? 
Il faut compléter nos régiments, former nos auxi- 
liaires, et rassembler une armée de gardes nationales 
volontaires qui, soudoyées, nuisent au recrutement 
des troupes de ligne. Il résulte que des moyens extra- 
ordinaires deviennent indispensables pour le succès 
de la mesure décrétée aux mois de février et de juin ; 
et à qui en imputer la faute, si ce n'est au ministre de 
la guerre? Si les décrets eussent été exécutés, l'armée 
serait aujourd'hui composée de deux cent trois mille 
hommes; elle ne l'est que décent quarante-sept mille. 

Passons à de plus petits détails,' et demandons au 
ministre pourquoi il permet encore les enrôlements 
sous l'ancienne formule : « Je soussigné déclare m'en- 
gager au service du roi, etc.; » pourquoi il vexe par- 
tout les soldats patriotes; pourquoi il poursuit avec 
tant d'acharnement ceux du ci-devant régiment d'Au- 
vergne; pourquoi il permet à son ami Rochambeau 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 21? 

de défendre à la troupe de se parer du ruban national; 
pourquoi il refuse d'employer comme maréchal de 
camp J. H. Morelon, qui a droit à cette place, et qui 
est resté membre des Jacobins, sans vouloir passer 
aux Feuillants. Nous lui demanderons pourquoi les 
douze cents volontaires qui sont à Dijon, prêts à par- 
tir, ne reçoivent point d'ordres; pourquoi il n'y a dans 
ce moment que cinq mille six cent soixante-huit 
hommes de ligne à Strasbourg, deux mille deux cent 
dix-huit à Landau, quatorze cent trente-trois à Lauter- 
hourg, mille cinquante-sept à Fort-Louis, treize cent 
trente-huit à Wissembourg, six cent soixante-dix à 
Haguenau, treize cent quarante-sept à Schelestadt,cent 
soixante-quinze à Colmar, quatorze cent trente-sept à 
Brisach, quatorze cent quarante à Huningue, et onze 
cent quatre-vingt-seize a Béfort ; ce qui monte à peine 
à dix-huit mille hommes pour défendre les fortifica- 
tions du Haut et du Bas-Rhin. 

Et l'on traite de mauvais citoyens, de factieux, ceux 
qui s'effrayent de cet état, ceux qui conçoivent des 
doutes sur la pureté des intentions d'un ministre aussi 
évidemment dévoué à nos ennemis. 

La France étant réduite à cette extrémité momenta- 
née par la perfidie et la malveillance de ses ministres, 
voyons quelle est la masse de forces avec laquelle on 
peut l'attaquer. M'. Noailles dit dans son rapport que 
l'Autriche et l'Allemagne seules peuvent fournir cent 
quatre mille hommes; nous y ajouterons les soixante 
mille qui sont dans les Pays Bas, et six mille uhlans 
qui garnissent le pays de Liège. L'arsenal de Magde- 
bourg, un des mieux approvisionnés de l'Europe, peut 
aisément fournir un train considérable d'artillerie, 










218 LA Iï ÉVOLUTION [4ACONTÉ1-: ET JUGÉE 

l'embarquer sur l'Elbe, et le faire arriver à Namur 
par la Hollande et par la Meuse. Un autre train d'ar- 
tillerie est déjà embarqué sur le Danube pour se 
rendre à Luxembourg. Tel est l'étal des forces avec 
lesquelles on peut nous attaquer detnain, aujourd'hui, 
tout à l'heure. Si le moment de 1 invasion est différé 
jusqu'au printemps prochain, ces forces peuvent être 
augmentées de trois cent mille hommes. 

Mais cette confédération universelle, cette ligne 
générale de tous les ennemis de l'humanité offrc- 
t-elle un danger réel, peut-elle faire une contre- 
révolution, peut-elle nous obliger à une capitulation 
avec eux? Oui et. non. Cela dépendra de la con- 
duite des représentants du peuple, et des moyens 
qu'ils ordonneront et feront, exécuter. Voici ceux pro- 
posés par M. Noailles : 1° que le ministre de la 
guerre se réunisse sur un point de la frontière avec 
MM. Rocbambeau et l.uckner, les chefs du génie, de 
l'artillerie, et deux commissaires étrangers, et que, 
dans des conférences établies, il soit arrêté un plan 
d'opérations pour toutes les parties de l'empire; 
2° que les ministres du roi soient requis de préparer 
tous les mémoires et documents nécessaires pour éclai- 
rer l'Europe sur la pétition des princes possessionnés 
dans les ci-devant provinces de Lorraine et d'Alsace, 
et qu'immédiatement après que la Constitution sera 
acceptée par le roi, les négociations s'entament sur 
cet objet entre les chefs de l'empire germanique et 
les parties intéressées. M. Noailles proposait eu troi- 
sième lieu une amnistie générale en faveur des diffé- 
rentes accusations qui ont eu pour objet la sûreté de 
l'État. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



219 



Jl est de toute évidence que ces précautions sont in- 
suffisantes el presque entièrement nulles. D'abord, 
quant à l'amnistie proposée, nous disons ou qu'elle 
regarde les patriotes, notamment ceux poursuivis pour 
l'honorable crime du Champ de Mars, ou qu'elle re- 
garde les aristocrates, les contre-révolutionnaires, les 
Bouille, les Condé, etc. Quant aux patriotes, ils ne 
veulent ni amnistie, ni grâce; ils veulent justice, des 
couronnes civiques les attendent au sortir de la pri- 
son; pour ce qui est des contre-révolutionnaires, pre- 
nons bien garde de leur ouvrir jamais nos portes, ce 
serait enfermer le loup dans la bergerie; de tels 
hommes ne doivent rentrer en France que pour y pa- 
raître h la barre de la nation, subir un procès solen- 
nel, et donner un grand exemple à tous les traîtres'. 
On a beau dire que c'est aux peuples libres à se mon- 
trer généreux envers leurs ennemis; cela est vrai, 
quand ceux-ci ne peuvent plus nuire et qu'ils sont re- 
pentants; mais nos contre-révolutionnaires sont trop 
puissants, ils seront toujours trop bien protégés par le 
roi et par la cour, pour que jamais la nation consente 
à les rapprocher d'elle, si elle est sage. 

Quant aux mémoires à dresser pour régler l'indem- 
nité des princes possessionnés eu Alsace et en Lor- 
raine, il y a longtemps que les ministres eussent 
entamé ces négociations s'ils n'avaient pas eu le projet 
d'augmenter le mécontentement et le nombre des 
mécontents. Sans doute, il faut que la France prouve 
à l'Europe et a l'univers qu'elle veut être juste; sans 




1 Que diraient 1rs Révolutionnaires, à on avait agi envers eux connue 
ils demandaient qu'on le fit pour ceux qui ne partageaient pas leurs a\ i- 
nions iueendi lires'.' 




! : I 



■! 









: :-! 



220 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

doute, il faut que les propriétaires étrangers soient 
indemnisés suivant les mêmes règles que les proprié- 
taires français ; mais ce n'est pas là un moyen de dé- 
fense contre l'armée qui nous menace, et M. Noailles 
avait mal choisi son temps pour parler d'indemnité. 

Reste l'objet des conférences entre le ministre, les 
deux généraux commandants, les chefs de l'artillerie 
et du génie, et deux commissaires étrangers. II est 
vrai que cette conférence pourrait opérer un bien, si 
tous les personnages étaient de bonne foi et d'excel- 
lenls patriotes; mais il est prouvé que le ministre est, 
comme de raison, un franc aristocrate; rien n'est 
moins certain que le patriotisme du général Rocham- 
bcau, l'ami intime de Bouille; nous ne connaissons 
point assez Luckner pour assurer qu'il fasse une 
exception.à la règle; parmi les chefs de l'artillerie et 
du génie, en est-il un seul qui soit l'ami de la Révolu- 
tion? Et comment deux commissaires étrangers aux 
cabales et à l'aristocratie militaire tiendraient-ils tête 
à un congrès composé d'officiers supérieurs et pré- 
sidé par Duportail? Un envoi de dix mille fusils vau- 
drait mieux que toutes les conférences! 

Les soldats allemands sont des machines guerrières; 
le froid, le chaud, la faim, la soif, la dure, tout leur 
est égal; ajoutez à cela qu'ils se sont bien trouvés de 
l'expédition de Liège et du Brabant, et qu'on leur a 
promis le pillage de la France : il ne s'agit donc plus 
de regarder les préparatifs hostiles comme un jeu 
d'enfants ; la France a quatre fois plus qu'il ne lui 
faut de bras pour repousser victorieusement ces 
hommes féroces; mais il faut que ces bras soient bien 
dirigés, et Duportail nous trahira s'il reste en place. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 221 

Il faut donc commencer par le chasser du ministère ; 
cela fait, l'Assemblée nationale, au lieu d'une confé- 
rence particulière, invitera tous les bons esprits, tous 
les hommes de génie à tracer un plan de défense 
contre une armée supposée de quatre à cinq cent mille 
hommes ; elle accordera une récompense proportion- 
née au prix du service à celui qui aura donné le meil- 
leur plan; elle indiquera l'homme que veut la nation 
pour exercer les fonctions de ministre de la guerre ; 
elle lui ordonnera, sous peine de la vie, d'exécuter 
ponctuellement, et dans la quinzaine au plus lard, tous 
les décrets qui ont été rendus pour la défense de la 
frontière. Au moyen de ces précautions, tous les ci- 
toyens connaîtront au vrai, et les moyens d'atlaque et 
les moyens de défense; il sera impossible à tel général 
que ce soit de trahir ni l'armée, ni la cause publique, 
et la victoire est certaine; mais si l'on n'use que des 
moyens constitutionnels, si le roi demeure maître et 
du choix des ministres et du choix des généraux ; si 
les gardes nationales ne sont destinées qu'à obéir aux 

hommes de la cour qui peut calculer les maux 

qui nous attendent? 



PROCEDURE 

RELATIVE A L"ATTROUPEMENT AU CHAMP DE MARS DU 17 JBILLET 1791, LE- 
QUEL AVAIT POUR BUT DE FAIRE SIGNER UNE PÉT TION POUR DEMANDER 
LA «ÉCHÉANCE DU ROI. 



Nos lecteurs ont eu le temps de faire leurs ré- 
flexions sur le réquisitoire de Bernard, accusateur 
public du tribunal du sixième arrondissement. L'exa- 



2 L 2'2 



LA REVOLUTION RACONTEE ET JUGÉE 

men de cetle pièce, appuyé de quelques faits que nous 
allons rapporter, suffira pour donner une idée de la 
procédure : « Vous remontre l'accusateur public que 
depuis quelque temps les agitations les plus funestes 
tourmentent la capitale. » Or, ces agitations funestes 
avaient pour cause la différence et le partage des opi- 
nions sur la fuite royalement perlide du 21 juin. Les 
uns voulaient que Louis XVI fût jugé; d'autres trou- 
vaient mieux leur compte à le déclarer inviolable; tous 
les papiers publics, les sociétés, les individus s'occu- 
paient de cette grande question. On défie Bernard de 
prouver qu'il y ait eu, à l'époque de son réquisitoire, 
aucun mouvement, aucune agitation qui n'eût été 
causée par là ; la seule agitation était dans les opi- 
nions; le seul danger de l'agitation était la manifesta- 
tion des opinions ; et voilà ce qu'un officier public a 
o-é représenter comme un événement funeste! Oui, 
il était, du moins il pouvait devenir funeste aux mi- 
nistériels, à la cour et à tous les ennemis de la patrie; 
mais ce qui est funeste à cette classe ne peut manquer 
d'êlre favorable à la nation ; mais la nation, mais les 
individus sont libres d'émettre leur opinion sur tous 
les faits, sur toutes les discussions qui se présentent; 
mais l'agitation funeste dont parle Bernard n'était que 
l'émission d'une opinion contraire à celle des comités 
de l'Assemblée nationale; mais un officier public qui 
ferait le procès à une opinion ou indifférente ou par- 
tagée par le sénat, serait déclaré coupable de forfai- 
ture. Qu'on juge si Bernard a pu de son chef et sans 
appui, lâcher un réquisitoire qui, sous le règne de la 
justice et de la liberté, n'eût pas compromis médiocre- 
ment sa fortune et sa vie. 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 223 

« Les ennemis publics, ou des hommes inquiets et 
turbulents ont cru trouver dans la crise de l'Etat une 
occasion favorable au succès de leur ambition ou de 
leur système. » Bernard est à peine à la sixième ligne 
de son réquisitoire qu'il met toute sa scélératesse à 
découvert. Ceux qui ont pensé que l'homme qui a 
commis le plus grand crime de la Révolution devait 
être jugé, sont des esprits inquiets, des turbulents, 
des ennemis publics!... Dites plutôt des ennemis du 
parjure, de la bassesse, de l'intrigue; dites des enne- 
mis des comités, de leurs manœuvres, de leurs opé- 
rations; dites des ennemis de la corruption, de la fai- 
blesse; des ennemis de tous les partis, de ceux qui se 
vendent à un parti, de tous ceux qui se déshonorent 

pour servir un parti Entendez-vous, monsieur 

l'accusateur public? Voilà ceux qu'on vous a fait ap- 
peler des ennemis publics, et que vous n'eussiez dû 
qualifier que du nom d'ennemi des la Fayette, fiar- 
nave, Duport, Lameth, etc., ainsi que de tous ceux 
qui composent cette ligue exécrable '. 

« De grands obstacles s'opposaient à ces desseins 
funestes. » Oui, sans doute, l'or, la puissance de la 
cour et la loi martiale, voilà le boulevard que l'on a 
opposé au vœu général du peuple. Si Louis XVI avait 
eu et une garde nationale et un la Fayette, et cette loi 
de sang, et un Bailly en 1789, croit-on que la Révo- 
lution se fût jamais opérée. 

« Des feuilles incendiaires ont présenté l'Assemblée 
nationale comme vendue au pouvoir exécutif. » Quel 
crime abominable! et les auteurs de ces feuilles res- 



Quel langage et quels sentiments ! 



■ 



2« LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pirent encore!... La constitution est dénaturée; celte 
tige de la liberté est desséchée; les comités y ont im- 
pitoyablement porté le fer de la destruction; des légis- 
lateurs que nous avions vus constants dans la bonne 
roule se plaisent aujourd'hui dans la fange du roya- 
lisme; ils vont jusqu'à dire que la liberté est un su- 
perflu ponr les peuples; la transaction la plus hon- 
teuse est consommée avec le fonctionnaire qui avait 
abandonné son poste ; l'Assemblée nationale a rectifié 
sa constitution sur les articles de la protestation de 
Louis XVI Capet! et l'on voudrait que le peuple crût 
que c'est le sentiment du bien public qui a dicté ces 
infâmes décrets! Y obéir, c'est tout ce que la tyrannie 
peut exiger; mais faire croire à la vertu des tyrans, 
c'est ce que tous les comités, tous les rois, tous les 
vizirs du monde n'obtiendront jamais. 

« Le fer.des assassins a été dirigé contre lui (M. de 
la Fayette), contre M. Bailly, contre la municipalité 
et le département, et enfin contre l'Assemblée natio- 
nale. » Quels hommes que ces assassins ! C'est pis que 
les pandours et les uhlans du frère d'Antoinette. Ceci 
devient plus sérieux; suivons avec altenlion M. l'accu- 
sateur public; il ne s'agit plus d'opinions, de paroles, 
de vœu public ni individuel; il s'agit d'un fait, d'un 
fait très-grave, d'un délit matériel; il s'agit du fer 
des assassins dirigé contre treize à quatorze cents per- 
sonnes. Cela a dû faire une boucherie affreuse! Vrai- 
ment, si une troupe de scélérats venait poignarder et 
M. le commandant général, et M. le maire, et la mu- 
nicipalité et le département, notamment M. Pasloret, 
et l'Assemblée nationale et tous ses comités, ce serai! 
un crime horrible et digne de toutes les recherches, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 225 

de toutes les malédictions, de toutes les vengeances, 
non-seulement de M. Bernard, mais de la nation en- 
tière. M. Bernard ne peut qu'être loué; il n'a que 
strictement rempli son devoir s'il a provoqué le fer 
des lois sur la tête des assassins; mais s'il a dit une 
calomnie, si le fer dont il parle n'a été dirigé contre 
personne, en bonne justice, M. Bernard est exposé à 
la peine du talion, et la loi doit le punir comme un 
ennemi public. Or de tous ceux qui ont été assassinés 
dans le réquisitoire de M. l'accusateur public, aucun 
n'a reçu une égratignure. La Fayette, Bailly, Chape- 
lier, Barnave, l'abbé Maury, Duport, et tout le dépar- 
tement, et toute l'Assemblée nationale sont pleins de 
vie, à l'exception d'un membre de cette dernière qui 
s'est jeté par les fenêtres un mois après le 17 juillet; 
conséquemment, M. Bernard a menli et aux juges et 
au public, lorsqu'il a avancé que le fer des assassins a 
été dirigé contre le pouvoir constituant de la France 
et tous les pouvoirs constitués de la capitale. Deux 
choses fixent ici notre attention : la première, ce sont 
les dépositions contre Musquinet de Saint-Félix, les 
trois quidams et quelques autres accusés; la seconde, 
c'est le coup de fusil tiré le 1 7 j nillel , à bout pourtan L ' , 
sur M. de la Fayette. Les dépositions contre Saint- 
Félix, les quidams et compagnie portent qu'on leur a 
entendu dire qu'ils voulaient égorger M. de la Fayette, 

la municipalité et l'Assemblée nationale On leur 

a entendu dire! et, selon M. Bernard, le fer de ces 

assassins a été dirigé. Ou nous nous trompons, ou cela 



1 On sait que dans la journée du 17 juillet 1791, MM. de la Fayette 
et Bailly, après trois sommations, employèrent la force au Champ de 
Mars, en proclamant la loi martiale, contre la sédition. 

in. 15 






2'2fi LA REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

est un peu différent. Comment concilier deux choses 
aussi étrangement contradictoires? Cela n'est pas dif- 
ficile. M. Bernard ayant donné comme un fait la 
direction du fer des assassins, et l'assassinat étant 
aussi loin du cœur des accusés que la droiture est 
loin du cœur de l'accusateur public, celui-ci a ima- 
giné de faire dire qu'au moins ils en avaient eu l'in- 
tention : M. Bernard aurait bien pu faire disposer 
que le fer avait été tiré, que les assassinats avaient été 
commis; mais comme les accusés eussent pu produire 
sur le bureau les personnes des assassinés, et que cette 
contre- épreuve eût été parlante, on s'est contenté d'un 
témoignage purement métaphysique et intellectuel, 
qui ne peut se réfuter que par une négation. Si un 
homme voulait faire un procès en adultère à son voi- 
sin, et qu'il lui dît: a Vous avez eu l'intention ou 
vous avez dit que vous aviez l'intention de souiller 
mon lit, » l'accusé ne pourrait que répondre : « Je le 
nie. » De même, Saint-Félix et tous ceux qui, comme 
lui, ont été accusés par M. Bernard d'avoir dit qu'ils 
avaient l'intention de tuer à eux seuls quatorze cents 
personnes, ne peuvent que répondre : « Je ne l'ai pas 
dit. » Cependant le tribunal n'en retient pas moins 
Saint-Félix dans les cachots ; le tribunal partage donc 
le crime de l'accusateur public. L'observation du coup 
de fusil tiré à bout portant sur M. de la Fayette est 
bien autrement grande, importante et décisive. Ce 
coup de fusil est un véritable crime; celui qui l'a tiré 
est un assassin; il y a ici un véritable délit, un délit 
commis au grand jour, un délit facile à trouver; et 
l'on remarque que M. l'accusateur public n'a pas fait 
déposer un seul témoin sur ce fait; nous avons donc 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



2t27 



eu raison de dire précédemment que le coup de fusil 
n'avait été qu'un jeu d'intrigue pour intéresser à la 
personne du général, et disposer la garde nationale 
au carnage, et que ce n'était nullement aux prétendus 
délits du Champ de Mars qu'on voulait faire le procès, 
niais à la pétition, aux pétitionnaires, à l'esprit de 
patriotisme qui les animait. Nous ajouterons que les 
badauds et les bons bourgeois de Paris, habitués à tout 
confondre, ont beaucoup crié contre les pétition- 
naires de ce qu'ils avaient jeté' des pierres à la garde 
nationale; que nous leur avons dit, que les pierres 
n'avaient point été jetées par les pétitionnaires, mais 
par des gens salariés et apostés sur le Champ de 
Mars; qu'on nous juge aujourd'hui! La procédure 
contient-elle une seule information contre ceux qui 
ont jeté des pierres? Quel est enfin l'homme qui 
n'ouvrira pas les yeux, après avoir vu que le tribunal 
ne poursuit que ceux qui ont eu la franchise de dire 
que Louis XVI devait être jugé, ne poursuit que les 
démarches faites pour obtenir qu'il fût jugé, tandis 
qu'il garde le silence sur le prétendu assassinat pré- 
médité du général, sur celui de son aide de camp Des» 
, mottes, sur les insultes et les pierres jetées à la garde 
nationale? On poursuit les patriotes: on veut les faire 
passer pour des scélérats; et les vrais scélérats, les 
véritables auteurs des crimes dorment dans l'impu- 
nité. Il ne doit plus y avoir d'aveugles que ceux qui 
ne veulent point voir 

« Serions-nous moins heureux ou moins courageux 
que les Romains? Les desseins de nos Catilinas mo- 
dernes sont confondus : seront-ils punis? » Ne dirait- 
on pas que les pétitionnaires voulaient usurper l'em- 



■' I 




: : I 



'228 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pire, qu'ils avaient une armée à leurs ordres, qu'ils 
étaient tous de grands tyrans réunis pour établir une 
domination nouvelle? Comparez cette expression furi- 
bonde avec la nature d'une pétition, et surtout avec 
l'esprit et la lettre de celle du 17 juillet! 

« Une pétition a été imaginée pour former une 
scission dans l'empire, pour diviser les citoyens. Celle 
pétition avait pour objet de demander le vœu des 
quatre-vingt-trois départements sur le sort du roi, et 
de protester de ne pas reconnaître Louis XVI jusqu'à 
l'émission de ce vœu. » M. l'accusateur public est un 
vil imposteur! La pétition du 17 juillet ne renferme 
point cette clause de protestation. La société des 
amis de la constitution en avait fait une la veille dont 
la rédaction était de MM. Brissot et Laclos. Cette péti- 
tion du club des Jacobins contenait à la vérité la pro- 
testation dont parle l'accusateur public; mais c'est 
une insigne méchanceté de l'attribuer aux pétition- 
naires du Champ de Mars. Une pétition a été imaginée 
pour former une scission dans l'Empire. Cette péti- 
tion avait pour objet de demander le vœu des quatre 
vingt-trois départements. Bernard voudrait-il bien 
nous dire comment le vœu des quatre-vingt-trois dé- 
partements peut être envisagé comme une scission 
dans l'Empire.; comment l'unanimité constitue la scis- 
sion ; comment le vœu général est une scission ; com- 
ment ceux qui consultent la volonté publique peuvent 
être regardés comme des scissionnaires? Bernard est 
un grand scélérat, mais il n'est point adroit : la cour 
avait mal choisi son homme. 

« Le succès de cette pétition aurait été suivi de la 
guerre étrangère, de la guerre civile, de la banque- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 229 

route et de tous les malheurs. » Donc, vous n'en vou- 
liez qu'à la pétition ; donc vous ne poursuivez que la 
pétition, et voilà ce que nous voulions prouver : 
Habemns confttentem reum. 

« Pour préparer les esprits à la grande explosion, 
des hommes sans bas ni chemises ont été stipendiés 
pour déclamer dans les rues et les places publiques 
des vers de Bniltts. » Des hommes sans bas et sans 
chemises!... Entendez-vous l'insolence de ce nouveau 
parvenu? À peine sorti de la fange et de l'oubli d t ans 
lequel sa profonde ignorance le tenait captif, le voilà 
qui insulte à la majesté du peuple, fait à d'honnêtes 
citoyens un crime de la pauvreté, et place les indi- 
gents sur la ligne des coupables : vous savez cependant 
bien, M. Bernard, que tous les coupables ne sont pas 
indigents. Ingrat! sans ces mêmes hommes qui n'ont 
ni bas ni chemises, vous ne seriez qu'un scélérat 
obscur 1 . 

11 est faux que l'on ait déclamé publiquement et 
avec affectation des vers de Brutus ; mais quand on 
l'aurait fait? Peut-on empêcher les citoyens de s'ali- 
menter de la pièce dramatique la plus digne d'une 
nation libre? L'impitoyable censure de l'ancien ré- 
gime a permis que l'on jouât cette tragédie! Si Vol- 



1 Ainsi, en 1790, l'on ne respectait déjà plus la justice et les arrêts 
des tribunaux. Certes, il serait coupable de mépriser l'indigence et de 
repousser la misère. Le premier devoir de tout homme et de tout gou- 
vernement est de la soulager et de la prévenir même autant que pos- 
sible. Les révolutionnaires qui déclament le plus en faveur des pauvres 
et des déshérités sont encore ceux qui, parvenus au pouvoir, réalisent 
le moins d'améliorations. N'oublions pas toutefois que si le malheur et le 
paupérisme ont des titres et même des droits à la sollicitude de la so- 
ciété, ce n'est pas un motif pour leur livrer le gouvernement. La blouse 
et les haillons no peuvent jamais devenir un privilège. 



250 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

taire existait encore, le tribunal du sixième arrondis- 
sement croirait lui faire grâce en ne le condamnant 
qu'au fouet et à la marque. De nos jours, on ne 
permet plus de dire que l'on porte en son cœur la 
liberté gravée, et les rois en horreur. Oui, Voltaire 
serait pendu, car il était républicain 1 . M. l'accusateur 
Bernard est né pour la monarchie. 

« On y conteste à l'Assemblée nationale le pouvoir 
constituant. » Cela n'est pas vrai. On priait au con- 
traire l'Assemblée nationale de convoquer un autre 
pouvoir constituant pour juger Louis XVI. 

« Le meurtre et l'assassinat ont précédé cette si- 
gnature criminelle. » Encore un aveu; la signature de 
la pétition est un crime. As-tu lu, méprisable Ber- 
nard, as-tu lu la Constitution? Oui, tu l'as lue; tu sais 
bien qu'elle consacre formellement l'exercice du droit 
de pétition; mais ce n'est point un crime contre la 
Constitution que tu reproches à ces accusés, c'est un 
crime contre les ennemis de la Constitution, confre la 
cour, contre les comités; va, misérable, tu es bien 
digne de servir de pareils maîtres! 

« Enfin, elle a fini par la désobéissance formelle à 
la loi, par le mépris du signe éclatant de la ven- 
geance publique. » Encore une imposture : la loi 
martiale n'a point été publiée, le magistrat n'a fait 
aucune sommation; donc le peuple n'a pas désobéi; 
on ne désobéit point à des ordres qui ne sont pas 
donnés. Les auteurs du carnage n'ont même pas ce 
prétexte d'avoir fait égorger au nom de la loi. 

« En conséquence, être informé contre les auteurs, 



' Voltaire no fut qu'un courtisan plus ambitieux qur libéral. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 231 

fauteurs et complices des desseins funestes manifes- 
tés par lesdits événements, circonstances et dépen- 
dances. » Telles sont les conclusions de M. Bernard; 
toute la procédure y répond parfaitement. M. Bernard 
ne voulait informer que des desseins des pétition- 
naires, et nulle déposition ne frappe sur des faits. On 
met en doute si l'inquisition de la police eût été aussi 
loin. 

Le réquisitoire est du jour même du massacre. Ce 
n'est que plusieurs jours après le massacre que l'ac- 
cusateur a été autorisé par l'Assemblée nationale à 
poursuivre cette affaire. Il a donc commencé ses 
poursuites sans avoir une autorisation légale; appa- 
remment qu'il s'était contenté d'un petit mot à 
l'oreille. 

Pour peindre mieux cet autre Anitus, cet autre 
Boucher d'Argis, nous allons, entre mille, citer trois 
faits importants. M. Bernard avait annoncé à l'Assem- 
blée nationale qu'il avait des preuves de l'assassinat 
de M. de la Fayette. Où sont ces preuves? M. l'accusa- 
teur public a fait dire au Journal des tribunaux, et 
même à VÂmi des citoyens, que Camille Desmoulins 
avait dit qu'il fallait tirer sur la garde nationale et 
tuer M. de la Fayette. 11 en résulte que M. l'accusa- 
teur avait suggéré une calomnie aux deux journa- 
listes. M. Santerre a prouvé la même calomnie dans 
une affiche qu'il a également rendue publique. De 
tous les témoins qu'a fait déposer M. Bernard, il no. 
s'en est pas retrouvé un tiers lors de la confrontation. 
Ces gens, sans domicile et sans aveu, avaient disparu. 
Tous les domiciliés ont déposé à décharge. 

L'histoire de cette procédure scandaleuse vérifie 








































232 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 
bien l'axiome d'un grand homme. Dans un tribunal 
criminel, dit-il, le bourreau est le seul que je ne 
crains pas, et qui peut être estimable. Nous devons 
cependant à la vérité de dire que M. Mutel mérite 
une exception; des accusés disent aussi du bien de 
M. Récolène. Quant à la majorité, il est facile de la 
juger d'après ce que nous venons de décrire, si Ber- 
nard n'eût été secondé Ce n'est point l'accusateur 

public qui lance les décrets de prise de corps. 

Le bruit courl que les accusés vont se pourvoir 
contre lui, par devant un autre tribunal. Il n'est pas 
étonnant que des citoyens outragés, persécutés de 
toutes les manières, se décident à celte démarche; 
mais nous croyons devoir leur observer qu'elle peut 
être préjudiciable à la chose publique. Bernard, cité 
à un tribunal, sera ou condamné ou absous. S'il est 
absous, ce sera un triomphe de plus pour la mauvaise 
cause. S'il est condamné, soit à une amende, soit à 
des dommages et intérêts, la cour payera les dom- 
mages et l'amende; cet échec sera pour lui un titre à 
la reconnaissance de ceux qu'il a servis; la première 
place de commissaire du roi vacante lui sera donnée; 
qui sait même si ce ne serait pas le moyen de le 
porter tout d'un coup au ministère? Nous en con- 
cluons qu'il faut laisser agir l'opinion publique; c'est 
à l'opinion publique à faire justice de lui. Un juge- 
ment quelconque ne le flétrirait point aux yeux des 
gens sensés ; mais vous le verrez bientôt dans la boue 
du mépris; et, une fois qu'il y sera, la cour avec tout 
son or sera incapable de l'en tirer. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



2Ô5 



DES PRINCES FRANÇAIS 



A Ja fin de juillet 1789, l'Assemblée nationale de 
France reconnut et déclara solennellement, à la face de 
l'Europe et de toute la terre, que les hommes naissent 
et demeurent égaux, et que les distinctions sociales ne 
peuvent être fondées que sur l'utilité commune. 

Cette solennelle déclaration, confirmée par un cé- 
lèbre décret du mois d'août 1789, poriant abolition 
de la noblesse ; confirmée de nouveau par un autre 
décret du 19 juin 1790, reçut sa dernière sanction 
par un troisième décret du 30 juillet 1791, qui sup- 
prime toute décoration, tout signe extérieur suppo- 
sant des distinctions de naissance ou de rang, et défend 
à aucun Français de prendre aucune des qualités sup- 
primées, même de les rappeler par les termes de ci- 
devant et autrefois. 

Cela est formel; avec trois décrets constitutionnels 
appuyés sur la Déclaration des droits de l'homme, 
nous pouvions raisonnablement nous flatter d'être en- 
fin délivrés pour cette fois de toutes ces guenilles qui 
déshonoraient depuis si longtemps le front auguste de 
la nature, de tous ces joujoux avec lesquels la cour 
amusa la trop longue enfance du peuple. Les hon- 
nêtes gens s'applaudissaient de pouvoir aller et venir 
sans se voir obligés de céder, le pas à un faquin se fai- 
sant appeler mon prince par une valetaille digne du 
maître 1 . Nous étions venus à bout de faire rentrer les 

1 II est inutile de faire remarquer la folie de cette prétention à Yêgalilé 
sociale. Toute supériorité a toujours été et reste encore suspecte aux 



I ■: M 



884 LA REVOLUTION RACONTÉE KT JFGÊK 

prêtres dans Ja masse des citoyens ; nous comptions 
bien que les nobles se le tiendraient pour dit. Plus de 
clergé, plus de noblesse. Le comité de constitution, qui 
ne doit l'embonpoint de ses membres qu'au rachitisme 
de la nation, ce comité ne le veut pas; et, quoique 
nous en disions, nous aurons des princes français de la 
façon de M. Dandré. C'est le coup de pied de l'âne. 
Nos précédents despotes couronnés ne pouvaient faire 
que des gentilshommes, M. Dandré fait des princes. 
Mais, pourra-t-on nous dire : c'est vous montrer 
aussi par trop difficiles et pointilleux; puisque, dans 
la Constitution, vous gardez un roi, n'est-il pas de la 
dignité de l'empire que tous les parents du monarque 
soient princes? Et qu'en avez-vous à craindre, s'il 
n'y a qu'eux de princes dans tout l'empire? Ils ont 
peut-être besoin de cette qualification plus que vous 
ne pensez. M. Dandré, que vous harcelez toujours en 
passant, ce bon M. Dandré qui jadis recevait desépices, 
et qui maintenant en vend, aura sans doute lu, en dé- 
peçant de vieux livres pour en faire des cornets à 
l'usage de son magasin, « que Hugues Capet était le 
fils d'un coupe-jarrets ou boucher tenant étal à Pa- 
ris. » C'est un poëte italien célèbre, le Dante 1 , qui 

veux des révolutionnaires qui la détestent et la proscrivent. L'égalité 
devant la loi ne leur suffit pas, et même eUe leur est odieuse, quand on 
la réclame contre leurs ambitions tyranniques. 

1 C'est une calomnie aussi absurde qu'infâme, prouvant l'ingratitude 
du Dante pour la nalion qui l'accueillit si bien pendant son exil et le dé- 
vergondage des révolutionnaires. 

Le Tasse, si bien traité par Charles IX, ne se montra pas plus recon- 
naissant. II essaya de ridiculiser la France. Nous n'en sommes pas moins 
restés la première nation de l'Europe, n'en déplaise à l'Italie; et les 
Bourbons demeureront toujours, malgré les calomnies, la première et la 
plus illustre des races rovales modernes. 



. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 855 

nous a conservé celte anecdote piquante : Tota fami- 
Ha Borboniorum descendit de sicario, sire mavultis, 
delanio qui carnem vendehat in laniena parisina, ut 
nsserit quidam poeta qui voluisset mentiri. Notre na- 
tion ferait une belle figure en Europe, si M. Dandré 
ne se fût hâté d'effacer sous la qualification de prince, 
le souvenir du premier métier de notre dynastie ré- 
gnante. C'est pour cela que, malgré le décret de juil- 
let dernier, Louis Capel persiste à garder son cordon 
bleu. Sans ce ruban, il aurait de la peine, avec sa 
corpulence, à dissimuler l'état de son premier an- 
cêtre. C'est pour cela aussi qu'aucun des soixante qui 
allèrent présenter la Constitution au roi ne fit sem- 
hlant de s'apercevoir de cette contravention aux dé- 
crets. M. Thouret aurait pu en dire un mot au sieur 
Montmorin, mais il est convenu qu'un ministre serait 
le singe-né du roi, son maître. 

En mettant de côté tout ce que celte objection a de 
spécieux, nous répondrons que le décret qui restitue 
aux parents de Louis XVI leurs litres de noblesse, est 
le fruit de la décrépitude de l'Assemblée nationale, si 
l'on n'aime mieux, de sa prostitution. Depuis plu- 
sieurs, mois elle radote ou elle se vend; parfaitement 
semblable à ce monstre décrit par Horace : belle 
femme jusqu'à la ceinture, et dont le corps se ter- 
mine en queue de poisson : 



Desinit in piscein millier formosa superne. 

(Art port.) 



Voyez avec quel art ils s'y sont pris à l'Assemblée 
pour faire retourner la nation sur ses pas et rétrogra- 



2Ô6 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

der la Révolution. La noblesse, écrasée sous la massue 
du peuple, ne s'en serait jamais relevée. C'en était 
fait; elle peut se vanter maintenant d'êlre revenue de 
loin. On commence par interdire aux feu nobles leurs 
marques distinctives extérieures, et jusqu'à ce mot 
de ci-devant; mais c'est pour qu'on ne se défie point 
de la qualification substituée de prince. On défend de 
dire le ci-devant prince de Condé, mais on permet de 
dire Louis Joseph, prince français. On voit où tend ce 
décret ; il n'y avait plus de nobles, mais il y aura des 
princes; c'est un mot pour un autre, et c'est ainsi 
qu'à l'aide de la grammaire on nous a fait tant de 
fois déjà prendre le change. 

La race des Bourbons se multipliant comme les 
grains de sable de la mer, à l'instar de la famille 
d'Abraham et de la maison de Hanovre, la France en 
peu d'années sera couverte de princes, comme jadis 
l'Egypte le fut de sauterelles ou de grenouilles, et il 
nous faudra un second passage de la mer Rouge pour 
nous délivrer de cette plaie dévorante ; et nous n'en 
viendrons pas de sitôt à bout, car tout ce qu'il y a de 
nobles dans le royaume ne manquera pas de s'allier 
aux princes de la maison régnante. La nation fran- 
çaise va donc se trouver partagée en deux ordres, au 
lieu de l'être en trois comme auparavant, les princes 
et le peuple; les princes, qui, n'ayant point de partage 
à faire avec le clergé, n'en seront que plus puissants 
et plus despotes; et le peuple, qui, satisfait de porter 
un joug de moins, portera celui des princes avec ré- 
signation et docilité, et redeviendra leur serf et vassal. 

Ses représentants imiteront les nôtres ; ils donne- 
ront des décrets de deux sortes, des décrets de forme, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 237 

tels que celui qui défend les cordons bleus, et les dé- 
crets de rigueur, tels que celui qui restitue le titre de 
prince. On cache d'abord son ruban en allant au châ- 
teau; arrivé au pied d'un escalier obscur et dérobé, 
on achève sa toilette, et l'on se présente aux yeux du 
prince comme à l'ordinaire. Si les sentinelles faisaient 
leur devoir, elles refuseraient le salut des armes 
même au premier fonctionnaire contrevenant au dé- 
cret qui proscrit ces décorations; mais les soldats ci- 
toyens eux-mêmes, peu faits à cette noble simplicité 
qui sied si bien à un peuple libre et à ses chefs, 
savent tacitement gré à la cour de soutenir l'éclat du 
trône en dépit des principes de l'égalité. Jadis, à 
Rome, on louait à prix d'argent des femmes pour ve- 
nir pleurer aux enterrements. La liste civile, aux 
Tuileries, entretient aussi des gens gagés pour se trou- 
ver sur le passage du roi et de sa famille, et pour 
crier : Vive le roi! vive la reine! et bientôt vivent les 
princes! en battant des mains; et le peuple mouton- 
nier fait chorus, et la liberté nationale, indignée de ce 
spectacle, fuit pour ne plus reparaître, et abandonne 
à ses princes un peuple né apparemment pour la ser- 
vitude. 



LA CONSTITUTION UNE FOIS ACCEPTÉE PAU LE ROI 

LA RÉVOLUTION SERA-l'-ELLE FAITE? 



Eh ! mais sans doute, répondront beaucoup de gens, 
et même des patriotes, et surtout des aristocrates, et 
alors tout est dit, tout est fait. La Révolution ou le 
passage de l'ancien ordre de choses au nouveau est 



■ i 





«8 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

franchie; nous n'avons plus qu'à jouir en paix de 
notre ouvrage. 

Nous ne sommes point du tout de cet avis. Un 
peuple qui prétend être libre sous un roi, ne peut 
sortir d'une Révolution que pour rentrer dans une 
autre. La place destinée à Louis XVI dans la constitu- 
tion lui donne une influence trop immédiate sur le 
jeu de la machine politique, pour oser nous pro- 
mettre que le rouage en sera régulier et permanent. 
La Révolution n'est pas faite tant que nous permet- 
trons au roi d'avoir une cour. Conçoit-on bien ce que 
c'est qu'une cour dans un état libre? Une cour et une 
liste civile pour la défrayer, et une maison militaire 
pour la garder, et les plus beaux postes de l'empire à 
sa nomination, et enfin l'impunité consacrée d'avance 
par le principe de l'inviolabilité! Et la Révolution est 
faite avec ce poison lent de contre-révolution!... 

Si Louis XVI accepte, la Révolution est faite pour 
lui et le plus heureusement du inonde. Mais pour 
nous!... qui nous répondra de ses dispositions inté- 
rieures et subséquentes? Supposons le moins vraisem- 
blable, supposons qu'il sera désormais d'aussi bonne 
foi qu'il l'a été peu jusqu'à présent. Eh bien ! même 
clans ce cas, la Révolution n'est pas assurée. La se- 
cousse a été trop brusquée et trop forte pour qu'il n'y 
ait pas longtemps encore des oscillations fréquentes; 
d'ailleurs, depuis deux ans et demi que la Révolution 
dure, nous n'avons pas su en profiter assez pour nous 
dispenser de la faire durer plus longtemps. Depuis 
deux années qu'on prêche au peuple les grands prin- 
cipes, en est-il mieux instruit? Parce qu'il a eu quel- 
ques moments d'énergie, il croit n'avoir plus rien à 



s 



PAR LES HOMMES DU TEMl'S. 258 

faire ; il ignore qu'il n'y a rien de plus pénible que la 
crarde de la liberté : cette fille du ciel a pour ennemis 
tous les dieux de la terre. Presque tout a été refait à 
neuf; les pièces sont assemblées, l'impulsion est don- 
née, il semble qu'il n'y ait plus qu'à aller; mais pre- 
nons au moins le temps d'essayer la nouvelle organi- 
sation avant de prononcer sur la justesse de ses 
mouvements. 

La Révolution n'est pas faite tant que nous n'aurons 
pas effacé les tacbes qui sautent à nos yeux presque à 
chaque page dans notre Constitution, sans compter 
ses autres vices, que l'expérience nous découvrira suc- 
cessivement. La nation a été, pour ainsi dire, repétric 
de nouveau ; argile obéissante entre les mains de nos 
législateurs, elle a reçu d'eux de nouvelles formes, 
mais ce n'est encore qu'une statue, il s'agit mainte- 
nant de l'animer. L'esprit public est le souffle moteur 
qui doit lui donner la vie; mais pouvons-nous direque 
nous avons un esprit public? Né de la Révolution, il 
devait lui survivre et mettre le sceau à notre liberté. 
Mais où se trouve-t-il, cet esprit public? S'il existait, ver- 
rait-on le peuple, idolâtre et républicain tour à tour, 
attacher ses destins à la destinée de Louis XVI et mettre 
un si grand prix aux monosyllabes tombés de ses 
lèvres? Et que devrait nous importer son acceptation 
ou son refus? C'est son affaire, ce n'est pas la nôtre. 
Quand donc le sentiment de notre liberté dominera- 
t-il en nous toute autre affection? La Révolution n'est 
pas faite tant que nous nous obstinerons à confondre 
la majesté du peuple avec celle du roi. Il n'est point 
d'individu, fût-il un héros, capable de représenter à 
lui tout seul toute une nation; et une nation n'est pas 






, 



1 !• 



240 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

encore régénérée, n'est pas libre, tant qu'elle consent 
à dépendre de la représentation d'une seule famille. 
Donc, tant que nous conserverons quelque prétention 
à la liberté, avec si peu de moyens pour nous en assu- 
rer la jouissance, nous ne devons pas espérer un calmé 
profond et durable. Un calme plat et subit nous ren- 
drait slalionnaires, et nous sommes encore loin du 
port. Nous ne parlons pas de nos ennemis étrangers; 
fussent-ils aussi formidables qu'on voudrait nous le 
faire croire, notre Révolution est indépendante d'eux; 
mais elle ne sera pas terminée tant que nos ennemis 
domestiques gâteront nos affaires, en se ménageant 
des places parmi nos représentants, nos administra- 
teurs, nos juges, nos officiers municipaux et mili- 
taires 1 . 

On a prudemment écarté de la seconde Assemblée 
nationale les membres de la première 2 ; mais ce sage 
décret ne sera que trop facile à éluder; les anciens 
députés vont faire la leçon aux nouveaux ; les prin- 
cipes de Péthion se retrouveront dans Brissot, et les 
patriotes applaudiront de grand cœur à cette transfu- 

1 Ici se révèle toute la pensée des révolutionnaires. Ils avaient d'a- 
bord voulu une constitution, comme si la vieille constitution française ne 
devait pas suffire, épurée et remise en vigueur par les cahiers de 1789. 
Cette constitution votée, ils la repoussent aussitôt comme imparfaite, et 
ils ne songent qu'à la détruire. 11 n'en fut pas autrement de la Charte 
en 1814, et en 1830. C'est que la Révolution n'aspire qu'à un seul but, 
celui de bouleverser la société tout entière à son profit. Rêve insensé,' 
dont l'essai a été, sous la Convention, et serait encore aujourd'hui, plus 
épouvantable qu'une invasion de barbares. 

2 Tout le monde est d'accord pour condamner la folie que fit l'As- 
semblée nationale d'exclure tous les membres de l'Assemblée législative 
qui devait lui succéder. Ce n'était en effet ni juste ni politique. C'était 
abandonner son œuvre à la merci de l'émeute, et enchaîner par une in- 
conséquence fatale la liberté des élections. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



2 il 



sion de doctrine; mais applaudiront-ils de même aux 
instructions que le prêtre Talleyrand de Périgord ne 
manquera pas de donner à Cerutti? L'Assemblée na- 
tionale aura encore son la Fayette dans la personne de 
M. Gouvion. Les hommes de couleur ne regretteront 
sans doute pasBarnave; mais ils ne gagneront rien 
à son absence de la tribune; Barnave trouvera sans 
peine un successeur pour se charger de la révocation 
du décret du 15. Le ministère de la justice cause de- 
puis longtemps des insomnies à M. Pastoret; mais pa- 
tience, le voilà député, la place qu'il convoite sera le 
prix d'une complaisance. 

L'exemple de MM. Dandré, Desmeuniers, Chapelier, 
Duport, etc., ne sera pas perdu non plus pour tout le 

monde, la liste civile aura des amis de reste Des 

quatre coins de la France, des Argonautes, prêts à 
tout, accourent déjà à la conquête de la Toison d'or. 

D'après cela, qu'on vienne nous dire que la Dévo- 
lution est close en même temps que l'Assemblée con- 
stituante. Non, non, la Révolution n'est pas faite, elle 
ne peut ni ne doit l'être. Un médecin célèbre a pensé 
que la fièvre, loin d'être une maladie, est au contraire 
le garant de la santé ; l'homme qui se porte le mieux 
doit éprouver un mouvement fébrile continu pour te- 
nir son sang dans une agitation salutaire, s'opposer 
à la stagnation des humeurs vicieuses, et pour rendre 
le sujet qui l'éprouve dispos à toutes les fonctions de 
la vie. 

Il en va de même d'un peuple qui se propose sé- 
rieusement de demeurer libre. Il doit rester dans un 
état voisin de l'insurrection; s'il se laisse aller au 
sommeil à l'ombre de ses lois et sur la foi de ses 

m. 10 



i I '•>.' < 



242 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

législateurs, il sera bientôt réveillé au bruit de ses 

chaînes. 

Un peuple jaloux de sa liberté doit ressembler aux 
avares ; ceux-ci ne s'en reposent sur personne de la 
garde de leur trésor; ils ne s'en rapportent qu'à eux; 
chaque jour ils imaginent un expédient nouveau de 
sûreté; assis sur leur coffre-fort, toujours grondants, 
toujours soupçonneux, plus on les flatte, moins on a 
leur confiance. 

La liberté exige plus de vigilance encore ; qu'un peu- 
ple libre ne perde pas de vue un seul instant ceux qu'il 
a chargés du soin de ses intérêts. Rien de plus illusoire 
que les lois de la responsabilité. Un bon écuyer ne quitte 
pas ses éperons, quoiqu'il en fasse rarement usage; 
que le peuple en agisse de même avec ses représentants 
et ses magistrats. L'Assemblée nationale n'a jamais 
moins bronché que pendant les insurrections de Pa- 
ris. Une nation peu endurante est toujours bien servie; 
quand le peuple se montre, tous les pouvoirs émanés 
de lui font leur devoir. L'œil et la main du maître!... 
Tant que le maître est sur les talons de ses gens d'af- 
faires, les affaires vont bien. C'est quand la nation 
française en sera venue là qu'elle pourra dire sa Ré- 
volution accomplie ; il ne lui restera plus alors qu'à 
maintenir ce caractère énergique et inflexible, seul 
capable de la conserver libre et heureuse. 



LETTRE DE M. GÉRARDIN A L'ASSEMBLÉE NATIONALE 



Dimanche 4 septembre, on a lu à l'Assemblée na- 
tionale une lettre de M. Gérardin. En voici une copie; 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 343 

nous la tenons de M. Gérardin lui-même. Celle lellrc, 
nous écrit-il en même lemps, a été rapportée dans le 
logographe d'hier, S septembre, d'une manière telle- 
ment inexacte qu'il n'y a ni sens, ni français : 

« Monsieur le président, 

« J'apprends par les papiers publics qu'il a été pré- 
senté à l'Assemblée nationale une pétition au sujet de 
la translation des mânes de J. J. Rousseau; comme 
dépositaire de ses dernières volontés, j'ai l'honneur, 
monsieur le président, de vous prier de mettre sous 
les yeux de l'Assemblée nationale les observations 
qu'il est de mon devoir de lui présenter à cet égard. 

« M. Rousseau a demandé d'être inhumé à Erme- 
nonville, près de l'Ermitage ou au désert. J'ai rempli 
religieusement toutes ses intentions. C'est dans le sein 
de la nature, sous la splendeur du dôme céleste, isolé 
des pervers, qu'un monument convenable lui a été 
élevé par l'amitié fidèle et les soins d'habiles artistes. 
Ses obsèques ont été faites suivant le rite de sa reli- 
gion et de son pays, en présence de plusieurs citoyens 
de Genève; il en a été dressé un acte civil déposé au 
greffe d'Ermenonville. 

« Dans ces circonstances, je crois que l'on ne peul, 
sans violer la loi naturelle, la loi civile, la loi reli- 
gieuse et le droit des gens, contrevenir aux dernières 
volontés d'un homme et d'un étranger, relativement 
au lieu qu'il a marqué lui-même pour le repos de ses 
mânes. Son génie appartient sans doute à l'univers; 
mais c'est dans l'estime générale et le bien qu'il a fait 
que consiste sa vraie gloire. Les hommes sincères et 
de bon sens conservent dans leur cœur tout ce qui est 









■ 






Ui LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

immortel des grands hommes; ils ne s'occupenl de 
leurs dépouilles mortelles qu'autant qu'ils y sonl obli- 
gés, qu'il y a été fait outrage, et qu'elles n'ont pas 
été placées, conformément à leur destination. C'est 
ce que l'Assemblée nationale a fait au sujet de Vol- 
taire. Mais ici ce serait contrevenir au vœu formel de 
J. J. Rousseau ; ce serait arracher ses mânes au sein 
de la nature et à la clarté des cieux, pour les reléguer 
sous des voûtes ténébreuses dont l'aspect funèbre ne 
peut rappeler que l'idée de la mort, tandis que l'as- 
pect des monuments des grands hommes ne doit 
exciter que le sentiment de la vie et de l'immortalité 
du génie. 

« Je suis, avec respect, monsieur le président, votre 
très-humble et très-obéissant serviteur. 

o René Gérardin. » 

Celte lettre a été renvoyée au comité de Constitu- 
tion. 11 nous semble qu'elle devait suffire pour décider 
tout de suite l'Assemblée à renoncer à son projet de 
translation. 

Les âmes sensibles, les vrais patrioles, tous ceux qui 
tiennent aux saints droits de la propriété, aux devoirs 
sacrés de l'amitié et à la loi toujours respectable des 
convenances, s'attendaient bien à une réclamation de 
la part du bien bon ami de l'instituteur d'Emile. 
L'Assemblée n'aurait pas dû se le faire dire; mais 
dans tout le cours de sa session plus que biennale, 
elle n'a pas fait preuve souvent de ce discernement 
que l'antiquité apportait dans la distribution des 
honneurs à rendre aux grands hommes. Pouvait-on 
cire beaucoup flatté des récompenses qu'elle décerne, 



PAR LES HOMMES Dl: TEMPS. 245 

quand on la voit voter par acclamation une couronne 
civique au meurtrier de trois mille citoyens, et or- 
donner qu'on mêle dans le même caveau les cendres 
de l'auteur de la loi martiale avec les cendres de l'au- 
teur du Contrat social/ 

C'est à M. Gérardin à tenir ferme et à ne point 
céder aux instances du comité, qui ne voudra peut- 
être pas en avoir le démenti. Mais il importe que le 
tombeau de Jean-Jacques reste où il est : il faut que 
chaque chose soit en son lieu. 

Que la poussière orgueilleuse des rois soit conser- 
vée à Saint-Denis sous des lames d'airain ou des tables 
de marbre que les pleurs de la reconnaissance n'ont 
jamais humectées; les rois y sont à leur place, loin de 
la nature qui les rejette de son sein. 

La place de J. J. Rousseau est à l'ombre des peu- 
pliers d'Ermenonville; et puisque les soldats vont en- 
core aiguiser leurs sabres sur la pierre sépulcrale de 
Catinat à Saint-Gratien, que les amis de la liberté 
puissent aller en toute assurance à Ermenonville, 
pour y évoquer, quand il le faudra, l'ombre de Caton 
et de Bru tus sur le tombeau de J. J. Rousseau '. 



ÉDUCATION NATIONALE DRAMATIQUE 

11 s'élève des théâtres dans chaque section de Paris, 
et chaque jour on agrandit le cercle trop étroit de la 
scène française. Montesquieu et Voltaire, dans les mo- 

' Ceci est un appel au régicide et à l'assassinat politique. Celle exci- 
tation criminelle devient déplus en plus fréquente à mesure qu'on avance 
dans celte triste époque. 



2M LA Rl¥©iUTION I1AC0NTÉE ET JUGÉE 

menls les plus précieux de; leur vie, J. J. Rousseau el 
Riquetti, à leur dernière heure, nos bons et mauvais 
prêtres, nos patriotes, et les aristocrates les plus fa- 
meux, sont représentés au naturel, et nous retracent 
les époques les plus honorables et les plus critiques 
de notre Révolution. La salle de Molière met sous nos 
yeux Rohan et Condé aux prises avec Robespierre, qui 
les foudroie par sa logique et sa vertu. La salle lyri- 
que et comique nous peint d'après nature le gouver- 
neur de la Bastille brutalisant ses prisonniers pour 
plaire au ministre, son protecteur. Ces différentes 
écoles de patriotisme n'ont pas peu contribué à for- 
mer des élèves pour la liberté. 

Un bon citoyen, M. P.-J. Gérard, vient d'imaginer 
un théâtre d'éducation nationale qui embrasse toutes 
les connaissances. Le mémoire qu'il publie à ce sujet 
mérite considération, et le programme de la représen- 
tation d'une des pièces destinées à ce spectacle donne 
une idée favorable des moyens d'exécution de l'au- 
teur. Il a pris pour sujet la création ou le système du 
globe; il introduit les plus célèbres philosophes de 
l'antiquité s'essayant à faire un monde, ou du moins 
à l'expliquer, el se voyant obligés de céder la palme à 
Moïse. Ce sujet est édifiant et rempli d'une manière 
fort orthodoxe. 

Nous concevons l'idée d'une suite de drames bien 
plus profitables non-seulement à la jeunesse, mais 
encore au peuple, et à quantité d'individus qui, peut- 
être, n'attendent pour idolâtrer la Révolution que les 
lumières qu'il faut pour en adopter les principes et en 
sentir la beauté. 

Voici notre projet. Il consiste à mettre en scène 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 247 

chacun des décrets de l'assemblée nationale et les dé- 
putés qui en ont été les promoteurs ou les détrac- 
teurs. Très-peu de personnes ayant pu assister à la 
délibération, et ne pouvant bien saisir l'esprit d'une 
loi constitutionnelle ou autre qu'après en avoir suivi 
la discussion, il serait piquant et utile d'en donner la 
représentation sur un théâtre d'éducation nationale. 
Prenons pour exemple la grande question de l'invio- 
labilité de la personne du roi, et les séances des H, 
15 et 10 juillet 1791. Ce drame serait naturellement 
divisé en trois actes. Le théâtre représenterait l'inté- 
rieur de la salle du manège, sans oublier les deux 
galeries qui feraient l'office des chœurs, se réjouis- 
sant ou s'attristant de tels ou tels personnages, sur 
telle ou telle catastrophe, à la manière des anciens sur 
le théâtre. Il y aurait aussi un souffleur muni du lo- 
«rographe. On verrait messieurs les députés arriver 
successivement, portant chacun sur sa physionomie 
l'empreinte de ce qu'il pense et de ce qu'il va pro- 
poser, à commencer par le président, M. Lameth. 
L'acteur chargé de ce rôle laissera lire dans ses yeux 
la ferme résolution où se trouvait alors l'original d'ex- 
pier le reproche odieux qu'on lui faisait jadis de payer 
la cour d'ingratitude. 

C'est M. Liancourt qui ouvrirait la scène ou plutôt 
la séance. Fidèle aux intérêts du roi, son maître, qui 
lui a confié le soin de sa garde-robe, l'ex-duc parlera 
du fameux voyage à Varennes, et il prouvera à sa ma- 
nière que la patrie, bien loin d'avoir quelque chose 
à reprendre dans la fuite du roi, lui doit au contraire 
son salut. Semblable à Moïse, qui se retirait sur le 
mont Sinaï pour méditer les lois du peuple juif, 




248 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Louis XVI se mettait en retraite à Monlmédy pour rec- 
tifier ce qu'il y a de défectueux dans la constitution 
française. 

Et les galeries de huer M. le grand-maître de la 
garde-robe. Puis viendrait la virulente apostrophe de 
M. Ricard du Shalt, au sujet du plaidoyer imperti- 
nent de M. Liancourt. Cette scène bien jouée produira 
de l'effet et donnera des espérances pour le succès de 
ce nouveau genre de spectacle. Si M. Gérard adopte 
notre idée, il ne fera pas beaucoup de frais d'inven- 
tion, il ne s'agira que de répéter ce que chaque dé- 
puté aura dit de plus saillant. 

La seconde scène du premier acte sera remarquable 
par l'éloquente philippique de M. Valder contre la 
royauté et Louis XVI. Nous estimons que le parterre 
fera chorus avec les galeries du théâtre pour applaudir. 
M. Prugnon, à lui tout seul, occupera la troisième 
scène, en défendant de tous ses moyens la cause de 
l'inviolabilité royale. Il dira comme quoi un grand 
peuple doit avoir de la clémence en proportion ; il dira, 
en s'étayant de Montesquieu, comme quoi si la monar- 
chie en général a ses racines dans le ciel, la monar- 
chie française a les siennes dans le cœur de tous les 
Français ; il dira encore comme quoi Louis XVI est aussi 
nécessaire et sacré pour tout bon Français que l'Évan- 
gile pour tout bon chrétien ; alors on entendra les ga- 
leries impitoyables siffler à outrance ces belles paroles 
de M. Prugnon, et la sonnette entre les mains trem- 
blantes de M. Lameth portera le désordre et l'intérêt 
à son comble. Si M. Gérard épouse notre idée, il peut 
se prometlre de cette scène, bien jouée, des compli- 
ments sans lin. 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 249 

F/œil élincelant de toute l'indignation d'un homme 
libre à la vue des courbettes d'un esclave, Robespierre 
s'emparera de la tribune, et, dès les premiers mots, il 
fixera toute l'attention : Je vais, dira-t-il, parler de 
Louis XVI comme du roi de la Chine, etc.. Au reste, 
ajoulera-l-il en réponse aux préopinants qui auront 
fait tant de dépense d'esprit pour excuser l'évasion 
de Louis XVI, on n'enlève pas les rois comme les fem- 
mes... Si l'on absout le roi, je me déclare le défen- 
seur de ses trois gardes du corps, et de Bouille lui- 
même. 

Grands applaudissements de la part des tribunes du 
théâtre, et sans doute aussi qu'il en partira de la salle 
de M. Gérard, si le choix de ses acteurs répond à la di- 
versité des scènes. On pourrait, dans cette pièce, don- 
ner de l'emploi à Volange, habile à jouer plusieurs 
rôles à la fois : cet histrion s'acquitterait bien de ceux 
de MM. Liancourl, Prugnon, Duport et Dandré, et 
même Barnavc, qui ont parlé dans le même sens; il 
ne s'agira que de modifier l'inflexion de la voix. 

Nous ne pousserons pas plus loin cette esquisse; 
nous en avons dit assez pour prouver combien ce spec- 
tacle pourrait devenir utile avec le temps; combien il 
serait curieux de reproduire sur la scène les séances 
de l'Assemblée et la personne de nos représentants. 
Plusieurs d'entre eux se passeraient bien de ce nouveau 
genre de célébrité; mais sans doute qu'ils feront vo- 
lontiers le sacrifice de leur réputation au bien-être gé- 
néral. Ce serait vraiment là le véritable théâtre de la 
nation; comme nos jeunes gens s'y formeraient dans la 
connaissance des lois nouvelles! Les avances de l'entre- 
preneur ne seraient pas considérables; il n'aurait pas 



mi 









•250 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de manuscrits à payer; un abonnement au logograpbo 
lui suffirait 1 . 






il;i 



il 



ASSEMBLÉE NATIONALE 

SÉANCE Dl' SAMEDI 15 JUIN 1702 AU SOIB. 

M. Pastorel a fait, au nom du comité d'instruction 
publique, un rapport sur la pétition de M. Palloy, 
tendante à lui obtenir la permission d'élever un monu- 
ment sur l'emplacement de la Bastille. Le décret sui- 
vant a été rendu : 

« Art. I e '. Il sera formé sur l'ancien territoire de la 
Bastille, une place qui portera le nom de place de la 
Liberté. 

« Art. 1. Il sera élevé au milieu de cette place une 
colonne surmontée de la statue de la Liberté. 

« Art. 5. La première pierre des fondations sera 
posée, le 14 juillet prochain, par une députation de 
l'Assemblée nationale, dans le lieu sur lequel la co- 
lonne sera élevée. Le pouvoir exécutif donnera à cet 
égard les ordres nécessaires. 

« Art. 4. Les plans, dessins et devis de Pierre Fran- 
çois Palloy, sont renvoyés au pouvoir exécutif pour 

1 On croit rêver en lisant de semblables projets. Comment faire res- 
pecter la loi et assurer l'ordre, en livrant h la risée publique et h l'ani- 
mosité révolutionnaire les législateurs et les représentants de la nation, 
dans l'exercice de leur mandat ? On ne se le permettait pas à Athènes! 
Anstophanes fut exilé pour avoir mis en scène des personnalités vivantes, 
et Athènes n'était qu'une petite république aristocratique de quelques 
milliers de citoyens, appuyée sur l'esclavage!... Que deviendrait l'art, 
son idéal et sa moralité, plus précieuse au théâtre que partout ailleurs? li 
est vrai que les révolutions s'inquiètent peu des destinées de l'art; et que 
e vrai, le bien et le beau perdent tout le terrain qu'on leur laisse gagner . 



BAR LES HOMMES DU TEMPS 2M 

les examiner, les comparer avec tous ceux qui ont été 
présentés ou qui pourraient l'être, et en rendre compte 
ensuite à l'Assemblée nationale. 

« Art. 5, 11 sera ouvert, à cet effet, pendant quatre 
mois, un concours auquel seront invités les artistes de. 
tous les départements de l'empire. 

« Art. G. L'Assemblée nationale, voulant, confor- 
mément à son décret du 11 mars dernier, donner à 
Pierre-François Palloy un témoignage de la recon- 
naissance publique, lui accorde une partie du terrain 
qui formait l'emplacement de la Bastille. Cette posi- 
tion sera déterminée par un décret particulier, sur le 
rapport des comités réunis des domaines et de l'in- 
struction publique. 

« Art. 7. L'Assemblée nationale se réserve de sta- 
tuer sur la vente ou l'emploi de tout le reste du ter- 
rain, d'après les plans qui lui seront présentés pour la 
formation de la place. 

« Art. 8. La démolition des tours de la Bastille sera 
incessamment achevée. » 






JOURNÉE DU 20 JUIN. — CAUSES QUI L'ONT AMENÉE 1 . 

Depuis huit jours les événements se sont succédé 
avec tant de rapidité qu'il nous sera peut-être difficile 

1 L'Assemblée constituante s'était séparée pour l'aire place a lalégis 
lalivo. La Constitution était terminée et votée. Il semblait que la révolu 
lion dot être finie, et c'est ainsi que l'entendaient les gens', sages. 
Miis ils étaient en minorité, et arrivaient trop lard ; ils avaient laissj 
commettre trop d'excès d'ailleurs pour que les révolutionnaires ne se 
crussent pas le droit d'aller jusqu'au bout, les uns pour réaliser leurs 
utopies d'une société nouvelle, les autres pour satisfaire leur amliilion , 
les uns et les autres pour écarter tonte supériorité qui les gênait, et ar- 




252 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de n'en rien omettre. Nous allons suivre l'ordre des 
faits, et consigner dans ces annales de la Révolution 
française le détail de toutes les dénonciations, de tous 
les complots, et surtout de la résistance magnanime 
que cette semaine a vu éclore. 

Nous avons dit comment le sieur Dumouriez avait 
fait chasser trois hommes qui voulaient servir leur 
pays. Le sieur Dumouriez avait craint la présence et 
la rivalité de MM. Roland, Clavières et surtout Ser- 
vant. Le roi avait promis à l'ambition du sieur Du- 
mouriez une espèce de dictature dans le ministère; 
il lui avait fait entendre qu'en 1792 il lui laisserait 
jouer le rôle d'un second Richelieu, et le sieur Du- 
mouriez, trompé par son orgueil et les promesses de 
la cour, avait donné tête baissée dans le piège. Petit 
sultan en sous ordre, il venait déjà d'élever au mi- 
nistère, et le sieur Naillac, l'une de ses créatures, et 
le sieur Mourgues, père d'un commis dans les bu- 
reaux des affaires étrangères, avec lesquels il eût été 
vraiment premier ministre: mais, ô douleur! ô in- 
constance des choses humaines! le sieur Dumouriez, 
calculant ainsi que la cour, avait trop compté sur la 

caparer le pouvoir. Les girondins s'unirent, en conséquence, aux jaco- 
bins pour asservir le roi ou le renverser. Ce fut de leurs complots pour 
venger la sortie des cours du ministère que sortit la journée déplorable du 
20 juin, bientôt suivie de celle du i août, plus horrible encore, puis d u 
jugement de Louis XVI et de sa mort. Leur conspiration anticonstitution- 
nelle ne leur servit point. Ce pouvoir, objet de toutes leurs coupables 
intrigues, ils ne l'obtinrent pas, et ils expièrent leur ambition sur l'é- 
cliafaud. Les jacobins y montèrent aussi à leur tour, après avoir régné 
quelque temps par la terreur, et s'être décimés mutuellement avec Dan- 
ton et Robespierre. Jamais la Providence ne fut plus hautement justifiée 
que par cette application à tous les révoltés delà peine du talion.. . 

Est-il nécessaire d'ajouter après cela que Fauteur n'est ici que Porgaee 
de ridicules déclamations, et d'un parti bien criminel ?... 



l'A II LES HOMMES 1)1 TEMPS. '.'53 

division des patriotes; il s'était flatté qu'il deviendrait 
le chef d'une faction dans le sein môme des jacobins; 
il avait à cet effet lâché des limiers dans les tribunes, 
et voilà que tous les jacobins se sont réunis pour dé- 
jouer ses manœuvres. Tel est le sort qui attend tous 
les intrigants. Chaque fois que la patrie sera dans un 
éminent danger, les amours-propres se tairont pour 
faire place à la seule voix de la république. 
. Le concert des patriotes ayant effrayé le sieur Du- 
mouriez, sa terreur passa dans l'esprit de ses acolytes, 
et tous donnèrent leur démission, dans la crainte, sans 
doute, de devenir les premiers objets de la juste ven- 
geance du peuple. Voilà donc le gouvernement tout à 
l'ait désorganisé, et le pouvoir exécutif sans aucune 
espèce de force, faute d'agents principaux. Celte es- 
pèce d'anarchie de fait dura deux fois vingt-quatre 
heures, et l'on sait par qui le ministère fut rem- 
placé. La cour a eu l'impudeur de confier le dépar- 
tement des affaires étrangères à un sieur Chambonas, 
cousin de M. la Fayette, enfin à un homme vilipendé 
même sous l'ancien régime. Le département de la 
guerre a été remis aux mains du sieur Lajarre, l'une 
des créatures de la Fayette. Quant au portefeuille 
de l'intérieur, le parti des Lameth l'a fait donner 
à un certain Terrier de Monciel, « l'âme damnée» 
de ce parti, et président du département du Jura. Les 
contributions publiques furent abandonnées à M. Beau- 
lieu qui ne s'est que trop fait connaître par ses spé- 
culations sur les grains. La cour allait jusqu'à parler 
sérieusement de donner une place dans le ministère 
à l'auteur de Fifjaro. 

Mais comment faire pour imposer silence au peuple 



I 



I 



I 

■ 
■ 

I 



254 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sur le renvoi de trois hommes qui lui étaient chers, 
et lui faire supporter l'outrage d'un tel remplacement? 
11 fallait étouffer l'opinion publique; il fallait faire la 
guerre aux sociétés patriotiques; il fallait essayer de 
les détruire, et c'est ce que fit la Fayette avec les 
membres du directoire du département de Paris, ses 
principaux complices dans le projet favori de l'éta- 
blissement de deux chambres. Dans l'intervalle de son 
ministère, M. Roland avait écrit à toutes les adminis- 
trations de l'empire pour leur demander des rensei- 
gnements sur la police et la tranquillité de l'intérieur. 
Sa lettre est du 20 mai; et, deux jours après son ex- 
pulsion, c'est-à-dire le 12 juin, MM. les administra- 
teurs du département de Paris lui firent une réponse 
injurieuse, dans laquelle ils provoquent formellement 
la destruction de la société des jacobins. Voici les prin- 
cipaux fragments de ce libelle : 

a Vous nous demandez, monsieur, par voire lettre 
du 20 mai dernier, a un exposé fidèle de l'état où se 
« trouve la portion de l'empire dont l'administration 
« nous est confiée. Vous désirez être instruit des 
« mesures que nous prenons pour déjouer les inlri- 
«gues des malveillants et faire échouer leurs conju- 
« rations. » 

«Notre correspondance a déjà dû vous apprendre 
que la tranquillité publique a été rarement troublée 
dans notre département, et les mesures principales que 
nous avons prise ■; pour la maintenir vous sont connues. 
« Quant aux « conjurations des malveillans, » si vous 
entendez par ce mot une liaison d'inlrigues et de me- 
sures concertées sur un même plan, pour tenter des 
actes de violence contre la liberté nationale, nous pen- 



";,:, 






PAR LES HOMMES DE TEMPS. 

sons que s'il existait quelque trame de ce genre, il se- 
rait impossible d'en dérober les (ils; mais nous devons 
vous affirmer que, jusqu'à présent, il n'est venu à 
notre connaissance aucun fait positif qui puisse fonder 
un soupçon raisonnable sur l'existence de pareils com- 
plots. Sans doute un grand nombre de personnes, sus- 
pectées dans leurs départements à cause de leurs opi- 
nions connues ou de leurs anciennes habitudes, sont 
venues chercher au sein de la capitale une existence 
plus tranquille et moins remarquée; sans doute aussi 
beaucoup de ceux qui voient s'évanouir dans le nouvel 
ordre de choses, ou les illusions de leur vanité, ou les 
spéculations de leur avarice, exhalent souvent leur 
désespoir en vains propos ou en menaces ridicules; 
mais quand tous les yeux sont attentifs, quand tous 
les cœurs sont animés du même zèle, quand les infa- 
tigables soldats delà loi sont toujours debout au pre- 
mier signal, les discours insensés de quelques mécon- 
tents ne peuvent être regardés comme de véritables 
sujets d'alarmes. Nous ne négligeons aucune des pré- 
cautions que nous dicte la prévoyance; mais nous 
sommes en même temps convaincus qu'agiter le peuple 
par des terreurs imaginaires, est aussi contraire à sa 
sûreté qu'à son bonheur, et que, pour les adminis- 
trateurs chargés de veiller à la tranquillité publique, 
une puérile crédulité n'est pas moins nuisible que 
'aveuglement et l'insouciance. 

«Vous désirez ensuite, monsieur, connaître les 
« progrès de l'esprit public ; » apprendre si « le pa- 
« triotisme est encore dupe quelquefois de l'imposture 
« et des traîtres qui se mêlent parmi les citoyens pour 
« les exciter à des actes criminels; » enfin vous voulez 






'2oG 



LA REVOLUTION RACONTEE ET JUGEE 






« savoir «quelles ressources, quels périls, quels sujets 
« d'inquiétude offre notre situation intérieure. » 

« Nous répondons à cette importante question avec 
l'impartialité qui convient à des magistrats. 

« Nous pouvons vous assurer, monsieur, qu'un atta- 
chement inviolable, un dévouement sans bornes à la 
constitution et principalement à la souveraineté natio- 
nale, à l'égalité politique, et à la royauté constitution- 
nelle, qui en sont les plus importants caractères, est 
le sentiment à peu près unanime des citoyens de notre 
département. Ils soupirent tous après cette paix pu- 
blique, qui fait le charme de la vie sociale et la force 
des empires, et qui ne peut naître que du respect 
pour la loi et de la confiance dans les dépositaires de 
l'autorité. 

a C'est au sein de notre département, monsieur, 
c'est presque sous nos yeux que se travaillent avec tout 
l'art imaginable ces affreux poisons qu'on répand en- 
suite dans toutes les parties du royaume. Nous serions 
de lâches citoyens, d'indignes magistrats du peuple, 
si nous avions la pusillanimité de vous taire qu'il 
existe, au milieu de la capitale confiée à notre sur- 
veillance, une chaire publique de diffamation, où les 
citoyens de tout âge et de tout sexe, admis indis- 
tinctement à assister à des prédications criminelles, 
peuvent s'abreuver journellement de ce que la ca- 
lomnie a de plus impur, la licence de plus conta- 
gieux. Cet établissement, placé dans l'ancien local des 
jacobins, rue Saint-Honoré, prend le titre de société; 
mais, bien loin d'avoir les caractères d'une société 
privée, il a au contraire tous ceux d'un spectacle pu- 
blic : de vastes tribunes y sont ouvertes pour les audi- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 257 

leurs; des jours et heures fixes en indiquent au peuple 
toutes les séances, et un journal imprimé et distribué 
avec profusion, publie les discours qui s'y tiennent. En 
parcourant au hasard quelques feuilles de ce journal, 
et notamment celles de quatre ou cinq séances des se- 
maines dernières, vous y verrez que le roi, les tribu- 
naux, les administrateurs, les chefs de nos armées, 
tout ce qui est en France revêtu de quelque autorité, 
y est avili et calomnié à dessein. On y dit (séance du 
21 mai) que « s'il est impossible à un citoyen pa- 
« triote de rester au service du roi, c'est une preuve 
« de l'adage : Tel maître, tel valet; » et ces paroles, 
dites par le président de la Société, sont, par un ar- 
rêté exprès, insérées au journal qu'on nomme Procès- 
verbal. On y dit (séance du 17) que « les tribunaux 
« veulent faire la contre-révolution. » On y accuse les 
administrateurs du déparlement de la Nièvre d'être 
des «accapareurs de blé » (séance du 23). La mé- 
moire de l'infortuné Dillon y est indignement outra- 
gée; les généraux la Fayette etNarbonney sont traités 
par plusieurs de ces orateurs de « traîtres, de per- 
ce fides scélérats dignes de l'échafaud et tout prêts à 
« passera l'ennemi» (séance du 23). La constitution 
n'est pas à l'abri de ces atteintes; on y dit (séance du 
17) que « le décret du veto n'est pis plus difficile à 
« renverser que la Bastille. » Enfin, monsieur, vous 
n'y verrez pas sans frissonner que, dans la séance du 
18 mai dernier, le récit d'un meurtre atroce, accom- 
pagné des plus cruelles circonstances, a été couvert 
d'horribles applaudissements. Nous ne multiplie- 
rons pas ces citations ; mais, à la lecture de ce jour- 
nal, vous pourrez vous convaincre qu'il n'est pas un 

17 



m 




258 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

acte d'insubordination ou de révolte, pas un outrage 
à la loi, à la justice ou à l'humanité, qui n'y ait clé 
non-seulement justifié, mais accueilli avec les signes 
d'approbation les plus éclatants; vous y verrez la 
violation des prisons d'Avignon applaudie comme le 
récit d'un triomphe ; partout vous y verrez que le 
calomniateur y débite effrontément ses assertions, 
sans prendre même la peine d'y joindre les moindres 
faits, les indices les plus légers ; et qu'assuré d'avance 
de son succès, il insulte à la crédulité du peupLs, en 
dédaignant même de déguiser les poisons qu'il lui 
distribue. Malgré le désir qu'on pourrait avoir de ne 
voir que de l'égarement, au lieu de présumer des 
projets criminels; malgré la certitude même que des 
citoyens d'ailleurs irréprochables se sont quelquefois 
laissé séduire jusqu'à se livrer eux-mêmes à de pa- 
reilles déclamations, cependant il est difficile de ne 
pas soupçonner de perversité la plupart de ces arli- 
s.ms de calomnie, quand on observe surtout que les 
plus opiniâtres et les plus effrontés d'entre eux sont 
des hommes ignorés jusqu'à ce moment dans la capi- 
tale, étrangers à toulcs les fatigues de la Révolution, 
et qui n'ont encore obtenu aucun témoignage de la 
confiance de leurs concitoyens. 

« Sans parler ici des autres dangers que présente 
une société qui, par son influence, ses affiliations et sa 
correspondance, exerce sur tout l'empire un véritable 
ministère sans litre et sans responsabilité, tandis 
qu'elle ne laisse plus aux agents légaux et respon- 
sables qu'un pouvoir illusoire, nous nous renferme- 
rons dans ce qui louche de plus près au département 
dont l'administration nous csl confiée. 



H 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 259 

« Nous no pouvons nous dissimuler, monsieur, 
qu'un pareil établissement dont aucun siècle, aucun 
pays n'offre encore le scandale, pervertit la morale 
publique avec la plus effrayante rapidité. En nous 
invitant à répandre des instructions de civisme et 
de paix, ne nous rappelez-vous pas que notre pre- 
mier devoir est de préserver le peuple de toutes pré- 
dications immorales et de toutes instigations crimi- 
nelles? Applaudir au meurtre ou' le conseiller ne nous 
paraît offrir aucune différence ; calomnier tous les dé- 
positaires de ['-autorité, avilir tous les organes de la 
loi, nous semble la provocalion la plus directe à la dé- 
sobéissance. Autant l'exercice de la dénonciation ci- 
vique donne d'énergie à un gouvernement libre, au- 
tant de làcbes et absurdes calomnies contribuent à en 
briser tous les ressorts, et surtout celui de la confiance 
qui doit être le plus puissant de tous. Aussi les effets 
que nous redoutons se manifestent-ils déjà d'une ma- 
nière trop sensible. Partout nous retrouvons l'esprit, 
le ton et jusqu'aux expressions de celle pernicieuse 
école. Les injustes soupçons, les défiances vagues, les 
calomnies puisées à cette source, circulent dans les 
places, dans les marchés, dans les assemblées des ci- 
toyens, et jusque dans les ateliers du travail. 

« Nous ne rapporterons pas, monsieur, le texte pré- 
cis des lois dont peuvent s'autoriser les magistrats 
pour faire fermer un établissement qui est la source 
de presque tous les désordres, et peut-être l'unique 
obstacle au retour de l'ordre et à l'affermissement de 
la Constitution. Sans doute, si la déclaration des droits 
elle-même réprouve la manifestation des opinions 
quand elle trouble l'ordre public; si l'encouragement 









260 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

au crime, l'avilissement des pouvoirs constitués, la 
provocation à la désobéissance aux lois, les calomnies 
volontaires contre les fonctionnaires publics, sont au- 
tant de délits spécialement déférés aux tribunaux; si 
les lois cpii instituent les corps administratifs mettent 
au rang de leurs fonctions principales le maintien de 
la sûreté et de la tranquillité publiques, et la surveil- 
lance de l'enseignement politique et moral; si les ma- 
gistrats de police sont expressément chargés de faire 
régner la décence, le respect des lois et des mœurs 
dans les lieux ouverts au public, et «'ils doivent ré- 
primer dans ces sortes de lieux jusqu'à des paroles et 
à des actions qui ne pourraient être recherchées dans 
des domiciles privés, certainement il ne peut pas y 
avoir de doute que le lieu public dont nous vous dé- 
nonçons les excès ne doive exciter toute la sévérité de 
la police de Paris '. 

« Les administrateurs composant le directoire du 
département de Paris. 

« Signé : La Rochefoucauld, prési- 
dent, Anson, vice-président du Di- 
rectoire, Germain Garnier, Davous, 
.1. L. Brousse, Démeunier, Thion de 
la Chaume. » 

Il résulte de cette lettre que le Directoire du dépar- 
tement de Paris s'attache principalement à justifier la 
horde de fanatiques et de contre-révolutionnaires qui, 
au nombre de plus de soixante mille, se sont réfugiés 
de tous les coins de l'empire au sein de la capitale, à 
côté du corps législatif qu'ils veulent dissoudre, elau- 



1 S ugniliquc exposé de lu situation. 






l'Ali LES HOMMES DU TEMPS. 261 

près du roi dont ils veulent protéger la fuite; il en ré- 
sulte que le même Directoire s'efforce de donner le 
change au peuple sur les bases de la Constitution, en 
lui faisant croire que ces bases sont la royauté, la pré- 
rogative royale, et non la déclaration des droits, deve- 
nue si odieuse aux administraient, depuis que les 
administrés l'ont apprise par cœur; il en résulte enfin 
une diffamation odieuse contre cette société d'hommes 
libres, à qui les véritables amis de la liberté n'ont 
qu'un seul reproche à faire, celui de n'avoir point as- 
sez développé d'énergie depuis le commencement de 
la Révolution, et de s'être traînés trop longtemps sur 
la route qui leur avait été tracée par ceux-là mêmes 
qui provoquent aujourd'hui leur destruction. Com- 
ment des hommes ont-ils été assez prévenus ou assez 
imbéciles pour faire à celte société un crime de la pu- 
blicité de ses séances? C'est sans doute parce que celte 
publicité dévoile tous les traîtres, met les complots 
au grand jour. 

L'insolent Directoire du département de Paris veul 
dissoudre les sociétés patriotiques; il veut disperser 
des réunions autorisées par la Constitution; mais na- 
guère il voulait aussi que le roi accordât protection 
aux prêtres séditieux; il soutient encore aujourd'hui 
que ces prêtres, que tous les contre-révolutionnaires 
rassemblés dans Paris ne doivent inspirer aucune 
crainte; ils demandent en même temps la dissolution 
des sociétés vigilantes dont le regard actif en a tant 
imposé; et l'Assemblée ne prendrait pas cet objet en 
considération ! Elle ne verrait pas dans le département 
de Paris le complice des aristocrates de l'intérieur ! 
Elle ne frapperait pas ce corps évidemment contre- 




2tf2 LA RÉVOLUTION RACOiNTÉE ET JUGÉE 

révolutionnaire! Elle ne mettrait pas ses membres en 
état d'accusation ! II n'y a pas de milieu, ou il faut que 
l'Assemblée nationale succombe sous les coups de ses 
ennemis, ou il faut que ses ennemis succombent sous 
le poids de la raison publique et de la souveraineté 
du peuple. 

Si l'on ne considérait ce Directoire que comme un 
corps isolé, peut-être on aurait raison de se borner au 
mépris que doit naturellement inspirer un ramas im- 
puissant de suppôts du despotisme; mais quand on 
voit que toutes les démarches de ces brigands consli- 
lulionnels coïncident parfaitement avec les démarches 
de la cour des Tuileries, des cours étrangères et de 
l'un de nos généraux, on parvient à apercevoir dans 
le département de Paris un ennemi redoutable qu'il 
faut étouffer. Le roi de Hongrie fait la guerre à la na- 
tion française parce que tous les bons Français sont 
Jacobins; la cour chasse ignominieusement Servant, 
Roland et Clavières, parce qu'ils sont Jacobins. Dans 
le même instant, le Directoire demande la dissolution 
des Jacobins, et quatre jours après, M. de la Fayette, 
empruntant le langage du roi de Hongrie, de la cour 
de France et du département de Paris, ne demande 
pas, mais commande la dissolution des Jacobins. Tels 
sont les termes de sa très singulière lettre à l'Assem- 
blée nationale : 






« Au camp retranché de Mauueuge, ce 10 juin 17i»'2, 

« Messieurs, 

« Au moment, trop différé peut-être, où j'allais 
appeler votre attention sur de grands intérêts publics 



PAU LES HOMMES DU TEMPS 28S 

et désigner parmi nos dangers la conduite d'un mi- 
nistère que ma correspondance accusait depuis long- 
temps, j'apprends que, démasqué par ses divisions, il 
a succombé sous ses propres intrigues; car, sans 
doute, ce n'est pas en sacrifiant trois collègues asser- 
vis par leur insignifiance à son pouvoir, que le moins 
excusable, le plus noté de ces ministres aura cimenté, 
dans le conseil du roi, son équivoque et scandaleuse 
existence. 

a Ce n'est pas assez néanmoins que cette branche 
du gouvernement soit délivrée d'une funeste in- 
lluence. La chose publique est en péril ; le sort de la 
France repose principalement sur ses représentants; 
la nation attend d'eux son salut; mais, en se donnant, 
une constitution, elle leur a prescrit l'unique route 
par laquelle ils peuvent la sauver. 

« Persuadé, Messieurs, qu'ainsi que les droits de 
l'homme son^ la loi de toute assemblée constituante, 
une constitution devient la loi des législateurs qu'elle 
a établis, c'est à vous-mêmes que je dois dénoncer les 
efforts trop puissants que l'on fait pour vous écarter 
de cette règle que vous avez promis de suivre. 

« Rien ne m'empêchera d'exercer ce droit d'un 
homme libre, de remplir ce devoir d'un citoyen, ni 
les égarements momentanés de l'opinion, car que sont 
les opinions qui s'écartent des principes? ni mon res- 
pect pour les représentants du peuple, car je respecte 
encore plus le peuple dont la Constitution est la vo- 
lonté suprême; ni la bienveillance que vous m'avez 
constamment témoignée, car je veux la conserver 
comme je l'ai obtenue, par un inflexible amour de la 
liberté. 



261 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Vos circonstances sont difficiles, la France est me- 
nacée au dehors et agitée au dedans. Tandis que des 
cours étrangères annoncent l'intolérable projet d'at- 
tenter à notre souveraineté nationale, et se déclarent 
ainsi les ennemis de la France, des ennemis inté- 
rieurs, ivres de fanatisme ou d'orgueil, entretiennent 
un chimérique espoir et nous fatiguent encore de leur 
insolente malveillance. 

« Vous devez, Messieurs, les réprimer, et vous n'en 
aurez la puissance qu'autant que vous serez constitu- 
tionnels et justes. 

« Vous le voulez sans doute, mais portez vos re- 
gards sur ce qui se passe dans votre sein et autour de 
vous. 

« Pouvez-vous vous dissimuler qu'une faction et 
pour éviter les dénominations vagues, que la faction 
jacobine a causé tous les désordres? C'est elle que j'en 
accuse hautement. Organisée comme un empire à part 
dans la métropole et dans ses affiliations, aveuglé- 
ment dirigée par quelques chefs ambitieux, cette secte 
forme une corporation distincte au milieu du peuple 
français, dont elle usurpe les pouvoirs en subjuguant 
ses représentants et ses mandataires. 

« C'est là que, dans des séances publiques, l'amour 
des lois se nomme aristocratie, et leur infraction pa- 
triotisme ; là les assassins de Desille reçoivent des 
triomphes, les crimes de Jourdan trouvent des pané- 
gyristes ; là le récit de l'assassinat qui a souillé la ville 
de Metz vient encore d'exciter d'infernales acclama- 
tions. 

« Croira-t-on échapper à ces reproches en se tar- 
guant d'un manifeste autrichien où ces sectaires sont 



PAR LES II MIMES DU TEMPS. »5 

nommés? Sont-ils devenus sacrés, parce que Léopobl 
a prononcé leur nom? Et parce que nous devons com- 
battre les étrangers qui s'immiscent dans nos querelles, 
sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d'une 
tyrannie domestique ? 

a Qu'importent à ce devoir et les projets des étran- 
gers, et leur connivence avec des contre-révolution- 
naires, et leur influence sur des amis tièdes de la 
liberté? C'est moi qui vous dénonce cette secte, moi 
qui, sans parler de ma vie passée, puis répondre à 
ceux qui feindraient de me suspecter : « Avancez ; 
a dans ce moment de crise où le caractère de 
« chacun va être connu, et voyons qui de nous, plus 
« inflexible dans ses principes, plus opiniâtre dans sa 
« résistance, bravera mieux ces obstacles et ces dan- 
« gers que des traîtres dissimulent à leur patrie, et 
« que les vrais citoyens savent calculer et affronter 
« pour elle. » 

« Et comment tarderais-je plus longtemps à rem- 
plir ce devoir, lorsque chaque jour affaiblit les auto- 
rités constituées, substitue l'esprit d'un parti à la vo- 
lonté du peuple; lorsque l'audace des agitateurs 
impose silence aux citoyens paisibles, écarte les 
bommes utiles, et lorsque le dévouement sectaire lient 
lieu des vertus privées et publiques, qui, dans un 
pays libre, doivent être l'austère et unique moyen 
de parvenir aux premières fonctions du gouverne- 
ment? 

« C'est après avoir opposé à tous les obstacles, à 
tous les pièges, le courageux et persévérant patrio- 
tisme d'une armée, sacrifiée peut-être à des combinai- 
sons contre son chef, que je puis aujourd'hui opposer 






26(1 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JIGÉE 

à celle faction la correspondance d'un ministère, 
digne produit de son club, cette correspondance dont 
tous les calculs sont faux, les promesses vaines, les 
renseignements trompeurs ou frivoles, les conseils 
perfides ou contradictoires; où, après m'avoir pressé 
de m'avancer sans précautions, d'attaquer sans 
moyens, on commençait à me dire* que la résistance 
allait devenir impossible, lorsque mon indignation a 
repoussé cette lâche assertion. 

« Quelle remarquable conformité de langage, mes- 
sieurs, entre les factieux que l'aristocratie avoue et 
ceux qui usurpent le nom de patriote. Tous veulent 
renverser nos lois, se réjouissent des désordres, s'élè- 
vent contre les autorités que le peuple a conférées, 
délestent la garde nationale, prêchent à l'armée l'in- 
discipline, sèment tantôt la méfiance et tantôt le dé- 
couragement. 

« Quant à moi, messieurs, qui épousai la cause 
américaine au moment même où ses ambassadeurs 
me déclarèrent qu'elle était perdue; qui, dès lors, me 
vouai à une persévérante défense de la liberté et de 
la souveraineté des peuples; qui, le M juillet I7S0, 
en présentant à ma patrie une déclaration des droits, 
osai lui dire : « Pour qu'une nation soit libre, il suffit 
« qu'elle veuille l'être, » je viens aujourd'hui, plein 
ds confiance dans la justice de notre cause, de mépris 
pour les lâches qui la détestent, et d'indignation 
contre les traîtres qui voudraient la souiller, je viens 
déclarer que la nation française, si elle n'est la plus 
vile de l'univers, peut el doit résister à la conjuration 
des rois qu'on a coalisés contre elle. 

« Ce n'est pas sans doute au milieu de ma. brave 



'Alt LES HOMMES DU TEMPS. 



2fi7 



armée que les sentiments timides sont permis; patrio- 
tisme, énergie, discipline, patience, confiance mu- 
tuelle, toutes les vertus civiques et militaires, je les 
trouve ici. Jci les principes de liberté et d'égalité sont 
chéris, les lois respectées, la propriété sacrée; ici l'on 
ne connaît ni les calomnies ni les factions, et, lorsque 
je songe que la France a plusieurs millions d'hommes 
qui peuvent devenir de pareils soldats, je me demande 
à quel degré d'avilissement serait donc réduit un 
peuple immense, plus fort encore par ses ressources 
naturelles que par les défenses de l'art, opposant à 
une confédération monstrueuse l'avantage des combi- 
naisons uniques, pour que la lâche idée de sacrifier sa 
souveraineté, de transiger sur sa liberté, de mettre 
en négociation la déclaration des droits, ait pu parai- 
lie une des possibilités de l'avenir qui s'avance avec 
rapidité sur nous! 

« Mais pour que nous, soldats de la liberté, com- 
battions avec efficacité ou mourions avec fruit pour 
elle, il faut que le nombre des défenseurs de la patrie 
soit promptement proportionné à celui de ses adver- 
saires; que les approvisionnements de tout genre se 
multiplient et facilitent nos mouvements ; que le bien- 
être des troupes, leurs fournilures, leur payement, 
les soins relatifs à leur sanlé, ne soient plus soumis à 
de fatales lenteurs ou à de prétendues épargnes qui 
tournent en sens inverse de leur but. 

« Jl faut surtout que les citoyens ralliés autour de 
la constitution, soient assurés que les droits qu'elle 
garantit, seront respectés avec une fidélité religieuse 
qui sera le désespoir de ses ennemis cachés ou pu- 
blics. 











i m *-'"■-.■*■ 



268 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Ne repoussez pas ce vœu, c'est celui des amis sin- 
cères de votre autorité légitime. Assurés qu'aucune 
conséquence injuste ne peut découler d'un principe 
pur, qu'aucune mesure tyrannique ne peut servir au- 
cune cause qui doit sa force et sa gloire aux bases 
sacrées de la liberté et de l'égalité, faites que la jus- 
tice criminelle reprenne sa marche constitutionnelle, 
que l'égalité civile, que la liberté religieuse jouissent 
de l'entière application des vrais principes. 

« Que Je pouvoir royal soit intact, car il est garanti 
par la constitution ; qu'il soit indépendant, car cette 
indépendance est un des ressorts de notre liberté; que 
le roi soit révéré, car il est investi de la majesté natio- 
nale ; qu'il puisse choisir un ministère qui ne porte 
les chaînes d'aucune faction ; et que, s'il existe des 
conspirateurs, ils ne périssent que sous le glaive de 
la loi. 

« Enfin que le règne des clubs, anéanti par vous, 
fasse place au règne de la loi, leurs usurpations à 
l'exercice ferme et indépendant des autorités consti- 
tuées, leurs maximes désoiganisatrices aux vrais prin- 
cipes de la liberté, leur fureur délirante au courage 
calme et constant d'une nation qui connaît ses droits 
et les défend, enfin leurs combinaisons sectaires aux 
véritables intérêts de la patrie, qui, dans ce moment 
de danger, doit réunir tous ceux pour qui son asser- 
vissementet sa ruine ne sont pas les objetsd'une atroce 
jouissance et d'une infâme spéculation. 

« Telles sont, messieurs, les représentations et les 
pétitions que soumet cà l'Assemblée nationale, comme 
il les a soumises au roi, un citoyen à qui l'on ne dis- 
putera pas de bonne foi l'amour de la liberté; que 



PAU J.ES HOMMES DU TEMPS. 269 

les diverses faclions haïraient moins, s'il ne s'était 
élevé au-dessus d'elles par son désintéressement; au- 
quel le silence eu! mieux convenu, si, comme tant 
d'autres, il eût été indifférent à la gloire de l'Assem- 
blée nationale elcà la confiance dont il importe qu'elle 
soit environnée, et qui, lui-même enfin, ne pouvait 
mieux lui témoigner la sienne qu'en lui montrant la 
vérité sans déguisement. 

« Messieurs, j'ai obéi à ma conscience, à mes ser-, 
ments ; je le devais à la patrie, à vous, au roi, et sur- 
loutà moi-même, à qui les chances de la guerre ne 
permettent pas d'ajourner les observations que je crois 
utiles, et qui aime à penser que l'Assemblée natio- 
nale y verra un nouvel hommage de mon dévouement 
à son autorité constitutionnelle, de ma reconnaissance 
personnelle et de mon respect pour elle '. 

« La Fayette » 

Avant d'entrer en discussion sur l'esprit de cette 
lettre, il est bon d'observer qu'elle est datée du 

' On a vanté celle lettre do M. de la Fayette comme un acte do courage 
civiijue. Cet aete de courage demeura du moins incomplet et sans effet. 
Jusque-là, M. de la Fayette s'était mis au Service de l'insurrection, cl à la 
remorque de l'émeute. Il cherchait ainsi à forcer le roi de compter 
avec lui, et à satisfaire sa soif insatiable de popularité. Lorsqu'il écrivit 
cette lettre il croyait, en effet, être devenu nécessaire, et il se trouva 
qu'il n'était que suspect aux deux partis. 

On chercherait donc en vain, depuis 1 "S'J, un l'ait quelconque qui 
put garantir, prouver le dévouement de M. de la Fayelte à la monarchie 
constitutionnelle. Le doute devient absolu, si l'on rappelle sa conduite de 
1814 à 1830, son éternelle conspiration dans l'ombre contre le gou- 
vernement légitimiste hase sur la Charte, et le sacrifice qu'il lit de la 
République aux flatteries du duc d'Orléans, le renoncement au ié\c 
présumé de toute sa vie dans une révolution triomphante, au profit 
d'une usurpation criminelle. 

Eu dépit de son immense renommée et de sa longue influence, M. de 




270 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

10 juin, au camp de Maubeuge ; que le 18 au matin, 
elle a élé remise à un huissier de l'Assemblée nalio- 
nale par un domeslique du sieur la Rochefoucauld, 
président du directoire du département; qu'il en a 
été donné lecture vers une heure après midi, et que, 
dans la matinée du même jour 18, plusieurs jour- 
naux aristocratiques avaient annoncé le contenu de 
celte même lettre, dont ils donnaient des extraits. 
Lisez la nouvelle correspondance politique par Pelle- 
tier, et le journal de Fonlenac, page 687, xous verrez 
la preuve de cette asserlion. Ces deux journaux, qui 
valent la Gazelle de Paris elïAmi du roi, disaient, le 
18 malin, tout ce que les journaux qui n'étaient poinl 
initiés n'ont su et n'onl pu savoir que le 18 après 
dîner. Il est matériellement nécessaire que la lettre 
delà Fayette à l'Assemblée nationale leur ait été com- 
muniquée ; et par qui le fut-elle, si ce n'est par le 
sieur la Rochefoucauld, qui eut la gaucherie de la 
faire remettre à l'Assemblée par son domestique ? Ces 
petits rapprochements prouvent jusqu'à l'évidence que 
le département de Paris, que son président surtout, 
sont les complices de la Fayette. Reste a examiner si 



la Fayette sera jugé sévèrement par 1 histoire. Son attitude chevale- 
resque ne couvre plus le vide île ses idées, ni sou activité inquiète, son 
imagination turbulente, sou ambition sans objet, sa vanité puérile: et si 
elle assure de sa bonne foi, du moins elle dénonce sa déplorable insuf- 
fisance. Le nom de M. de la Fayette ne restera attaché à aucun grand 
souvenir à aucun acte mémorable qui lui soit personnel. 11 ne lut 
qu'un moyen, jamais un eheC; il servit de drapeau, et ne fut point nu 
guide. Il laissa exploiter ses qualités, ses défauts, son influence sur l'o- 
pinion, et il ne sut arriver à aiu-iiu but. Peut-être, en effet, n'en avait-il 
pas d'autre que celui de faire du bruit. C'est ce qu'il faut admettre, si 
l'on tient qu'il n'ait pas élé lui-même dupe de ceux qui avaient foi dam 
son génie politique. 



PAR LES HOMMES MJ TBMP6. T,\ 

celui-ci csl coupable, et nous ne pensons pas que cet 
examen doive être ni long ni sérieux. Avant de l'a- 
border, nous observerons que le commencement de sa 
lettre, datée du 10, près Maubeuge, suppose affirma- 
tivement la retraite du sieur Uumouricz ; car c'est 
sûrement lui qu'il notait par ces mois : Etjiiicotjiie cl 
scandaleuse existence; or le sieur Dumouriez n'a donné 
sa démission que ce même jour 16 juin. Donc il y a 
lieu de croire et même d'assurer que le directoire du 
département avait ici la signature de la Fayette en 
blanc, pour s'en servir à la première occasion favo- 
rable; mais c'est une bien grande" maladresse que 
d'avoir ainsi fait du général un prophète. Le direc- 
toire s'est démasqué lui-même. 

Nous ne rappellerons pas ici que la force armée est 
essentiellement obéissante; que les généraux, subor- 
donnés au ministre de la guerre, ne doivent corres- 
pondre qu'avec lui ; qu'ils doivent respecter aveuglé- 
ment les décrets des représentants de la nation ; qu'un 
général d'armée n'est point un citoyen ordinaire ; (pie 
tout ce qui émane de lui imprime nécessairement un 
caractère Je menace et de terreur ; que les conseils 
d'un général en fonctions ne sont plus que des or- 
dres, et qu'un général qui donne des conseils aux 
représentants du peuple n'est plus qu'un tyran. Le 
peuple est aujourd'bui familier avec ces grands prin- 
cipes de politique; mais ce que nous dirons, c'est que 
la Layette est dans tous les cas ci-dessus prévus. On a 
par adresse, affecté de douter que cette lettre fût de lui, 
mais la signature est bien de sa main. La Layette, à 
la tète d'une année, fait à celle année l'injure de ne 
plus la regarder tomme une armée nationale : il 1 ap- 







■H ' 









272 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pelle mon armée; la Fayette s'établit en puissance mé- 
diatrice entre l'Assemblée nationale et le roi; il pré- 
tend que le corps législatif s'est écarté de ses devoirs, 
et il le rappelle à l'ordre; il lui dénonce la société des 
Jacobins et toutes les sociétés d'Amis de la constitu- 
tion de l'empire ; il le somme pour ainsi dire de les 
empêcher de s'assembler. Cromwell, s'adressant au 
parlement d'Angleterre, a débuté avec moins d'éclat. 
Principiis okta: il est temps que l'Assemblée natio- 
nale réponde à ce téméraire. La Fayette est le chef de 
la faction coupable de la minorité de la noblesse ; la 
Fayette se déclare l'ennemi de la chose publique; sa 
lettre tend à avilir le corps législatif, elle n'est d'un 
bout à l'autre que le langage d'un oppresseur. Si 
l'Assemblée nationale ne mande pas son auteur à sa 
barre, si elle ne prend demain le parti d'humilier ce 
front superbe, si elle ne déclare que la Fayette a perdu 
sa confiance et celle de la nation, si, après qu'il aura 
légalement reconnu sa signature, elle ne le décrète 
pas d'accusation, la liberté n'est pas anéantie, car 
tous les efforts humains ne l'anéantiront point en 
France, mais elle est à coup sûr opprimée. 

Lorsque les généraux de Rome devenaient dange- 
reux pour la liberté; lorsqu'ils menaçaient la fran- 
chise des suffrages ou des délibérations, que faisait le 
sénat? Il les rappelait, et les tribuns les citaient de- 
vant les assemblées du peuple. Serons-nous moins 
Romains que les habitants de Rome, et nous laisse- 
rons-nous dompter par nos propres forces? C'est peut- 
être du parti que prendra l'Assemblée nationale à 
l'égard de la Fayette que dépend non la destinée de la 
France, mais la destinée de deux millions de Français 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 273 

qui doivent périr, qui périront victimes de la guerre 
civile toute prête à s'allumer, et dont la lettre de 
la Fayette est la première étincelle. La Fayette n'aura 
de force qu'à proportion que l'Assemblée nationale 
montrera de faiblesse. Si elle ne ie frappe pas, son 
audace et son insolence ne reconnaîtront plus de bor- 
nes. Voilà, voilà pourquoi la Fayette et l'état-major 
de la garde parisienne et tous les ennemis de la Révo- 
lution se sont si fortement opposés au décret du camp 
de vingt mille hommes ; ce camp eût protégé l'As- 
semblée nationale, il eût protégé les sociétés popu- 
laires, tous les citoyens honnêtes, tous les amis de la 
liberté; et cène sont pas là les vues de la faction de- 
là minorité de la noblesse, dirigée par le directoire 
du département de Paris et commandée par la Fayette; 
nous oserions presque assurer que c'est lui seul qui a 
fait frapper du vélo cette mesure instante de salut pu- 
blic; nous en trouvons la preuve dans sa lettre au 
roi, que voici toute entière; elle est de la même date 
que celle adressée à l'Assemblée nationale. 

« Sire, 

« J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté la copie 
d'une lettre à l'Assemblée nationale où elle retrou- 
vera l'expression des sentiments qui ont animé ma vie 
entière. Le roi sait avec quelle ardeur, avec quelle 
constance j'ai de tout temps été dévoué à la cause de 
la liberté, aux principes sacrés de l'humanité, de l'é- 
galité, de la justice. Il sait que toujours je fus l'ad- 
venairc des factions, l'ennemi de la licence, et que 
jamais aucune puissance que je pensais être illégi- 
time ne fût reconnue par moi ; il connaît mon dé- 
ni. 18 



274 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

vouement à son autorité constitutionnelle et mon 
attachement à sa personne. Voilà, Sire, quelles ont 
été les bases de ma lettre à l'Assemblée nationale; 
voilà quelles seront celles de ma conduite envers ma 
patrie et Votre Majesté, au milieu des orages que lanl 
de combinaisons hostiles ou factieuses attirent à l'envi 
sur nous. 

« 11 ne m'appartient pas, Sire, de donner à mes 
opinions, à mes démarches, une plus haute impor- 
tance que ne doivent avoir les actes isolés d'un simple 
citoyen ; mais l'expression de mes pensées fut toujours 
un droit, et, dans celle occasion, elle devient un de- 
voir ; et, quoique je l'eusse rempli plus tôt, si ma voix, 
au lieu de se faire entendre au milieu d'un camp, avait 
dû partir du fond de la retraite à Inquelle les dangers 
de ma patrie m'ont arraché, je ne pense point qu'au- 
cune fonction publique, aucune considération per- 
sonnelle me dispense d'exercer ce devoir d'un ci- 
toyen, ce droit d'un homme libre. 

« Persistez, Sire, fort de l'autorité que la volonlé 
nationale vous a déléguée, dans la généreuse résolu- 
lion de défendre les principes constitutionnels centre 
tous leurs ennemis; que cette résolution, soutenue 
par tous les actes de votre vie privée, comme par un 
exercice frime et complet du pouvoir rouai, devienne 
le gage de l'harmonie qui, sur!out dans les momenls 
de crise, ne peut manquer de s'établir entre les re* 
présentants élus du peuple et son représenlant héré- 
ditaire. C'est dans cette résolution, Sire, que sont 
pour la patrie, pour vous, la gloire et le salut. Là, 
vous trouverez les amis de la liberté, tous les bons 
Français, rangés autour de votre trône, pour le dé* 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 27ù 

fondre contre les complols des rebelles et les entre- 
prises des [adieux. Et moi, Sire, qui dans leur hono- 
rable haine ai trouvé la récompense de ma persévé- 
rante opposition, je la mériterai toujours par mon 
zèle à servir la cause à laquelle ma vie entière est 
dévouée, et par ma fidélité au serment que j'ai prêté 
à la nation, à la loi et au roi. 

« Tels sont, Sire, les sentiments inaltérables dont 
je joins ici l'hommage à celui de mon respect. 

« La Fayette. » 

Si celle lettre ne rend pas le général coupable du 
crime de haute trahison, il n'y a pas de haute trahi- 
son en France. Dans quel moment est-elle écrite? 
Dans Je moment du renvoi de trois ministres patriotes, 
dans le moment que le roi leur donnait pour succes- 
seurs les trois individus que nous venons de citer; 
dans le moment où le roi donnait à sa garde licenciée 
pour cause d'incivisme, des témoignages de sa satis- 
faction personnelle; dans le moment où le roi défen- 
dait lui-même le Comité autrichien, en se portant le 
dénonciateur des dénonciateurs de ce Comité perlide ; 
dans le moment où le Comité de surveillance atteste 
qu'il a encore voulu fuir le 50 du mois de mai dernier; 
dans le moment où le roi est plus fanatisé que jamais; 
dans le moment où il vienl de publier un testament 
fait en faveur de tous les partisans de son autorité; 
dans le moment enfin où il menaçait d'opposer son 
veto liberlicide à deux décrets commandés par l'opi- 
nion et le besoin publics. Et c'est dans cet instant 
qu'un général factieux, à la tête d'une armée nom- 
breuse et pleine de valeur, dit au roi : Persistez^ 










•270 



LA KÉYOLLTlOiN KACUNTEE ET JUGÉE 



Sire !... persistez dans l'exercice ferme et complet du 
poucoir royal... c'est-à-dire paralysez les décrets du 
corps législatif, entravez la machine du gouverne- 
ment, désolez l'empire, chassez tous les ministres qui 
seront honnêtes et patriotes, fuyez une deuxième fois, 
renouvelez les scènes de Montmédy et de Varennes, 
opprimez le peuple sous le joug de la loi, accablez-le 
de tout le pftids de la prérogative royale, dégoûtez-le 
de la Révolution, protégez-en tous les ennemis, et je 
volerai avec mon armée pour défendre votre trône 
contre les projets de tous ceux qui veulent vous faire 
marcher dans le sentier delà liberté. Et l'on dit que 
cet homme aime la Révolution, l'égalité, qu'il est le 
défenseur des droits du peuple!... « J'ai, dit-il, 
donné à l'Assemblée constituante un projet de décla- 
ration des droits. » Oui, il a donné un projet de dé- 
claration des droits, mais n'a-t-il pas aussi signé la 
protestation de la noblesse en faveur des deux cham- 
bres? N'a-t-il pas toujours été le partisan -de ce sys- 
tème aristocratique? Et son projet de déclaration, 
rejeté par les députés des communes, n'était-il pas 
plutôt un projet de déclaration des droits de la no- 
blesse que des droits de la nation? Singe de Cromwell, 
lu en as tous les vices sans en avoir le courage; va, 
lu ne seras jamais que le vil imitateur de Monck. 
(jénéral factieux, protecteur de la tyrannie, naguères 
lu faisais publier par tes créatures que tu étais répu- 
blicain; naguères tu flattais tous les amis de la liberté 
indéfinie, et aujourd'hui l'élève de Washington n'esl 
plus que le chevalier de Louis XVI, le défenseur offi- 
cieux du veto et l'accusateur public des clubs. Cette 
métamorphose ne réalise que Irop ce que nous di- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. -J77 

sions il y a deux mois, ce que nous avons toujours 
dnV savoir, que la Fayette n'avait jamais pris aucun 
parti décisif dans la Révolution, et qu'il n'avait eu 
d'autre art que celui de se tenir en situation, de choi- 
sir le rôle qui flatterait le plus son organe ou qui 
serait le plus conforme à ses moyens. On va juger 
par la pièce suivante de l'étendue du caractère de ce 
ijnuid homme. Cette pièce contient les préliminaires 
d'un traité de paix, proposé, en 1701, entre les Jaco- 
bins, d'une part, et le club 89 et la Fayette de l'au- 
tre. Tous les articles sont tracés de la main propre du 
général, le propriétaire de cet écrit l'a déposé en nos 
mains, en nous permettant de le garder quinze jours, 
el d'en donner inspection à lous les incrédule* qui 
voudraient s'assurer ex risu s'il est vrai que celui qui 
dénonce aujourd'hui les Jacobins avec tant d'achar- 
nement a fait, il y a quatorze mois', des démarches 
incroyables pour se rallier à eux : 

« Sur la nécessité de changer les ministres et de les 
prendre hors de l'Assemblée nationale. 

« Sur les bruits d'une contre- révolu lion. 

«Sur les principes à établir pour terminer la Con- 
stitution. 

« Si l'on prend des ministres dont je réponde, le 
club des Jacobin* s'engage-l-il à les soutenir et à leur 
donner considération dans l'opinion publique? 

« A quelle époque pourra-t-on faire la convocation 
de la première législature? 

« 11 conviendra pour que M, h. F. aille aux Jacobins, 
que nous nous soyons rencontrés quelquefois dans les 
mêmes principes, à la tribune de l'Assemblée na- 
tionale, et que, dans quelque circonstance, comme 







UEji' 



27$ LA RÉVOLUTION RACONTÉE Et JUf.ÉK 

d'une motion à soutenir, ou de quelque honnêteté de 
la part des Jacobins, il soit mis dans le cas d'y aller. 
L'occasion en sera très-prochaine si les bruits de con- 
tre-révolution, sur laquelle il a déjà beaucoup de no- 
tions, sont une commotion qui rallie tous les bons ci- 
toyens à se rallier au général. 

« Au surplus, une fois convenu de tous les faits, et 
le ministère renouvelé, le prétexte de ce rapproche- 
ment sera facile à trouver. 

« Je pourrai avoir une ou deux fois la semaine quel- 
ques comités des chefs de 89 à l'hôtel de la Rochefou- 
cauld, pour leur inspirer les idées adoptées entre 
nous, et quand M. L. F. fera des motions, elles passe- 
ront sans difficulté des deux côtés, sauf aux deux 
clubs à se disputer sur les questions ordinaires; mais 
dans les importantes, les Jacobins pourront s'expli- 
quer, et, sans paraître au club 89, on les fera ap- 
puyer de manière à les faire adopter. 

«Convenu à mi-marge de quelques motions instantes 
relatives à la discipline de l'armée, au moyen de nous 
préparer à être en état de défense, et cependant de 
prendre beaucoup de précautions qui nous manquent 
contre l'abus que le roi pourrait faire de l'autorité qui 
lui est confiée sur les troupes réglées, et qui doit être 
grande; celle, par exemple, qu'il ne puisse pas ras- 
sembler une trop grande quantité de troupes sans un 
décret du Corps législatif. 

« Faire une définition du pouvoir exécutif qui 
marque clairement ce qu'il doit être, ainsi que les 
ministres, dans la Constitution, et ce qui forme essen • 
liellementla fonction royale, appelée, par abus, préro- 
gative royale. C'est de cette manière que nous pourrons 






PA1 LES HOMMES DU TEMPS. 270 

montrer au roi ce qu'il demande depuis très-long- 
lemps, à savoir à quoi s'en tenir. 

« On ne laissera rien dans ses mains si l'on veut, 
mais il faut le lui montrer pour le convaincre et l'as- 
surer que tout est dans les mains de M. h. F. Il saura 
alors à qui il aura obligation; il se défera de ses pré- 
jugés contre certains individus, et l'on peut par là le 
rendre inaccessible à toutes les insinuations, et ré- 
pondre parfaitement de lui au point de le faire com- 
battre si l'on veut, en cas d'invasion, à la tête de l'ar- 
mée pour soutenir la Constitution. 11 fera toutes les 
cboses de détail qu'on désirera, et il saura enfin 
que c'est au club des Jacobins, et non pas à celui de 
S9, que l'on doit la fin du travail, ce qui le tiendra 
Irès-disposé à adopter nos mesures, et même à nous 
avertir si on lui en présentait d'autres. » 

On voit par cet écrit que dès ce mois de mars (car 
l'écrit est de celte époque), M. de la Fayette sentait 
la nécessité de renouveler le ministère, qu'il avait la 
puissance d'opérer ce renouvellement, qu'il men- 
diait en faveur d'un ministère de son choix l'opinion 
de cette même société qu'il calomnie aujourd'hui avec 
autant de fureur que Léopold ; que son influence 
dans l'Assemblée nationale y était telle qu'il croyait 
pouvoir fixer le terme de la convocation de la pre- 
mière législature, qu'il était alors disposé à régler 
sa voix sur le diapason des Jacobins; qu'il ne prenait 
ces dispositions que pour rallier autour de lui tous 
les hommes puissants dans l'opinion publique; qu'il 
n'était embarrassé que de trouver un prétexte pour 
retourner aux Jacobins; qu'il voulait faire adopter 
toutes ses motions tant par le club des Jacobins, que 



■ 



I 
I 







•280 LA RÉVOLUTION RACONTÉE KT WIGÉE 

par le club 89; que lui-même voulait limiter l'aulo- 
rité du roi sur la force aimée, qu'il ne voulait opé- 
rer cette réunion des Jacobins avec les 89 que pour 
s'en faire un mérite auprès du roi à qui il aurait 
prouvé par écrit que lui, général de l'armée pari- 
sienne, était le dépositaire et le dispensateur du plus 
ou moins de force qui serait attribuée à la sanction 
royale; enfin qu'il se vantait dès lors d avoir sur 
l'esprit du roi un pouvoir absolu, et tel qu'il n'avait 
qu'à parler pour le faire marcher contre les ennemis, 
à la tête de nos armées. 

Insensés partisans de cet homme hypocrite ! direz- 
vous encore qu'il n'allait à la cour que pour épier ses 
mouvements et servir la nation! Direz-vous que ce 
n'est pas lui, constamment lui, qui a créé ou changé 
le ministère? Direz-vous qu'il n'est point un intrigant, 
lorsque vous avez la preuve écrite qu'il caressait tous 
les partis? Direz-vous que la cour le haïssait alors qu'il 
stipulait si bien ses intérêts? 11 n'y a de différence 
entre la conduite actuelle de la Fayette et celle qu'il 
tenait au mois de mars 1791 que dans son système 
envers les Jacobins. Il les adulait en I 791 pour s'éta- 
blir médiateur entre l'Assemblée constituante et le 
roi; il les diffame en I 71C2 pour protéger le roi contre 
l'Assemblée législative ; mais la Fayette n'en hait ni 
plus ni moins les Jacobins; ce n'est ici qu'une des 
froides combinaisons de sa misérable politique. Nous 
espérons qu'enfin tous les bons citoyens, désabusés par 
la comparaison réfléchie de deux conduites aussi op- 
posées, ouvriront les yeux, verront clair, et sauront à 
l'avenir se défendre du prestige incroyable de sa 
grande réputation. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 9N1 

La mémorable séance des amis de la Constitution 
du 21 juin 1791 répand un nouveau jour sur le ca- 
ractère et sur les crimes de la Fayette. Le roi était 
parti; la capitale était en insurrection; la Fayette 
Iremblait pour ses jours ; et où cherche-t-il un refuge? 
Dans le sein des Jacobins. 11 y entre, accompagné de 
Bailly, des Lameth et du ministère. Le courageux 
Danton monte à la tribune el dit : 

« Messieurs, j'ai les plus grands intérêts à traiter 
dans celte Assemblée; et, en effet, quel que soit le ré- 
sultat de cette séance, elle doit, j'ose le dire, décider 
du sort de l'empire. 

« Au moment où le premier fonctionnaire public 
vient de disparaître, ici se réunissent ces hommes 
chargés de régénérer la France, dont les uns sonl 
puissants par leur génie, et les autres par leur grand 
pouvoir. 

« S'il était possible que toutes divisions fussent ce- 
lées, la France serait sauvée. Quoi qu'il en soil, je 
dois parler, et je parlerai comme si je burinais l'his- 
toire pour les siècles à venir. 

« D'abord, j'interpelle monsieur la Fayette de me 
dire pourquoi, lui, signataire du système des deux 
chambres, de ce système destructeur de la constitution, 
vient-il se réunir aux amis de la constitution, dans les 
malheureuses circonslances où le roi fuit pour chan- 
ger, dit-il, la face de l'empire? » 

M. Danton a dit ensuite à M. la Fayette que, dans 
les conférences qu'il avait eues avec lui, lorsque les 
amis de la constitution se flattaient d'éteindre toutes 
semences de discordes et de divisions, M. la Fayetle 
lui avait paru désirer un changement à peu près se m- 



■;. 



II 



ut 

■m 



282 LA lïÛVOLUTIO.N RACONTÉE KT .11 T.KK 

blable à celui proposé maintenant par M. Sieyès; et 
qu'à cet égard il lui avait formellement dit que le 
projet de M. Mounier, étant trop exécré pour penser 
à le faire revivre, il serait possible cependant de faire 
adopter à l'Assemblée quelque chose d'équivalent. 
M. Danton a défié M. la Fayette de lui nier ce fait. 

« J'interpelle, a-t-il ajouté, les membres qui sont 
ici présents et qui ont joué un grand rôle dans la Révo- 
lution, qui connaissent les liaisons que nous avons 
eues avec M. la Fayette, de dire si ce qu'ils savent 
n'est pas conforme à ce que je dis. » (Plusieurs mem- 
bres confirment ce que l'opinant avance.) « Par quelle 
étrange singularité se fait-il , a repris M. Danton, que le 
roi donne pour raison de sa fuite les mêmes motifs qui 
vous avaienldéterminé, vous, monsieur la Fayette, à fa- 
voriser l'établissement de sociétés d'hommes qui étant, 
disiez-vous, intéressés comme propriétaires au réta- 
blissement de l'ordre public, balanceraient bientôt et 
leraient ensuite disparaître ces sociétés de prétendus 
amis de lu constitution, composées presque entièrement 
d'hommes sans aveu, et soudoyés pour perpétuer l'anar- 
chie? Que monsieur la Fayette m'explique comment il 
a pu inviter par un ordre exprès, sans être l'ennemi 
de la liberté de la presse, les gardes nationales en uni- 
forme, même sans être de garde, d'arrêter la circula- 
lion des écrits publiés par les défenseurs de la liberté 
du peuple, tandis que protection était accordée aux 
lâches écrivains, détracteurs de la constitution. Com- 
ment se fait-il que M. la Fayette ait laissé subsister les 
apparences du crime qu'il a commis envers la souve- 
raineté de la nation, en ne désavouant pas avec la plus 
grande publicité le serment individuel dont lui a fait 



I'\R LES HOMMES 1)1' TEMPS. m 

hommage une portion égarée de la garde nationale de 
Paris? On'on m'explique comment M. la Fayette qui, 
depuis le 18 avril, a fait connaître qu'il était instruit 
du projet de la fuite du roi, a pu vouloir, dans ce 
jour fameux du 18 avril, employer la force publique 
pour protéger cette fuite vers Sainl-Cloud, qui était 
évidemment le point central du ralliement de la famille 
royale et de ceux qui dirigeaient ce projet funeste. 
Comment se fait-il, monsieur la Fayette, qu'après 
avoir enchaîné à votre char de triomphe soixante- 
quatre citoyens du faubourg Saint-Antoine, entraînés 
par le besoin de détruire le dernier repaire de la 
tyrannie, le donjon de Vincennes, vous ayez, le même 
soir, mis sous votre protection les assassins armés de 
poignards qui voulaient protéger la fuite du roi? Je 
vous demanderai encore comment il peut se faire que 
la compagnie des grenadiers de l'Oratoire, de garde 
le 18 avril, jour que le roi avait choisi pour aller à 
Saint-Cloud, et d'où vous avez chassé si arbitraire- 
ment quatorze grenadiers qui s'étaient opposés au 
départ du roi, fût la même compagnie de garde le 
24 juin? 

« Ne nous faisons pas d'illusion, messieurs, la fuite 
du roi n'est que le résultat d'un vaste complot ; des 
intelligences avec les premiers fonctionnaires publics 
en ont pu seules assurer l'exécution Et vous, monsieur la 
Fayette, vous qui nous répondiez encore dernièrement 
de la personne du roi sur votre tête, paraître dans celle 
assemblée est-ce avoir payé votre dette? 

a Vous aviez juré que le roi ne partirait pas. Ou 
vous avez livré votre pairie, ou vous êtes stupide d'a- 
voir répondu d'une personne dont vous ne pouviez pas 




■2U 



LA lîKVOIJlTION RACONTER ET JUGÉE 








répondre; dans le cas le pins favorable, vous vous êtes 
déclaré incapable de nous commander... » 

M. la Fayette, appelé à la tribune par un grand 
nombre de voix qui l'invitaient à répondre à M. Dan- 
ton, y est monté; il a dit à peu près : « Messieurs, l'un 
a des préopinants me demande pourquoi je viens me 
« réunir à cette société. Je viens me réunir à cette 
« société, parce que c'est dans son sein que tous les 
« bons citoyens doivent se trouver dans ces circon- 
« stances où il faut plus que jamais combattre pour la 
« liberté, et Ton sait que j'ai dit le premier que lors- 
« qu'un peuple voulait être libre, il le devenait. » 

II a ajouté « qu'il n'avait jamais été aussi sûr de la 
liberté qu'après avoir joui du spectacle que venait 
de lui offrir dans, cette journée, le peuple de la ca- 
pitale. » 

M. de la Fayette ne fit pas d'autre réponse; il ne 
répondit pas un mot aux interpellations de M. Danton; 
mais qu'eût-il répondu? Comment pouvait-il se justi- 
fier de crimes notoires? Le tyran n'a su que se venger, 
il a fait décréter son généreux accusateur de prise de 
corps dans l'horrible procédure du Champ de Mars. 
« Je viens me réunir à cette société, parce que c'est 
dans son sein que tous les bons citoyens doivent se 
trouver dans ces circonstances où il faut plus que 
jamais combattre pour la liberté... » Et dans son 
manifeste à l'Assemblée nationale : « La faction jaco- 
bite a causé tous les désordres ; c'est elle que j'en 
accuse hautement... » Qui croirait que c'est le même 
liomme qui parle? 

Mais il ne suffit pas de le connaître, lui, indivi- 
duellement, il est également utile que le public sache 



PAR LES HOMMES Dl> TEMPS. 28è 

apprécier les personnages qui l'entourent, et l'on 
verra par les pièces suivantes si les aides de camp d'un 
lel général sont faits pour inspirer plus de confiance 
(|ue leur maîlre, et surtout quelle opinion l'armée doit 
se former d'un maître dont les valets s'en vont prê- 
chant partoul la diffamation et la calomnie l . 



I.YHS-iJT llli LA CORRESPONDANCE PU MINISTRE DE I. INTÉRIEUR ROL4HB AVLI 
l.E GINÉRAL I.A FAYETTE- — PREMIÈRE LETTRE IU MINISTRE AL' (JÉNÉ- 
RAL. 

l'arU, le 25 mai l"!l"2. 

Je crois devoir vous rendre compte, monsieur, 
d'une conversation que j'ai eue hier avec deux officiers 
de votre armée. MM. Lacolomhe et Berthier se sont 
présentés chez moi hier, se disant venir de la pari de 
M. le ministre de la guerre, pour conférer sur le 
choix des bataillons qu'on pourrait retirer des envi- 
rons de Paris, et dont il était besoin d'augmenter votre 
armée. J'ai répondu que M. le ministre de la guerre 
avait fait sans doute à cet égard des dispositions que 
je ne traverserais point, mais que vous aviez déjà, 
monsieur, des forces de l'usage desquelles on pouvait 
beaucoup espérer. Celle proposition parut étonner 
assez ces messieurs pour que je dusse la justifier; 
j'observai donc qu'à la lète de soixante-quatre mille 
hommes, donl environ la moitié était répartie dans 
des places qu'elle servait à conserver, la Fayette sau- 
rait, avec l'autre moitié, faire voir ce qu'on doit allen- 

1 Sans demie M. de la Fayette a (ail et laissé faire beaucoup de mal, 
mais cet acbarnemcnl contre sa personne pourrait presqtfêtre envisage' 
comme au moins une justification de ses sentiments secrets. Homme plutôt 
égaré par un orgueil sans li'ein, et une soif ardcn'c de popularité, que 
vraimenl coupable et voulant renverser le trône. 




I 



23$ LA ftÉVOLITlO.N RACONTÉE ET JUGÉE 

dre des défenseurs de la liberté; que d'ailleurs celle 
année pouvait se concerter avec celle du Nord, et 
qu'enfin nos forces sur la frontière présentaient en- 
viron cent mille hommes armés, auxquels les enne- 
mis ne pouvaient en opposer actuellement plus de 
quarante. Ces messieurs repartirent que la supériorité 
du nombre ne saurait être trop grande; que les soldais 
étaient des lâches; que les gens qui disent tant qu'ils 
verseraient, pour la liberté, jusqu'à la dernière goutte 
de leur sang, ne voudraient seulement pas en répandre 
la première. 

« Je l'avouerai, monsieur, et la chose et le ton 
dont elle fut prononcée me causèrent autant d'indi- 
gnation que de surprise. Je manifestai l'une et l'autre 
avec la franchise qui est également dans mes prin- 
cipes et dans mon caractère. Celte proposition, dis-je 
à ces messieurs, est aussi fausse en général, à l'égard 
de la nation qu'elle outrage, qu'elle l'est par rapport 
aux soldats en commun , auxquels vous en faites 
une application immédiate. L'échec de Mons (que ces 
messieurs voulurent citer en preuve) n'est point un 
échec militaire, mais l'effet évident d'une odieuse 
machination. Les lâches ne sont point les soldats qui, 
depuis le commencement de la Révolution, n'ont cessé 
de montrer leur zèle, malgré les persécutions dont ils 
ont été les victimes; insultes, mauvais traitements, 
cartouches jaunes, supplices, tout a été employé contre 
eux, pour les détacher de la cause dont ils sont les 
défenseurs et qu'ils feront triompher. Les lâches ne 
sont point les soldats qui, désespérés de l'erreur de 
quelques-uns d'entre eux, brûlent de la réparer, de 
voler à l'ennemi, et feront bientôt leurs preuves si les 



l'Ai! LES HOMMES DE TEMPS. 'J87 

généraux, renonçant à une défensive qui nous mine 
et nous tue, profilent de leurs avantages avant que la 
réunion des troupes étrangères nous oppose des foin s 
supérieures. Vous parlez des fréquents exemples d'in- 
subordination ; où en est donc la cause? Dans l'inci- 
visme des officiers, dans la méfiance qu'il doit faire 
naître. Voilà l'unique source des irrégularités, des 
fautes dont on fait des reproches si amers, cl de la 
rareté desquelles on peut encore s'étonner. Les lâcha 
sont les officiers eux-mêmes, indignes d'avoir une 
patrie qu'ils trahissent; déserteurs odieux ou démis- 
sionnaires infidèles ayant joui dans la paix de leur 
traitement, de leurs avantages, mais abandonnant 
leur poste en face de l'ennemi. Dans quelle nation 
fut-il jamais permis de quitter ainsi l'armée au mo- 
ment de l'action, sans encourir l'infamie et mériter 
une éclatante punition? Ils osent encore parler à 1 bon- 
ne ri Ce nom magique avec lequel on éblouissait la 
tourbe imbécile, et qui ne signifiait ordinairement 
qu'une illusion mise à la place de la verlu, est em- 
ployé dans le même instant où ces hommes passent à 
l'ennemi, avec les gratifications reçues pour leur équi- 
page, et même en emportant le prêt de leurs soldais! 
Voilà les lâches! 

«MM.Lacolombeet Berlhier me parurent étonnés de 
ce langage et se retirèrent avec quelque embarras. 
J'ignore s'ils étaient venus pour me connaître, car j'ai 
appris de M. le ministre delà guerre qu'ils ne m'avaient 
point été adressés par lui, quoiqu'ils se fussenl an- 
noncés de sa part. Ils m'auront vu tout cnlier, rien 
n'est si facile ; je n'ai jamais rien à cacher, rien à 
quoi je ne puisse ni ne veuille donner la plus grande 



•288 LA KÉVOUTIOiN RACONTÉE ET JUGÉE 

publicité, même au récit de cette conversation, dont 
je pourrais seulement retrancher le nom de ces mes- 
sieurs vis-à-vis de tout autre que de leur général. Au 
reste eux-mêmes se sont exprimés chez moi en pré- 
sence d'un témoin; j'ai dû croire que des officiers 
qui accusaient hautement de lâcheté les soldats, de- 
vant moi qu'ils n'avaient jamais vu, et devant une per- 
sonne qu'ils ne connaissaient point, ne se gênaient 
pas pour tenir dans Paris le même langage. Je vous 
laisse à juger, monsieur, de l'effet qu'il doit pro- 
duire, et combien il doit étonner de la part de Vos 
agents. 

« Le ministre de l'intérieur, 
« Roland. » 



LETTRE DU GENERAL AU MINISTRE REÇUE LE 50 MAI 1792, SANS E.NVELOP.'i:, 
NOS TIMBRÉE. 

Au enmp de Ranceancs, le 30 mai 171)2. 

« Je n'examine pas, monsieur, dans quelles vues 
votre lettre a été écrite, mais je ne puis croire que 
mon aide de camp ait été chez un homme dont l'exis- 
tence lui était inconnue avant que la gazette eût 
appris qu'il était ministre, et qu'aujourd'hui il con- 
naît à peine de nom, tout exprès pour calomnier la 
nation française et l'armée de son général. 

« Non, certes, il ne vous a pas dit que je doutais 
de mes braves soldats, dont le patriotisme combat 
aussi courageusement les ennemis du dehors que leur 
discipline désespère ceux; du dedans, et dont l'atta- 
chement aux principes qu'eux et moi professons, dé- 
rangent les vues inconstitutionnelles de plus d'un 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. 289 

parti. Peut-être MM. Lacolombe et Berlhier vous ont- 
ils exprimé leur indignation contre les fuyards de 
Mons et de Tournay, effet funeste, mais prévu, d'une 
infernale combinaison entre les coupables agens du 
despotisme et de l'aristocratie, et ces vils hypocrites 
de la liberté qui concourent avec eux à notre désor- 
ganisation. 

a Personne n'a plus éprouvé que moi, monsieur, la 
lâcheté des officiers déserteurs. Mes explications avec 
eux avaient été si franches, si impartiales, malgré 
l'opposition de ces sentiments, qu'une telle perfidie 
ne peut pas même, dans leurs préjugés, échapper au 
déshonneur qui les attend partout. 

« Quant à mon armée telle qu'elle existe aujour- 
d'hui, je compte sur elle autant qu'elle compte sur 
moi ; notre confiance réciproque est fondée sur l'a- 
mour de la liberté, le respect des lois, la liaine des 
factions et le mépris pour leurs chefs. 

« Le général d'armée, 
« La Fayette. 

« P. S. Je me dispense, monsieur, de relever vos 
erreurs militaires, elles sont réfutées d'avance dans la 
correspondance de M. le maréchal Luckner et la 
mienne avec le ministre de la guerre. 

« La Fayette. » 



■ 



LE MINISTRE AU GÉNÉRAL 
' • Paris, le ti juin 1702. 

« Vous n'examinez pas, monsieur, dans quelles 
vues je vous ai écrit. Je crois qu'un examen n'était 

m 19 









I 





200 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pas nécessaire pour les reconnaître; un sentiment 
juste et prompt pouvait aisément les saisir, et vous 
ne sauriez vous dissimuler quelles étaient celles d'un 
citoyen qui connaît ses droits et ses devoirs, d'un ami 
de la liberté qui s'étonnait de ne pas entendre son lan- 
gage dans la bouche de vos agents, et d'un homme 
en place qui aimait à avoir pour vous l'égard de vous 
prévenir de ce que vous deviez être intéressé à con- 
naître 1 . 

« Quant à ce que vous ne pouvez croire, monsieur, 
il s'agit d'un fait auquel votre incrédulité, comme ma 
surprise, ne pourrait rien changer. 

« J'ignore quelles étaient les intentions de vos 
aides de camp en venant chez moi, et je ne prétends 
pas les deviner; mais j'ai été étonné de leurs discours 
comme de leur visite, et je vous ai exposé ce qui s'était 
passé pour que vous le jugeassiez vous-même, 

« Que M. Lacolombe n'ait connu mon nom que 
dans la gazette, depuis que celui de ministre y a été 
joint, cela peut prouver, tout au plus, sa prédilection 
en fait de lecture, et la nécessité de la recommanda- 
lion d'une place pour lui faire distinguer mon nom ; 
nons n'avons jamais marché sur la même ligne, et 

1 Celle correspondance curieuse ne révèle pas seulement la position de 
M. de la Fayette. Elle fait' connaître l'état des esprits, les progrès de la 
désorganisation matérielle et morale causée par la Révolution. On sent 
déjà grandir la lutte entre le pouvoir civil et l'autorité militaire. Celle-ci 
toujours humiliée depuis 1781), ne reprit sa revanche qu'au 18 brumaire... 
Plus lard nos soldats n'ont sauvé la France de l'invasion que malgré tes 
folies coupables des commissaires de la Convention envoyés pour les di- 
riger: Les révolutionnaires ont peur de l'armée et la détestent; celle-ci le 
leur rend bien. Quand la France semble s'éclipser de toute part, on 
la retrouve encore pure, brillante et glorieuse sous son drapeau en face 
de l'étranger. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. • 21M 

nous ne sommes pas faits pour nous rencontrer. Mais 
serait-ce bien l'élève de Washington, le défenseur de 
la liberté française , qui s'exprime comme pourrait 
faire un courtisan de l'ancien régime ? 

a Jeune encore et appelé à des deslinées brillantes 
dont il ne tient qu'à vous d'immortaliser l'éclat, ne 
craignez pas, monsieur, d'entendre dire à un homme 
austère, vieilli dans l'application des principes de la 
philosophie, et connu dans ce monde, où les sciences 
et les travaux utiles offraient quelques consolations 
aux ennemis de l'esclavage, ne craignez pas d'entendre 
dire que le premier signe du caractère et du génie 
de l'homme constitué en autorité est dans l'excellent 
choix des dépositaires de sa confiance, des hommes 
chargés de transmettre ses ordres ou de manifester ses 
intentions. 

« Je préfère vous rappeler, monsieur, cette utile 
réflexion, à me prévaloir des avantages avec les- 
quels il me serait si facile de rejeter sur autrui je ne 
sais quel dédain, enveloppé dans la désignation d'un 
nom qu'on ne connaissait pas à la cour. 

« Vous auriez pu, monsieur, vous dispenser d'af- 
firmer une chose dont il n'a jamais été question. Vos 
aides de camp n'ont parlé ni de votre croyance, ni de 
vos doutes, ni même de votre personne; je ne vous ai 
mandé que ce qu'ils avaient dit, et lorsque vous vous 
écriez à l'occasion de M. Lacolombe : « Non certes, il 
« ne vous a pas dit que je doutais de mes braves sol • 
« dais, » on se demande pourquoi vous paraissez faire 
une supposition toute gratuite, et mettre ainsi à la 
discussion ce qui n'y était nullement, en laissant de 
côté ce dont il s'agissait. 







•292. LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Encore une fois, monsieur, et tout se réduit à 
ceci : j'ai été étonné de voir chez moi deux de vos 
agents, s'annonçant de la part du ministre de la 
guerre, qui ne mêles avait pas adressés, paraître n'y 
venir que pour s' exprimer avec indécence sur le compte 
des soldats. J'ai pressenti que cette inconsidéralion, 
s'ils la portaient ailleurs, devait produire un mauvais 
effet dont il fallait vous prévenir, et je vous ai pré- 
venu. J'ai su depuis que ma présomption n'était que 
trop justifiée, et que les mêmes propos, tenus publi- 
quement par M. Lacolombe, avaient fourni de nou- 
veaux arguments à ceux qui, vous connaissant mal 
sans doute, ne s'unissent pas, monsieur, aux per- 
sonnes qui font hautement votre éloge. 

« 11 ne m'appartient pas de sonder la profondeur 
des trames qui ont amené les revers de Mons et de 
Tournay, mais je ne connais qu'une règle, la loi, et 
je ne vois contre elle, en France comme au dehors, 
qu'une faction, celle des ennemis de V égalité. 

« Ces ennemis, ouverts et francs au commencement 
de la Révolution, s'appelaient alors partisans de l'an- 
cien régime, aristocrates. Dissimulés aujourd'hui 
sous une apparence de patriotisme, parce que, la con- 
stitution étant faite, il faut avoir l'air de l'adopter 
pour l'altérer plus sûrement, ils sèment avec fracas 
les idées et les noms de factieux pour en faire naître. 

« Républicain était, l'année dernière, le mot en fa- 
veur pour proscrire l'opinion d'un homme avant qu'il 
eût parlé, ou pour jeter de l'odieux sur les bons ci- 
toyens dont on redoutait la vigueur. Le vide de l'ex- 
pression s'est fait sentir : on ne parle plus maintenant 
que de factieux, et c'est infiniment commode pour les 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. m, 

calomniateurs. Mais les applications mensongères ne 
peuvent longtemps abuser le public; il finit par con- 
naître, punir ou mépriser ses prétendus défenseurs 
qui se séparent de lui pour avoir l'air de le protéger, 
et qui ne paraissent le servir que pour mieux le régir 
ou l'insulter. 

« Je partage avec vous, monsieur, la haine des par- 
tis, le mépris pour leurs chefs. Je ne connais rien de 
plus vil après eux que ces hommes sans talents et sans 
caractère, incapables de bien servir aucune cause, et 
réduits à être les agents d'un parti. 

« Vous professez, monsieur, le respect pour les lois, 
l'amour de la liberté, sans doute aussi de Pégalité? 
car elle est le gage de la liberté et la base de notre con- 
stitution. Vous avez juré de les servir, vous vous devez 
tout entier à leur défense, et d'après ce que vous avez 
fait et promis, ce qu'on espère et ce qu'on a droit 
d'exiger de vous, il ne vous est plus possible d'avoir 
de gloire ni d'existence que par elles. 11 n'y a plus de 
milieu pour vous, il faut que vous soyez l'un des hé- 
ros de la Révolution ou que vous deveniez le plus in- 
fâme des Français; il faut que votre nom soit à jamais 
béni ou abhorré. Dans cette situation, il faut enfin 
que tout ce qui vous environne annonce votre ci- 
visme, atteste votre sincérité; c'est à cause de cela 
même que, moins prévenu, vous m'auriez remercié i 
et, quand vous l'aurez reconnu, c'est vous seul qu'il 
faudra féliciter, car j'ai fait tout ce que je peux et tout 
ce que je dois en vous disant la vérité. 

« Le ministre de l'intérieur, 
« Roland. » 






I 

I 





W>> LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Cette correspondance honore peut-être autant M Ro- 
land que sa lettre au roi ; et d'après la vigueur qu'il a 
mise dans ses réponses aux impertinences du marquis la 
* ayette, on ne doit plus rester étonné de son expulsion 
Ici chacun se demande si M. Roland est l'ami in- 
time de M. Rrissot, si M. Rrissot est l'ami de M Con- 
dorcet, et si MM. Brissot et Gondorcet étaient ou 
croyaient être les amis de la Fayette. Oui, et quelles 
que soient aujourd'hui leurs déclamations contre le 
général, il n'en reste pas moins vrai que les francs 
patriotes avaient eu raison de les soupçonner d'intel- 
ligence avec lui. La défense constante des principes et 
des déprédations du sieur Narbonne ne laissait aucun 
doute sur la manière de penser de M. Condorcet à son 
égard ; mais si on veut lire l'article de la chronique 
signé de lui, dans le numéro 681 , on restera convaincu 
que ce qui fâche le plus M. Condorcet dans la con- 
duite audacieuse du sieur la Fayette, c'est de voir que 
la Fayette se sépare ouvertement de ce qu'on nomme 
le parti Brissot. « M. de la Fayette, dit M. Condorcet 
esl-il l'ennemi de la liberté? Non ; mais la préférence 
constante qu'il accorde aux intrigants sur les honnêtes 
gens, aux gens adroits sur, les hommes éclairés, aux 
valets complaisants sur des amis même indulgents, 
mais fermes, lui a fait commettre bien des fautes, et 
celle-ci est la plus grave de toutes. Il lui reste 'un 
moyen de la réparer : c'est de rompre hautement, 
publiquement, sans aucune réserve, avec les agents 
imbéciles ou fripons qui en ont été les complices. » 

N'est-ce pas comme s'il eût dit : La préférence que 
M. de la Fayette accorde aux intrigants sur MM. Con- 
dorcet et Brissot, aux gens adroits sur nous, hommes 



PAU LES HOMMES DIT [TEMPS. 20. f > 

éclairés, aux valets complaisants sur nous, ses amis 
même indulgents, lui a fait commettre Lien des fautes, 
et le seul moyen de réparer celle-ci, la plus grave de 
toutes, est de rompre hautement avec les fripons qui 
régnent aujourd'hui , pour revenir sérieusement à 
nous? Est-ce là le langage d'une sainte et patriotique 
indignation? Est-ce ainsi que vous voulez punir la 
Fayette? Jean-Pierre Brissot, et vous, Condorcet, son 
ami, vous, memhres de la dépulalion de la Gironde, 
vous tous qui avez quelque influence dans l'Assemblée 
nationale, confessez que vous avez été trompés par un 
général hypocrite et ambitieux. Vous avez été trom- 
pés, mais l'erreur n'est point un crime. Quel est 
l'homme qui n'a point été trompé dans sa vie? Sans 
doute la Fayette est puissant; isolés, vous n'avez pas 
sa force, mais, ralliés à la masse des patriotes, vous 
l'écraserez sous la hache des lois et de l'opinion pu- 
blique. Législateurs patriotes ! ceux-là qui avaient le 
plus à se plaindre de vous, vous ont soutenus dans ce 
moment de crise; ils ont fait le premier pas, et vous 
ne pouvez plus vous refuser à une réconciliation écla- 
tante sans trahir vos devoirs, sans trahir la patrie en 
danger. Soyez donc sensibles à sa voix, enlendez les 
accents de ses enfants de Marseille, leur patriotisme 
est bien fait pour rassurer le vôtre. Voici comme ils 
s'exprimaient à l'Assemblée nationale la veille du jour 
de cette insurrection tant calomniée, dont l'effet iné- 
vitable doit être ou d'assurer ou de détruire à jamais 
la liberté ' : 



' On sait que la légion marseillaise avait été amenée à Paris exprès 
nouv préparer l'émeute du 20 juin, par les soins de Barbaroux. Elle n'é- 
tait composée que de gens sans aveu , 




s 



296 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Législateurs, la liberté française est en péril. Les 
hommes libres du Midi sont tous levés pour la dé- 
fendre. Le jour de la colère du peuple est arrivé. Ce 
peuple qu'on a toujours voulu égorger ou enchaîner, 
las de parer des coups, à son tour est prêt à en porter,' 
las de déjouer les conspirations, il a jeté un regard 
terrible sur les conspirateurs. Ce lion généreux, mais 
aujourd'hui trop courroucé, va sortir de son repos 
pour s'élancer contre la meute de ses ennemis. Favo- 
risez ce mouvement belliqueux, vous qui êtes les con- 
ducteurs comme les représentants du peuple, vous 
qui avez à vous sauver ou à périr avec lui. La force 
populaire fait toute votre force, vous l'avez en main, 
employez-la ; une trop longue contrainte pourrait l'é- 
garer ou l'affaiblir. Plus de quartier, puisque nous 
n'en avons plus aucun à attendre. Une lutte entre le 
despotisme et la liberté ne peut être qu'un combat à 
mort ; car la liberté est généreuse, le despotisme sera 
tôt ou tard son assassin. Qui pense autrement est un 
insensé qui ne connaît ni l'histoire, ni le cœur hu- 
main, ni l'infernal machiavélisme de la tyrannie. 

« Représentants, le peuple français forme un vœu, 
celui de secourir la patrie. Il vous demande un décret 
qui l'autorise à marcher, avec des forces plus impo- 
santes que celles que vous avez créées, vers la capi- 
tale et les frontières. Le peuple veut absolument finir 
une Révolution qui est son salut et sa gloire, qui est 
l'honneur de l'esprit humain; il veut se sauver et vous 
sauver. Devez-vous empêcher ce mouvement sublime ? 
le pouvez-vous, législateurs? Vous ne refuserez pas 
1 autorité de la loi à ceux qui veulent aller mourir 
pour la défendre. » 



l'AU LES HOMMES DU TEMPS. 



297 



L'Assemblée nationale a décrété l'impression de 
cette adresse avec la mention honorable; elle en a dé- 
crété l'envoi aux quatre-vingt-trois départements; 
elle a donc reconnu elle-même le danger de la patrie 
et la légitimité des grandes mesures proposées par 
nos braves frères de Marseille. Courage, législateurs! 
de la fermeté, de l'énergie, il ne faut plus que cela 
pour achever la Révolution. Patriotes de tous les dé- 
partements, le signal du combat est prêt à se donner, 
Marseille vous le dit ; ce sera un combat à mort; mais 
venez, quand il en sera temps, mourir avec nous: c'est 
sur le berceau de la liberté qu'il faut que les patrio- 
tes expirent, s'ils ne peuvent la sauver. 

Le peuple de Paris, oui le peuple, et non la classe 
aristocratique et le bourgeois, le peuple de Paris 
vient de donner à la France un grand exemple. Le roi, 
à l'instigation du sieur la Fayette, a renvoyé ses mi- 
nistres patriotes; il a paralysé du veto le décret du 
camp de vingt mille hommes et celui sur la déporta- 
tion des prêtres. Eh bien ! le peuple s'est levé et lui 
a signifié son vœu souverain de la réintégration des 
anciens ministres et de la levée de ces deux veto as- 
sassins. Il est essentiel de faire connaître les détails 
de cette journée mémorable. 

Les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau avaient 
annoncé plusieurs jours d'avance une réunion consi- 
dérable de bons citoyens pour aller, le 20 juin, anni- 
versaire du serment du Jeu de Paume, le renouveler 
au sein même du corps législatif, et de là, au château 
des Tuileries, présenter à Louis XVI une pétition qui 
l'engageât à sanctionner le décret contre les prêtres 
et celui du campement. Tous ces braves gens, la plu- 















298 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

part sans-culottes, si l'on veut, parce qu'ils n'ont pas 
de honteuses nudités à cacher ', avaient prévenu la mu- 
nicipalité de leurs résolutions ; et celle-ci, aussi loyale 
qu'eux, était passée à l'ordre du jour, toutefois en 
se proposant d'en référer au département, ce qu'elle 
fit. 

La veille de cette espèce de fête populaire, le direc- 
toire, qui craint toujours le peuple parce qu'il n'en 
est pas aimé, porta ses inquiétudes à l'Assemblée na- 
tionale, qui passa aussi à l'ordre du jour. Le direc- 
toire revint à la charge le lendemain, au moment 
même du rassemblement ; mais Rœderer en personnp 
n'eut pas plus de succès que l'arrêté de la veille, et le 
sanctuaire des lois ne se ferma point aux nombreux 
pétitionnaires, qu'un autre arrêté bien plus sage de 
la maison commune justifiait, en leur adjoignant 
tous les citoyens sous les ordres du commandant gé- 
néral. 

En conséquence, les faubourgs, réunis sur l'empla- 
cement de la Bastille, partirent en bon ordre sur les 
dix heures, les tables des droits de l'homme à leur 
fête, placées entre plusieurs pièces de canon On rendit 
les mêmes honneurs à l'arbre de la liberté qu'on se 
proposait de dresser dans le jardin des Tuileries, en 
face du château. 

Plusieurs inscriptions qui n'annonçaient point des 
brigands cachant de noirs desseins étaient parsemées 
çà et là dans la longueur du cortège. On y lisait : 

1 Dites parce qu'ils n'avaient rien à perdre et qu'ils croyaient avoir 
tout à gagner. N'est-ce pas dans cette classe ignorante et facile à entraî- 
ner ou plutôt à déchaîner que les ambitieux de tous étages recrutent 
leurs moyens d'action et de bouleversement ? 



PAP. LES HOMMES DL" TEMPS. m 

La nation, la loi. 

Quand la patrie est en danger, 
Tous les sans-culottes sont levés. 

Vive l'Assemblée nationale! 

Avis à Louis XVI. 

Le peuple, las de souffrir, 

Veut la liberté tout entière ou la morl . 

Nous ne voulons que l'union, 

La liberté. 

Vive l'égalité ! 

Libres et «ans-culottes, 
Nous en conservons au moins les lambeaux. 

Peuple, garde nationale, 

Nous ne faisons qu'un, 

Nous ne voulons faire qu'un. 

Arrivée rue Saint-Honoré, la marche, qui grossis- 
sait à chaque pas, élait véritablement imposante cl 
solennelle. Cette foule d'individus de tous les états, 
de tous les costumes, armés, comme ils l'avaient été 
en juillet 1789, de tout ce qui était tombé sous leurs 
mains, marchait dans un désordre qui n'était qu'ap- 
parent. Ce n'était point une cohue, c'était tout le peu- 
ple de la première ville du monde, plein du sentiment 
de la liberté, et pénétré en même temps de respect 
pour la loi qu'il s'est faite. La fraternité louchante et 
l'égalité faisaient seules les honneurs de cette fête, où 
se trouvaient pêle-mêle, et se donnant le bras, les 
gardes nationaux en uniforme et sans uniforme, plus 
de deux cents invalides centenaires, et grand nombre 
de femmes et d'enfants de tout âge, très-peu d'épau- 










."(10 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Jettes, mais des bonnets rouges, tous les charbonniers, 
tous les forts de la halle en bonne contenance. Parmi 
les armes de toutes sortes, dont cette masse d'hommes 
était hérissée, on apercevait des rameaux verts, des 
bouquets de fleurs et des épis de blé. Une joie francbe 
animait ce tableau et passait dans l'âme des regar- 
dants, en sorte qu'à mesure qu'on avançait le ras- 
semblement devenait immense. 

Et c'est ainsi qu'on arriva entre une heure et deux 
dans la cour des Feuillants. L'on fut introduit, sans 
avoir trop attendu, dans la salle de l'Assemblée natio- 
nale, malgré les vociférations du côté du roi, et en 
dépit du sieur Ramond, qui, ce jour-là, ne fit pas 
preuve de son esprit ordinaire, car il opinait pour qu'on 
désarmât toutes ces bonnes gens avant de leur per- 
mettre de défiler. On aurait dû le charger, lui, de 
cette besogne. Désarmer soixante mille hommes du 

14 de juillet! L'adresse dont ils étaient porteurs 

est l'une des plus énergiques qu'on ait encore enten- 
dues. La voici : 

« Législateurs, le peuple français vient aujourd'hui 
vous présenter ses craintes et ses inquiétudes. C'est 
dans votre sein qu'il dépose ses alarmes et qu'il es- 
père enfin trouver le remède à ses maux. Ce jour lui 
rappelle l'époque mémorable du 20 juin au Jeu de 
Paume, où les représentants du peuple se sont réunis 
et ont juré à la face du ciel de ne point abandonner 
notre cause, de mourir pour la défendre. Rappelez- 
vous, messieurs, ce serment sacré, et souffrez que ce 
même peuple affligé, à son tour, vous demande si 
vous l'abandonnerez. 

« Au nom de la nation qui a les yeux fixés sur celte 



PAR LES HOMMES DU TEMl'S. 301 

ville, nous venons vous assurer que le peuple est de- 
bout, est à la hauteur des circonstances, et prêt à se 
servir des grands moyens pour venger la majesté du 
peuple outragé. Ces moyens de rigueur sont justifiés 
par l'article 2 de la déclaration des droits de l'homme : 
résistance à V oppression. Quel malheur cependant 
pour des hommes libres qui vous ont transmis tous 
leurs pouvoirs de se voir réduits à la cruelle néces- 
sité de tremper leurs mains dans le sang des conspi- 
rateurs! Il n'est plus temps de le dissimuler, la trame 
est découverte, l'heure est arrivée; le sang coulera, 
ou l'arbre de la liberté que nous allons planter fleu- 
rira en paix. 

«Législateurs, que ce langage ne vous étonne pas. 
Nous ne sommes d'aucun parti ; nous n'en voulons 
adopter d'autre que celui qui sera d'accord avec la 
constitution. Les ennemis de la patrie s'imagineraienl- 
ils que les hommes du 14 juillet sont endormis? S'ils 
leur avaient paru l'être, leur réveil est terrible. Ils 
n'ont rien perdu de leur énergie. L'immortelle dé- 
claration des droits de l'homme est trop profondé- 
ment gravée dans leurs cœurs. Ce bien précieux, ce 
bien de toutes les nations sera défendu par eux, et 
rien ne sera capable de le leur ravir. 

« Il est temps, messieurs, de mettre à exécution 
cet article 2 des droits de l'homme. Imitez les Cicéron 
et les Démosthène, et dévoilez en plein Sénat les per- 
fides machinations des Catilina. Vous avez des hommes 
animés du feu sacré du patriotisme; qu'ils parlent, et 
nous agirons. C'est en vous, messieurs, que réside 
aujourd'hui le salut public. Nous avons toujours cru 
que notre union faisait notre force. L'union, le conçoit 






■ 




W2 LA RÉVOLUTION RjACONTÉE ET JUGÉE 

général devraient régner plus essentiellement chez 
vous. Nous avons toujours cru que lorsqu'on discutait 
les intérêts de l'Etal, on ne devait envisager que lui 
et que le législateur devait avoir un cœur inaccessible 
a tout intérêt particulier. L'image de la patrie étant la 
seule divinité qu'il lui soit permis d'adorer, cette di- 
vinité si chère à tous les Français trouverait-t-elle 
jusque dans son temple des réfractaires à son culte ? 
En existerait-il? Qu'ils se nomment, les amis du pou- 
voir arbitraire, qu'ils se fassent connaître! le peuple 
le véritable souverain est là pour les juger. Leur place 
n est point ici; qu'ils purgent la terre de la liberté 
qu ils aillent à Goblentz rejoindre les émigrés' Près 
d'eux leurs cœurs s'épanouiront; là ils distilleront 
leurs venins; ils machineront sans regrets, ils conspi- 
reront contre leur patrie qui ne tremblera jamais 

« C'est ainsi que parlait Cicéron dans le sénat de 
Home, lorsqu'il pressait le traître Catilina d'aller 
joindre le camp des traîtres à la patrie. Faites donc 
exécuter la Constitution, la volonté du peuple qui vous 
soutient, qui périra pour vous défendre; réunissez- 
vous, agissez, il en est temps. Oui, il est temps, légis- 
lateurs, que le peuple français se montre digne °du 
caractère qu'il a pris. 11 a abattu les préjugés; il en- 
tend rester libre, se délivrer des tyrans ligués contre 
lui. Les tyrans, vous les connaissez; ne mollissez point 
davantage, tandis qu'un simple parlement foudroyait 
la volonté des despotes. Le pouvoir exécutif n'est point 
d accord avec vous; nous n'en voulons d'autres preu- 
ves que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc 
ainsi que le bonheur d'un peuple libre dépendra de 
'a volonté, du caprice d'un roi ! Mais ce roi doit-il 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 305 

avoir d'autre volonlé que celle de la loi ! Le peuple le 
veut ainsi, et sa tête vaut bien celle des despotes 
couronnés. Cette tête est l'arbre généalogique de la 
nation, et, devant ce chêne robuste, le faible roseau 
doit plier. 

« Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de 
nos armées. Nous demandons que vous en pénétriez 
la cause. Si elle dérive du pouvoir exécutif, qu'il soit 
anéanti. Le sang des patrioles ne doit point couler 
pour satisfaire l'orgueil et l'ambition du château per- 
fide des Tuileries. Qui peut donc nous arrêter dans 
noire marche? Verrons-nous nos armées périr partiel- 
lement; la cause étant commune, l'action doit être 
générale; et si les premiers défenseurs de la liberté 
eussent ainsi temporisé, siégeriez-vous aujourd'hui 
dans cet auguste aéropage? 

o Réfléchissez-y bien ; rien ne peut vous arrêter, ha 
liberté ne peut être suspendue. Si le pouvoir exécutif 
n'agit point, il ne peut y avoir d'alternative : c'est lui 
qui doit être suspendu. Un seul homme ne doit point 
influencer la volonlé de vingt-cinq millions d'hom- 
mes. Si, par un souvenir, nous le maintenons dans 
son poste, c'est à la condition qu'il le remplira consli- 
lulionnellement. S'il s'en écarte, il n'est plus rien 
pour le peuple français. 

c< Nous nous plaignons enfin des lenteurs de la baute- 
cour nationale. Vous lui avez remis le glaive de la loi, 
qu'altend-elle pour l'appesantir sur la lôle des cou- 
pables? La liste civile aurait-elle encore ici quelque 
inllucnce? Aurait-elle des criminels privilégiés, des 
criminels qu'elle puisse impunément soustraire à la 
vengeance de la loi? l'oicera-l-on le peuple à se repor* 


















ijffir 




■ 
■ 

■ 




504 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ter à l'époque du 14 juillet, à reprendre lui-même ce 
glaive, et à venger d'un seul coup la loi outragée, à 
punir les coupables et les dépositaires pusillanimes de 
cette même loi? Non, messieurs, non ! vous voyez nos 
craintes, nos alarmes, et vous les dissiperez ! 

« Nous avons déposé dans votre sein une grande 
douleur. Nous avons ouvert nos cœurs ulcérés depuis 
longtemps. Nous espérons que le dernier cri que nous 
vous adressons se fera sentir au vôtre. I.e peuple est 
là; il attend dans le silence une réponse digne de sa 
souveraineté. Législateurs, nous demandons la perma- 
nence de nos armes jusqu'à ce que la Constitution soit 
exécutée 1 . » 

Cette pétition n'est pas seulement du faubourg 
Saint-Antoine, mais de toutes les sections de la capi- 
tale et des environs de Paris. 

Après la lecture, Santerre offrit un drapeau au 
nom de toute la dépulation qui sortit au bruit de 
l'air Ça ira, traversa les Tuileries, et se rendit à la 
place du Carrousel; qui ressemblait en ce moment à 
une place de guerre, ainsi que la place Louis XV; 
et l'on remarquera que ces deux camps étaient com- 
posés en partie des signataires de la pétition des 
huit mille. Une double haie de gendarmes à cheval, 
et plusieurs bataillons de gardes nationaux, avec dû 
canon, étaient là pour défendre l'entrée des portes du 
château. On se permit même plusieurs évolutions me- 
naçantes ; il y eut des pourparlers où il fut question 
de résistance ; tout ce malentendu pouvait amener les 

1 Quel langage ! On croit rêver en voyant jusqu'à quel point d'exaltation 
et de démenée peut aller l'ivresse démagogique; et le cœur se soulève 
tour a tour de pitié et d'indignation. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



30.- 



scènes les plus fâcheuses, grâce au déparlement, qui, 
fidèle à son système, osa bien, comme en juin 1 791 , 
invoquer le secours de la loi martiale. Les piques, sui- 
vies de leurs canons, se présentèrent à la principale 
porte de la cour royale : elle était fermée; et dans 
l'intérieur il se passait une autre tactique. Deux cents 
gendarmes à pied, avec une centaine de gardes suisses 
y étaient postés sous les ordres du sieur V..., com- 
mandant général des troupes de ligne du département 
de Paris. Cet homme est tout à la cour; il avait com- 
mencé par faire charger les fusils et par commander 
aux Suisses de faire leur devoir. Pour réponse, la plu- 
part des Suisses jetèrent leurs amorces, et alors le 
commandant les fit retirer. Personne n'entrait dans 
les cours, c'était la consigne, excepté pourtant qu'on 
y reconnut, se promenant, une centaine d'individus de 
la ci-devant nouvelle garde du roi. Ces messieurs 
étaient reconnaissables à leurs cocardes, où se trouvait 
un certain signe de ralliement, et à la poche de leurs 
gilets garnis de pistolets et de poignards; ces messieurs 
allaient et venaient, s'abouchant avec le commandant 
général de la troupe de ligne. Un gendarme, que le 
besoin conduisit aux latrines du château un quart 
d'heure après l'entrée des piques, surprit V... et deux 
ou trois de ces chevaliers du poignard se dire en con- 
fidence : « Notre coup est encore manqué. » 

Et c'est ce qui arrivera toutes les fois que le peuple, 
sans distinction d'habits et d'armes, marchera dans 
un parfait accord. Les gendarmes à cheval, au dehors, 
s'écartèrent pour laisser passer le peuple, qui entra en 
foule avec ses canons, jusqu'à la grille du vestibule 
du château. Il y eut un peu plus de résistance aux 
m. 20 




500 LA RÉVOLUTION' RACONTÉE ET JUGÉE 

portes des premiers appartements; mais la présence 
d'un canon que les sans-culottes y montèrent sur leurs 
épaules, leva tous les obstacles. On donna un coup de 
hache à la porte d'une autre pièce, que Louis XVI fit 
ouvrir lui-même, en criant : Vive la nation! et en 
brandissant son chapeau. Le roi était alors avec des 
prêtres, dont plusieurs habillés de blanc; ils dispa- 
rurent à la première vue du peuple. Il alla ensuite 
Rasseoir sur une banquette haute, dans l'embrasure 
d'une fenêtre donnant sur la grande cour, entouré de 
cinq à six gardes nationaux. Il faudrait ici un Tes- 
nières ou un Callot, pour peindre au naturel ce qui 
se passa. Et en un clin d'œil le salon fut plein de 
peuple armé de piques, de faux, de fourches, de 
croissants, de bâtons garnis de couteaux, de scies, etc. 
Au milieu de tout cet appareil furent placées les ' 
laides des droits de l'homme, face à face du roi, peu 
accoutumé encore à un pareil spectacle. Les citoyens 
se pressaient devant lui : « Sanctionnez les décrets, 
lui criait-on de toutes parts; rappelez les ministres pa- 
triotes; chassez vos prêtres; choisissez entre Coblentzel 
Paris. » Le roi tendait la main aux uns, agitait son cha- 
peau pour satisfaire les autres, mais l'agitation et le 
bruit ne permettaient pas de l'entendre. Ayant aperçu 
un bonnet rouge dans les mains d'un de ceux qui l'en- 
touraient, il le demanda et s'en couvrit. On ne peut 
rendre l'effet que produisit sur tous les spectateurs la 
vue de ce bonnet sur la tête du roi. On ne tardera pas 
sans doute à répandre dans toute l'Europe une cari- 
cature qui représentera Louis XVI, plastronné de son 
crachat, coiffé du bonnet rouge, et buvant à même 
une bouteille, à la santé des sans-culottes, criant : 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. .-,()- 

« Le roi boit ! le roi a bu !... Il a le bonnet de la liberté 
sur la tète ; s'il pouvait l'avoir dans le cœur! » 

C'est alors qu'arrivèrent plusieurs députalions de 
l'Assemblée nationale, qui toutes reçurent à leur pas- 
sage les témoignages les plus marqués du respect et 
delà confiance publics; ils trouvèrent le roi entouré 
comme nous l'avons dit. MM. Isnard et Versniaud 
parlèrent successivement au peuple, en l'engageant à 
se retirer; ils témoignèrent au roi la sollicitude de 
l'Assemblée nationale; à quoi il répondit : « Qu'il 
était au milieu du peuple, et qu'il était tranquille; » 
puis, prenant la main d'un garde national, qu'il mil 
sur son cœur : « Voyez, lui dit-il, s'il palpite et si j'ai 
de la frayeur! » 

M. Pélion arriva ensuite; il harangua aussi le 
peuple, qu'il invita de même à se retirer; Le roi fit 
alors ouvrir ses appartements, et demanda que le 
peuple défilât devant lui; ce qui se fil dans le plus 
grand ordre. A dix heures du soir, il n'y avait plus 
personne dans les Tuileries ni au château, et l'on ne 
voyait pas un seul groupe dans les rues de la capitale. 

Ainsi s'est passée celle journée mémorable que les 
aristocrates et les feuillantins n'onl pas manqué d ap- 
peler une journée de deuil et de désolation, ils affec- 
tent de répandre que la nation a été outragée dans son 
représentant héréditaire, que le chef du pouvoir exé- 
cutif a été insulté, avili ; qu'il a dû craindre pour sa 
vie; ils mettent tout en œuvre pour armer la garde 
nationale contre le peuple; ils lui insinuent que la 
journée du 20 est pour elle un jour de honte, qu'elle 
doit en tirer vengeance, et qu'elle ne peut laver son 
injure que dans le sang. Mais c'est surtout contre le 



I 




308 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

maire de Paris et la municipalité que s'exhale toute 
leur rage ; déjà les feuilles qui se disent constitution- 
nelles traitent le respectable Pétion de brigand, de 
drôle; pour allumer plus vite la guerre civile, déjà on 
répand que le Directoire vient de le suspendre; déjà 
même des hommes en uniforme l'ont insulté dans les 
Tuileries, et ont frappé violemment M. Sergent, offi- 
cier municipal. Mais ils seront trompés dans leur 
coupable espoir, les calomniateurs de la journée 
du 20. Tout le peuple de France, l'Europe entière 
saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puis- 
qu'il est encore plein de vie et de santé, qu'il n'a pas 
même été pressé par ceux qui l'entouraient 1 ; elle saura 
qu'il n'a point été avili ni contraint, puisqu'il n'a 
rien signé ni promis, ayant été pendant deux heures 
à la discrétion de dix mille hommes, venus exprès 
pour lui demander la sanction de deux décrets salu- 
taires. (Et certes on ne dira pas que les sept ou huit 
gardes nationaux qui étaient près du roi en eussent 
imposé au peuple, s'il avait eu dessein de le violenter; 
cette supposition serait par trop absurde.) L'Europe 
entière saura que le complot était formé de mettre 
aux prises les citoyens en uniforme avec les citoyens 
armés de piques, et que, sans la bonne contenance de 
ceux-ci et le bon esprit de la saine partie de la garde 



1 Quelle affirmation absurde ! On n'a pas été en péril parce qu'on en 
est sorti sain et sauf... 11 est impossible de pousser plus loin l'aveugle- 
ment de la folie révolutionnaire. La virile est que malgré toutes les exci- 
tations hostiles des meneurs affamés de pouvoir, le peuple fut saisi de 
respect et d'étonnement eu face de la majesté du roi, de sa résignation 
héroïque et de sa sublime dignité de martyr. Personne n'essayerait aujour- 
d'hui de justifier le '20 juin 170'i. C'est une journée éternellement 
néfaste et mallietireuse, même et surtout pour la liberté. 



IWI! LES HOMMES DU TEMPS. 509 

nationale de service au château, on eût peut-être en- 
crage ce combat, précurseur d'une guerre civile dans 
toute la France, et dernier espoir de nos ennemis. 
Mais reprenons l'ordre des faits 

Lorsque tout le peuple se fut retiré du château, le 
roi fit dresser par un juge de paix procès-verbal du 
dégât qu'il prétendit y avoir été commis, sous pré- 
texte de jouir, ainsi que tout autre citoyen, du béné- 
fice de la loi. Mais la vérité est que ce procès -verbal 
n'est qu'une pierre d'attente. Au surplus, ce dégât a 
été évalué, dit-on, à mille écus. Plût à Dieu que cha- 
que jour, depuis le commencement de son règne, 
Louis XVI et sa famille n'en eussent commis en 
France que pour le double! 

A peine celte grande journée fut-elle connue à Ver- 
sailles, que les citoyens de cette ville, sont accourus 
à Paris offrir leurs bras et leurs armes à leurs frères 
de la capitale. 

« Législateurs, ont-ils dit à la barre de l'Assemblée 
nationale, les quatre-vingt-trois départements vont 
former dans leur sein des légions prèles à voler sous 
les murs de Paris au premier danger de la patrie. Oh ! 
qu'elle serait belle, celte fédération dans laquelle nous 
embrasserions nos frères et nos amis des départe- 
ments ! Qu'elle serait utile à notre cause et formidable 
à nos oppresseurs, celte réunion d'hommes libres et 
courageux, dans les temps où un général, à la tête de 
son armée, ose dicter des lois à l'Assemblée natio- 
nale, etc., etc. » 

Eh bien! qui croirait qu'après cet événement, 
après l'adresse de Marseille, après la descente des ha- 
bitants de Versailles, après le projet de réunion de 







p 




510 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUtiÊE 

lous les habitants de la France, après la volonté gé- 
nérale et constante de voir marcher la Constitution, 
après la promesse de Louis XVI de faire droit aux ré- 
clamations du peuple, qui croirait qu'il a encore une 
fois trahi sa foi, qu'il a eu l'audace d'adresser le len- 
demain la lettre suivante à l'Assemblée nationale? 

« Monsieur le président, l'Assemblée nationale a déjà 
connaissance des événements de la journée d'hier. Paris 
en est sans doute dans la consternation ; la France les 
apprendra avec un étonnement mêlé de douleur. J'ai 
été très-sensible au zèle que l'Assemblée m'a témoi- 
gné dans cette circonstance. Je laisse à sa prudence de 
rechercher les causes de cet événement, le soin d'en 
peser les circonstances et de prendre les mesures né- 
cessaires pour maintenir la Constitution, assurer l'in- 
violabilité et la liberté constitutionnelles du représen- 
tant héréditaire de la nation. 

« Pour moi, rien rte peut m'empècher de faire, en 
tout temps et dans toutes les circonstances, ce qu'exi- 
geront les devoirs que la Constitution que j'ai acceptée 
m'impose et les vrais intérêts de la nation française. 

« Signé : Louis. 
« Contre-signe : Duranthon. » 

C'est-à-dire que rien ne pourra l'empêcher de chas- 
ser les ministres patriotes, de s'entourer de contre-ré- 
volutionnaires, et de frapper du veto tous les décrets 
capables d'assurer la liberté publique. Paris, dit-il, 
est dans la consternation de's événements de la jour- 
née du 20 juin. Oui, Paris est dans la consternation; 
mais c'est de voir que cette journée n'a pas eu l'effet 
que les amis de la liberté s'en étaient promis; et si la 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. IH 

France est frappée d'étonnement et de douleur quand 
elle apprendra les suites de ce grand événement, elle ne 
s'étonnera, elle ne pleurera que sur l'endurcissement 
dans lequel est tombé ce roi dont 1 àme est inaccessi- 
ble aux cris de la raison l , de son intérêt propre, et 
surtout de cette nation généreuse dont il devrait tous 
les jours bénir la clémence, au lieu de l'opprimer, au 
lieu d'écouter les suggestions de prêtres hypocrites el 
séditieux, de l'ex-évêque de Germon t, de l'abbé Len- 
fant, son confesseur, et de quelques autres qui lui 
soufflent sans cesse le venin de la discorde, et fonl 
briller à ses yeux les torches du fanatisme. « Rien ne 
pourra, dit-il le contraindre à signer les décrets con- 
tre les prêtres; plutôt il ira rejoindre à Saint-Denis les 
mânes de ses pères, que de lever son veto. » Enfin on 
le dit résolu à mourir martyr de la royauté et de la 
foi. Tel est le degré de fureur auquel on assure qu'il 
est parvenu. Cet état de choses présage de grands mal- 
heurs. Le roi est soutenu par la Fayette; ce général 
lui dit de persister, et il persistera. L'insurrection du 
peuple a fourni de nouveaux aliments à la haine du 
despote, et déjà la majeure partie de l'Assemblée par- 
tage sa fureur contre-révolutionnaire. L'orateur du 
peuple, à la barre de l'Assemblée nationale, a dit que 
toujours le peuple résisterait à l'oppression , mais si 
cette oppression vierft de ses représentants, si elle esl 
appuyée par un général puissant, par une partie de la 
force publique, alors les Parisiens n'ont plus à espé- 
rer de salut que dans le prompt secours des départe- 

' Parler ainsi ilu meùTeurdrs mi-, c'esl montrer Irop clairement le biil 
vers lequel marche la Révolution. 



-I 






312 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ments; c'est aux départements à finir la Révolution; le 
peuple de la capitale l'a commencée 1 . 

On vient de nous adresser de Brest, aujourd'hui 22, 
une adresse conçue dans le même esprit que celle de 
Marseille et de Versailles. Nous sommes étonnés que 
les secrétaires de l'Assemblée nationale ne lui en aient 
pas encore donné lecture : « Nous sommes debout, 
disent les braves Bretons, et cent cinquante lieues se- 
ront bientôt franchies ; si un décret sanctionné ne 
nous trace pas la route, notre civisme nous gui- 
dera, etc., etc. » 

SIX CENTS VOLUMES IN-FOLIO DE TITRES DE NOBLESSE 

WlULés PLACE VENDOME. 

Mardi dernier, 19 juin, veille du jour à jamais cé- 
lèbre par le serment sublime du Jeu de Paume, tan- 
dis que plusieurs patriotes allaient à Versailles pour 
en célébrer l'anniversaire, le Directoire de Paris, pour 
se conformer au décret du 12 mai, livrait solennelle- 
ment aux flammes les archives de l'ordre du Saint-Es- 
prit, et tous ces vieux parchemins, titres de noblesse 
des gentilshommes français depuis le déluge 2 . Cet au- 
to-da-fé un peu tardif eut lieu place Vendôme, en pré- 
sence du peuple debout et de Louis XIV à cheval. 

Autant les habitants d'Alexandrie eurent de déplai- 
sir en voyant le vainqueur et farouche Omar incendier 
leur bibliothèque savante et précieuse, autant on res- 
sentait de joie, sans éprouver aucun remords, en ré- 

' Appel àlarévollc. 
- Acquis au prix de leur sing versé pour la palrir\ 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 513 

duisant en cendres toutes ces paperasses bizarrement 
coloriées, pour la conservation desquelles les poten- 
tats de l'Europe coalisée s'agitent contre la France 
libre. Ce vieil amas de sottes recherches, ce corps ir- 
réfragable de preuves historico-mensongères 1 , dont 
nos maisons aristocrates étaient si vaines, ces hochets 
du despotisme orgueilleux ont enfin disparu; et à 
l'exécution fut présente l'effigie de ce monarque su- 
perbe et sans entrailles, qui sacrifia constamment, 
pendant un règne beaucoup trop long, à sa chère no- 
blesse, le repos, les trésors et les droits d'une nation 
patiente et débonnaire 2 . 

Ce fut une fête pour les citoyens spectateurs qui ne 
s'y trouvèrent pas en assez grand nombre. La plupart 
crurent avoir remporté un grand avantage sur les émi- 
grés; mais qu'on ne croie'pas que ceux-ci se tien- 
dront pour battus et anéantis. Se comparant modeste- 
ment au phénix qui renaît de ses cendres, ils ne 
seront pas embarrassés, quand il le faudra, de se 
faire dessiner de nouveaux titres tout à fait aussi au- 
thentiques que ceux qui viennent d'être brûlés. Que 
les deux chambres si désirées soient décrétées de- 
main, nous verrions dès après-demain les membres de 
la chambre haute s'intituler ducs et pairs, et en con- 



1 Et pourquoi mensongères? 

2 Autant île mots, autant d'erreurs insignes et de mauvaise foi. 
Louis XIV put sacrifier le repos et la prospérité de la France à trop 
«l'ambition, mais il ne sacrifia rien à la noblesse, et son règne, ou plutô 
son siècle, restera le grand siècle de notre histoire. Quant à Fauto-da-fé 
que l'auteur raconte avec complaisance, il n'est personne qui ne le re- 
garde comme une folie coupable au point de vue historique, et inutil 
au point de vue de la Révolution; ce n'est là cependant que le moindre 
de ses actes de vandalisme. 



kij'i 




31 i LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

séquence placarder sur les panneaux de leurs voilures 
ces mêmes armoiries dont nous venons de faire enfin 
justice. 

Ce directoire qui fait aujourd'hui parade de son ci- 
visme, en affichant l'annonce du brûlement des ar- 
chives, serait le premier à les rétablir; et sans doute 
qu'un sieur Démeunier, ci-devant mauvais copiste 
aux gages des libraires, un sieur Garnier, ci-devant 
procureur en la cour, demanderaient et obtiendraient 
des lettres de noblesse pour aller de pair avec leur 
'ligne président, si, conformément au vœu qu'ils vien- 
nent d'exprimer impertinemment dans leur lettre à 
M. Roland, il n'y avait plus de sociélés populaires, ni 
de presses libres. 

Mais se contentera-t-on de brûler les titres de no- 
blesse? C'est comme si on se contentait d'arracher et 
de mettre en pièces le masque dont se couvrent les 
brigands et les traîtres 1 , sans se mettre en devoir de 
s'assurer de leurs personnes et de leur lier les bras. 
Tandis qu'on brûlait à la place Vendôme, Antoinette 
disait peut-être à son mari : « Qu'ils brûlent même 
votre généalogie s'ils veulent, pourvu qu'ils ne tou- 
chent point à notre liste civile et qu'ils nous laissent 
notre veto. Avec l'une, nous pourrons faire tout le mal 
que nous voudrons; avec l'autre, empêcher tout le 
bien dont ils s'aviseront. » 

On avait proposé au directoire d'élever sur la place 
Vendôme une décoration qui eût représenté un grand 
arbre généalogique, sur chaque branche duquel on 
aurait lu le nom d'une des grandes maisons de France; 



(Jiiols mots ei (pipi langage ! 



PAR LBS HOMMES MI TEMPS. 51 r. 

mais c'eût été faire au public trop de plaisir à la fois. 
Le directoire s'en tint à ce qu'il ne pouvait refuser 
pour obéir à la loi. 

Quand donc fera-t-on à la raison un autre sacrifice 
expiatoire, qui lui sera pour le moins tout aussi 
agréable, c'est-à-dire le brûlement de tous les livres 
qu'enfanta la théologie? Nous demandons grâce pour 
la Bible, à cause du chapitre de Samuel concernant la 
royauté; nous y renvoyons nos lecteurs; il est parfai- 
tement à l'ordre du jour : c'est au chapitre vm, versets 
onzième et suivants 1 . 



BÉTAILS DU 4 AU 11 AOUT 1792. 

JOURNÉE DD 10 AOUT 1192. 

Le décret de mercredi déchargeant la Fayette de 
toute accusation avait indigné. Le lendemain, le corps 
législatif mit le comble au mécontentement général, en 
paraissant vouloir traîner en longueur la question de 
la déchéance du roi, dans une position de choses où il 
n'y avait pas d'instants à perdre, et en ne tenant pas 
d'assemblée le soir. La fermentation croissait de mo- 
ments en moments d'une manière effrayante. Le pre- 
mier magistrat du peuple avait déclaré lui-même aux 
représentants de la nation qu'il ne pouvait répondre 
de la tranquillité de la ville que jusqu'à minuit. D'ail- 

< On ne pourrait pas croire aujourd'hui, si on no les lisait dans dos 
documents authentiques, tous ces détails repoussants, toutes ces exci- 
cations insolentes et impies contre tout ce qui mérite le respect et l'ad- 
miration des siècles. 

Pauvre reine, si botme et si généreuse, quels sentiments lui pre- 

1 ait-on ! 









516 LA RÉVOLUTION Il ACCOTÉE ET JUGÉE 

leurs personne n'ignorait qu'il y avait un projet de 
sonner le tocsin à cette heure-là, et de se porter sur le 
château des Tuileries; qu'une proclamation insidieuse, 
d'une part, et de nouvelles précautions hostiles de 
l'autre, rendaient suspect plus que jamais, car le 
procès-verbal de l'état intérieur de ce palais n'avait 
point rassuré; seulement la municipalité avait fait 
son devoir en le publiant, sans répondre de rien ; 
mais on savait que la cour n'avait ouvert toutes ses 
portes à la perquisition de ces magistrats que pour 
mieux cacher son départ, et c'est ce départ que le 
peuple voulut déjouer vendredi. On trouva le château 
plein de malles, toutes prêtes pour un voyage. 

A minuit, le tocsin et la générale se firent entendre 
sur plusieurs sections à la fois, principalement dans 
les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau les 
Bretons et les Marseillais, les premiers levés, ne furent 
pas longtemps les seuls. Beaucoup de citoyens couru- 
rent à leurs armes et à différents corps de gardes- 
plusieurs pelotons se rendirent sur la place" de la 
maison commune, où le conseil général était assem- 
ble. Petion n'y était pas; Louis l'avait mandé a,, 
château pour prendre, dit-on, avec lui des mesures 
de sûreté ; mais il n'en revenait point, et son absence 
causait les plus vives inquiétudes que les officiers mu- 
nicipaux ne purent calmer. Plusieurs groupes se dé- 
tachèrent pour se rendre à l'Assemblée nationale où 
déjà siégeaient plusieurs membres réveillés au bruit 
du tocsin; on envoya chez les autres. M. Pétion ne 
sortant point du château, et le nombre requis pour 
ouvrir la séance étant complet, les tribunes deman- 
dèrent et obtinrent un décret pour obliger le château 



ÀR LES- HOMMES 1)1 TEMPS. 



317 



à relâcher sa proie. Le maire parut enfin à la barre, 
on le rappela à la commune. Les rues étaient encore 
calmes et presque désertes, à l'exception de plusieurs 
sortes de patrouilles de baïonnettes et de piques réu- 
nies. Une fausse patrouille, de plus de trente hommes, 
commandée par Carie, fut reconnue et enveloppée; 
huit soldats et leur chef furent aussitôt sabrés, el 
leurs tètes, dès le matin, promenées au bout d'une 
pique; leurs cadavres gisaient encore le lendemain 
dans la place Vendôme, lieu de l'exécution. 

Une autre fausse patrouille, forte de deux à trois 
cents hommes avec du canon, rôda toute la nuit aux 
environs du Théâtre-Français; elle devait se join- 
dre à un détachement du bataillon d'Henri IV, au 
Pont-Neuf, pour aller égorger Pétion et les Mar- 
seillais, campés sur le pont Saint-Michel. Les assem- 
blées de section en activité arrêtèrent que le maire de 
Paris serait consigné dans la salle du conseil, a ver 
une garde d'honneur de quatre cents citoyens qui ré- 
pondraient de la liberté el des jours de ce digne ma- 
gistrat. Elles ne s'en liment pas là. Mandat, com- 
mandant général de la garde nationale, avait outragé 
d'une manière odieuse M. Pétion, en descendant du 
château des Tuileries pour passer au Corps législatif. 
Il fut arrêté et sur-le-champ mis en prison. Les sec- 
lions administrèrent provisoirement la commune par 
des commissaires, lui nommèrent Santerre pour suc- 
cesseur provisoire, et procédèrent à la réorganisation 
de l'état-major. Il faut dire (pie l'ancien corps muni- 
cipal et la commune, à l'exception du maire, de 
Manuel el de son collègue, venaient d'être renouvelés 
comme par acclamation. 







318 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Pendant qu'on prenait ces mesures, les citoyens en 
armes, de toules sortes, accouraient de toutes parts, 
par petits détachements qui se mirent en marche dé 
divers côtés, ensemble et en bon ordre, car ils étaient 
sans leurs chefs. L'insurrection devenait universelle; 
les bataillons se formaient, les canons à leur tête! 
Celui de Henri IV parut vouloir se séparer de la cause 
commune, et alla jusqu'à pointer une partie de son 
artillerie sur la rue Dauphine et du côté des Mar- 
seillais; on y prit garde à peine, de plus grands in- 
térêts occupaient les esprits. Déjà la place du Car- 
rousel se remplissait. Les Marseillais y étaient arrivés 
des premiers, par la rue Saint-Honoré où l'on tira sur 
eux, de plusieurs fenêtres, des coups de fusil dont ils 
ne daignèrent pas s'apercevoir. 

La cour crut ne devoir pas attendre que le ras- 
semblement fût complet et sous ses yeux. Louis XVI 
que nous n'appellerons plus le roi des Français, né 
s'était point couché. Le soir de la veille, on avait 
remarqué quantité de voitures dans la cour du châ- 
teau. Toute la nuit s'était passée à combiner appa- 
remment un plan de défense ou plutôt de retraite. 
On avait tenu Pétion le plus qu'on avait pu hors 
de son poste, tant on craignait l'influence d'un seul 
homme sur l'universalité des citoyens ! Des grena- 
diers et des chasseurs avaient été commandés pour 
garder le château. Ceux-ci toute la nuit firent l'exer- 
cice et la manœuvre en grommelant entre leurs dents ; 

qu'ils viennent les b , nous les attendons pour les 

bien recevoir; ils parlaient des sans-culottes et des 
Marseillais, joints aux Bretons. Les grenadiers, plus 
prudents, attendaient la pointe du jour pour s'évader, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 5*9 

craignant de se trouver entre deux feux, c'est-à-dire 
entre les chevaliers du poignard el les sans-culottes. 
Les ci-devant envoyaient à chaque instant des émis- 
saires dans les faubourgs pour en connaître le degré 
de température. Dès les six heures du matin, Louis \V1 
descendit dans la cour des Princes pour haranguer les 
grenadiers qui le portèrent en triomphe jusque dans 
son appartement, en criant Vive le roi /mais à huil 
heures ils désertèrent leur poste, à l'arrivée des fau- 
bourgs. Les canonniers passèrent avec leurs canons 
du côté des patriotes. On distribua un certain nombre 
d'écus de six livres tout neufs et force bouteilles 
d'excellent vin aux Suisses dont on était à peu près 
sûr, et dont la garde était triplée. Louis XVI les passa 
lui-même en revue, et leur trouva bonne contenance. 
Mais la journée du 20 juin qui n'était pas effacée du 
souvenir de la cour, la détermina à ne pas attendre 
l'arrivée du peuple. Louis, sa femme, leurs en- 
fants, Elisabeth, sans oublier la Lamballe, prirent 
à travers le jardin des Tuileries, encore fermé à ce 
moment, le chemin de l'Assemblée, escortés de la 
o-arde nationale et de tous les Suisses, criant tous : 
Vive le liai! Quand ils eurent déposé leurs maître et 
maîtresse au sein du Corps législatif, les Suisses se 
rendirent à leurs postes. Mais plusieurs volontaires 
nationaux, à l'exception des grenadiers, ne restèrent 
pas longtemps au leur, indignés d'un petit incident 
qu'il faut bien se garder de passer sous silence; il est 
trop important et prouve sans réplique que la cour 
avait de son côté un grand dessein et voulait, pour 
ainsi dire, risquer le tout pour le tout. Avant l'arri- 
vée des Marseillais et des faubourgs au Carrousel, un 



I 












if ; 



320 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

groupe assez nombreux de citoyens s'était présenté 
paisiblement à la porte de la Cour des Princes, dé- 
fendue en dedans par une barrière posée la veille. 
Des Suisses demandèrent ce qu'on voulait : — «Nous 
voulons entrer. — Vous ne pouvez entrer, répli- 
quèrent-ils, que vous ne promettiez de crier Vive le 
roi! nous vous donnerons même des sabres». Ce fait 
atroce jette un grand jour sur la journée du 10 août '. 
Cependant, le tocsin qui se faisait toujours entendre, 
les têtes coupées qu'on promenait, la marcbe de tout 
Paris debout et armé, la présence de Louis XVI, ve- 
nant se mettre, pour ainsi dire, à la merci du Corps 
législatif, la contenance fière des tribunes, toutes ces 
circonstances en imposèrent tellement à l'Assemblée 
nationale qu'elle se hâta de décréter sur un rapport de 
M. Vergniaud, la suspension de Louis XVI. Un bruit se 
répandit sur la terrasse des Feuillants, couverte de 
monde, que la déchéance venait d'être décrétée par 
acclamation. Il n'en était rien : Louis XVI n'était que 
suspendu; il assista, pour ainsi dire, à la délibération 
de ce décret, qui ne fut pas longue, placé avec sa 
famille dans la loge des tachygraphes où on le fit aller, 
ne pouvant rester à la barre, encore moins à côté du 
président. Il y avait débuté par une grande calomnie 
qui ne fut point relevée : Je suis venu ici pour éviter 
un grand crime! Le saint homme de roi! mais le 

* L'auteur vient de dire, dix lignes plus haut, que la famille royale s'é- 
tait réfugiée d'elle-même et avant toute collision, au sein de l'Assem- 
blée. Ici, il suppose un complot tramé par les augustes victimes pour 
faue répandre le sang. Il ne pouvait mieux justifier le roi et se con- 
damner lui-même, ainsi que tous ceux qui, après lui, ont cherché à laver 
leurs mains de la tache de sang de la Révolution, plus ineffaçable que 
celle de Macbeth. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 321 

peuple avait la bonhomie de ne vouloir que sa dé- 
chéance. Plusieurs coups de canon qui se firent en- 
tendre en ce moment complétèrent l'illusion où était 
la terrasse des Feuillants. Il y eut un battement de 
mains universel; c'est, dit-on, en réjouissance du 
décret qui vient d'être rendu. 

La vue d'un blessé fit bientôt cesser l'erreur, « Nous 
sommes trahis ! Aux armes! aux armes! Les Suisses 
tirent sur les citoyens; ils ont déjà couché par terre 
cent Marseillais ! » 

Et cela n'était que trop exact. Vers les dix heure* 
et demie, tout Paris se trouvait, pour ainsi dire, ras- 
semblé dans le Carrousel et les lieux adjacents, les Mar- 
seillais en tète. Ceux-ci demandent qu'on ouvre les 
portes de la cour des Princes. Les portes s'ouvrent 
sans difficulté; ils entrent et s'avancent huit de front; 
ils sont accueillis, fêtés par les Suisses, rangés en 
haie sur plusieurs lignes; ils en reçoivent même des 
cartouches en signe d'amitié; ils avancent encore, sui- 
vis du bataillon des Cordeliers. Arrivés à dix pas du 
château, un feu roulant part de droite et de gauche à 
la fois, et même à travers les croisées du château, 
suivi d'une décharge de canons chargés à mitraille et 
démasqués. Près de deux cents hommes tombent à 
cette décharge inopinée et perfide; leurs camarades 
se replient en bon ordre et rebroussent chemin sans se 
débander, soutenus par les Bretons. Le feu ne cessait 
point, ils y furent exposés presque seuls, et pendant 
près d'une heure, attendu que les bataillons parisiens, 
mal approvisionnés de munitions, avaient à peine de 
la poudre et trois coups à tirer. Les Suisses ne ces- 
saient de fusiller du dedans de leurs casernes, où ils 









3'2-2 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

se cachaient après le coup, pour recharger leurs fu- 
sils tout à l'aise, fort peu incommodés par les volon- 
taires. On tirait en môme temps sur le peuple de 
chaque fenêtre du pavillon de Flore et de la grande 
galerie le long du quai. Plusieurs citoyens, surtout 
des femmes etdes enfants, n'évitèrent les halles qu'en 
se précipitant par-dessus les parapets dans la rivière. 
On tirait en même temps et du côté du jardin et du 
côté de la Ville, on tirait et des combles et des soupi- 
raux. Il paraît que le mot était donné au château de 
faire une seconde journée de la Saint-Barthélémy; 
mais le 1 août 1 792 était encore plus affreux que le 
24 août 1572, et Louis XVI bien autrement criminel 
que Charles IX 1 . Celui-ci du moins, qui, sur un balcon 
du Louvre, une arquebuse en main, canardait les 
protestants, s'exposait à la représaille; maisLouisXVI, 
le matin, fait boire les Suisses, leur distribue de l'ar- 
gent, les passe en revue, et après leur avoir donné, 
ainsi qu'à ses chevaliers du poignard, le mot d'ordre 
d'assassiner bravement le peuple à travers les croisées 
de son palais, il va se cacher au sein du corps légis- 
latif, et demande un asile aux représentants de cette 
même nation dont il vient de commander le meurtre. 
Enlîn les Marseillais et les Bretons ne sont plus seuls 
à soutenir l'artillerie cachée des Suisses. La cavalerie 
de la gendarmerie nationale, qui a eu tant de pari à 

1 C'est une calomnie très-accréditée que celle qui représente Charles !\ 
tirant surles protestants, mais cen'en est pas moins une calomnie. Aucun 
témoignage oculaire ne certifie le fait ; beaucoup le démentent implici- 
tement; la fenêtre même que Ton s'obstine à montrer comme étant 
colle où le roi aurait commis cet acte barbare, n'existait pas, et n'a été 
ouverte que longtemps après. Contradiction et calomnie, telle est l'his- 
toiro faite par la Révolution. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 5'23 

la gloire de celle journée, qui, sans elle, eût été plus 
sanglante pour les patriotes, accourt sans hésiter un 
moment, fond sur les casernes avec impétuosité, et y 
met le feu. Quarante chevaux et vingt-cinq cavaliers 
restèrent sur la place. Un trompette de douze ans a 
son cheval tué sous lui ; son sang-froid ne l'abandonne 
pas : il coupe la sangle, prend son porte-manteau, et 
va se placer dans les rangs de l'infanlerie. Nous re- 
grettons de ne pouvoir donner le nom de ce brave en- 
fant. Les piques ne le cédèrent point aux gendarmes 
pour le courage; elles bravèrent l'artillerie et furent 
très-utiles, mêlées aux baïonnettes. 

Cependant les Suisses, chassés de leur caserne par 
le feu, fuient vers le château. Les troupes marseil- 
laises, bretonnes et parisiennes tiraient dessus à me- 
sure qu'ils sortaient. Parmi eux, qui voudra le croire, 
il se trouva beaucoup de gardes nationaux en uni- 
forme; ces traîtres à la patrie eurent tous leur salaire. 
La confusion donna d'abord lieu à quelques méprises 
malheureuses. Les Suisses avaient du canon, mais le 
nôtre, parfaitement servi par les Marseillais, balaya 
beaucoup d'ennemis. Le carnage devint horrible dans 
l'intérieur du château, où les lâches qui avaient pu 
s'y rendre se joignirent aux valets de la cour, tous ar- 
més aussi, et disposés à soutenir un combat qu'ils ne 
croyaient pas devoir devenir aussi sérieux. Le vesti- 
bule, le grand escalier, la chapelle, toutes les anti- 
chambres, tous les corridors, la salle du trône, celle 
du conseil, inondés à la fois de tout le peuple, furent 
teints du sang des Suisses et des domestiques du prince, 
et jonchés de leurs cadavres. La couleur de l'habit et 
la livrée servirent à les faire reconnaître. Coupables 



*jfc 













' 




, 




324 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de la plus insigne trahison, ils furent traités sans pi- 
tié; la justice du peuple 1 se montra dans toute son 
horreur ; on pénétra partout pour découvrir les traî- 
tres. Un abbé, précepteur du fils de Louis XVI, en 
avait recelé huit dans son appartement, au fond d'une 
grande armoire dont il tenait encore les clefs quand 
on vint faire perquisition chez lui; son air embar- 
rassé le décela ; il fut immolé, lui et ceux qu'il voulail 
soustraire à la vindicte publique. L'abbé Bouillon ne 
put s'y soustraire, non plus que Clermont-Tonnerre, 
qui fut atteint rue de Sèvres-Saint-Germain. Le bel 
esprit des aristocrates, Suleau , vêtu en grenadier 
national, fut reconnu et mis à mort, comme il rôdait 
autour du château. Il s'était vanté la veille que le roi 
pouvait compter sur dix mille hommes, capables de 
mettre en déroute tous les Parisiens ensemble. 

Des traits de générosité seraient perdus pour les 
âmes damnées de la cour, il ne leur faut que des 
exemples de terreur; le peuple leur en donna : il ne 
lit grâce à aucun des habitués du château. Les Suisses 
et autres, cachés dans les combles, furent précipités 
en bas; d'autres furent atteints dans les latrines, d'au- 
tres dans les cuisines, où l'on frappa de mort depuis 
les chefs d'office jusqu'au dernier marmiton, tous 
complices de leur maître et devenus étrangers à la 
nation. On chercha jusque dans les caves, où l'on 
trouva plusieurs milliers de torches apparemment dé- 
posées là pour incendier Paris au signal du jnoderne 
Néron. On ne se borna point au château, les fuyards 
habillés de rouge furent poursuivis dans fout le jar- 



* (Jnollc jnslicr, grand IHeu ' 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 335 

din et jusque dans les Champs-Elysées, sur la ter- 
rasse du palais, celle du côté de l'eau, dans le bois, 
dans les bassins, dans le jardin du petit prince, on en 
tua partout ; on porta la fureur jusqu'à égorger les 
Suisses de portes dans leurs loges, ils devaient parta- 
ger le sort de leurs camarades, puisqu'ils étaient d'in- 
telligence avec eux. L'empressement des portiers du 
Carrousel à ouvrir au peuple était un piège digne du 
dernier supplice 1 . 

Soixante Suisses furent jugés prévôtalement et exé- 
cutés sur la place de la maison commune. On se porta 
chez d'Affry, rue des Saints-Pères; mais ce courtisan 
suisse se déroba aux recherches par les derrières de 
son hôtel, et passa dans le dépôt provisoire des monu- 
ments de Paris, rue des Petits-Augustins ; là il fut 
confié à une forte phalange de gardes nationaux, qui 
eurent beaucoup de peine à le conduire sain et sauf à 
la prison de l'Abbaye, où il est enfermé. Sans doute 
que justice lui sera faite; il ne faut pas perdre de vue 
ce vieillard sanguinaire. 

Quittons un moment le château pour nous arrêter 
au jardin de l'Infante, que le bataillon de Saint-Ger- 
main-1'Auxerrois escalada avec intrépidité. Jamais on 
ne montra plus d'ardeur dans un assaut. Les amis du 
roi, placés dans cette partie du Louvre où le ministre 
de la guerre tient ses bureaux, tiraient sur le peuple. 
Ces bêtes féroces en habit noir s'étaient postées là 
pour faire diversion. Au haut des Champs-Elysées, les 
Suisses de Courbevoie parurent; on leur signifia un 

'Horreur' horreur ! 

Voilà, suivant fauteur, la justice du peuple. Il est odieux de con- 
fondre le peuple avec des scélérats et des monstres sans entrailles. 




I 











526 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ordre du roi de rendre leurs armes; ils obéirent et 
s'en retournèrent. Us purent voir quelques corps de 
leurs camarades étendus sans vie. Un ci-devant, 
monté sur un cheval blanc, ne put défendre la sienne! 
Le peuple, en voyant le cavalier et sa monture cou- 
chés par terre, disait : « 11 nous manque encore un 
autre cheval blanc. Mais sans doute que les commis- 
saires envoyés par le corps législatif pour inspec- 
ter nos quatre armées, amenderont le décret du 
8 août 1 .» 

Le peuple se partagea la dépouille des morts, non 
pas pour s'en revêtir; les sans-culottes ne voulurent 
avoir qu'un lambeau à montrer, signe de leur vic- 
toire sur les valets armés du prince. Us manifestèrent 
la même modération ou plutôt la même générosité 
quant aux effets précieux dont le château était rem- 
pli. On vit des citoyens à peine vêtus porter sans les 
ouvrir, à l'Assemblée nationale, des bourses pleines 
de jetons d'or et d'argent, les pierreries de la reine, 
l'argenterie delà chapelle et de la table, un chapeau 
plein de louis, beaucoup d'assignats, des lettres, entre 
autres une de la Fayette qui n'est point à sa décharge; 
d'autres citoyens s'emparèrent du trésor des Suisses* 
et allèrent en triomphe le déposer sur le bureau de 
l'Assemblée, tandis que les officiers qui émigrent em- 
portent avec eux la caisse de leur régiment. 

Beaucoup de meubles furent brisés, presque toutes 

1 Cet exécrable langage donne une juste idée de cette Révolution san- 
gumaire ! On en oublie trop facilement les horreurs; aussi n'esW] pas 
sans mterêt comme sans utilité de les rappeler. A travers toutes ces or- 
gies sangmnau-cs, le vrai peuple ne fut pas plus épargné que les nobles 
et les prêtres. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 527 

les glaces volèrent en éclats. Le vin trouvé chez les 
Suisses ne fut point épargné, mais les moindres lar- 
cins furent aussitôt punis qu'aperçus. Un filou perdit 
la vie dans le château même, assommé par ceux qui 
le prirent sur le fait. Cent autres voleurs reçurent le 
même châtiment dans le reste de la journée, pendant 
la nuit el le lendemain. 

Nous avertissons les bourgeois qui fermèrent si 
exactement leurs magasins sur le passage des sans- 
culottes, armés pour la cause commune, d'être à l'a- 
venir plus circonspects dans leurs propos; nous les 
prévenons que des sans-culottes les ont entendus dire 
dans plusieurs rues : « Tous ces gens armés qui onl 
fait le siège du château des Tuileries n'ont rien à 
perdre ; que risquent-ils? » Celle horrible ingratitude 
a été sentie par eux. Bourgeois couards, respectez, 
honorez mieux les hommes à qui vous devez la tran- 
quillité où vous êtes, et ne les portez pas à pousser 
plus loin leurs réflexions à votre égard. 

Le corps politique partagea les mêmes préventions 
contre le peuple dans un placard où il lui recom- 
manda le respect pour les propriétés, he peuple 
n'avait pas besoin de cette injonction humilianle; s'il 
commit quelques dégâts au château des Tuileries et 
dans les bâtiments qui en dépendent, il ne s'y permit 
point de bassesses. 

Quel lableau offrait Paris, et surtout le lieu de la 
scène, vers le soir de la journée du 10 août, qui effa- 
cera peut-être le 14 juillet. Tous les travaux interrom- 
pus, le commerce suspendu , les ateliers déserts comme 
dans un jour de fêle. Au milieu d'un désordre appa- 
rent, l'harmonie) la fraternité, un mélange de sensi- 









# 

328 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bilité et de vengeance, de générosité et de barbarie, 
toutes les rues hérissées d'armes sans être affligées 
d'aucun accident; mais le citoyen douloureusement 
affecté parla rencontre, hélas! trop fréquente, de pa- 
triotes mourants ou de blessés qu'on ramenait chez 
eux portés par leurs camarades, et mouillés des lar- 
mes de leur famille. Tous les regards, tous les pas 
dirigés sur le château des Tuileries, qu'indiquaient 
assez de loin des torrents de fumée. Le Carrousel était 
comme une vaste fournaise ardente. Pour entrer au 
château il fallait traverser deux corps de logis incen- 
diés dans toute leur longueur; on ne pouvait y péné- 
trer sans passer sur une poutre enflammée, ou sans 
marcher sur un cadavre encore chaud. Dans la cour 
des Princes autre image; la façade du palais criblée de 
haut en bas par les canons nationaux... et encore des 
cadavres. Mais le vestibule, mais l'escalier et la cha- 
pelle, et tout le reste des appartements, rien n'était 
plus hideux, plus horrible. Les murailles teintes de 
sang, couvertes de lambeaux, de membres d'hommes, 
de tronçons d'armes, et, parmi des morceaux d'étoffes 
légères, un pan du manteau royal, de velours fleur- 
delisé d'or, distribué à qui voulait s'en essuyer les 
mains; des débris de meubles, des tessons des bou- 
teilles distribuées aux bourreaux soldés du despote, 
et partout des cadavres. La porte du château donnant 
sur la terrasse obstruée par des monceaux d'autres 
cadavres presque nus, et mordant encore la poussière, 
leurs doigs crispés de rage d'avoir succombé sous le 
fer du peuple 1 . Toutes les allées de ce beau jardin, 



Dites plutôt sous le fer des scélérats, et ne calomniez pas le peuple. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 32'J 

l'admiration des étrangers, l'orgueil de la nature et 
de l'art, jonchées de même; des cadavres au pied des 
arbres, au bas des statues de marbre, et recouverts 
par l'herbe et les fleurs du parterre. Au pont Tournant, 
comme pour donner la dernière touche à cette image 
effroyable, la caserne de bois des Suisses brûlant 
tout à la fois, et sa flamme sinistre éclairanl cinq ou 
six voitures qu'on chargeait de morts sur la place 
Louis XV 1 . 

Le lendemain se ressentit de la veille, et ce qu'on y 
fit en porta les mêmes caractères, mais ils furent 
moins sanglants. Le peuple se porta aux prisons de 
l'Abbaye pour joindre d'Affry à ses soldats immolés. 
Une centaine de Suisses, réfugiés au bâtiment des 
Feuillants, auprès de leur roi, se présentèrent à la 
barre pour obtenir la protection du Corps législatif; 
une cour martiale doit les juger; il faut leur accor- 
der la grâce de leur vie, s'ils peuvent prouver que 
c'est Louis ou un ordre émané de sa bouche qui les 
autorisa à tirer sur les citoyens ; en attendant, ils ont 
été transférés avec assez de peine au palais Bourbon . 

Le peuple continua la poursuite et le châtiment des 
brigands ; belle réponse à ses calomniateurs qui l'ac- 
cusent de no pas respecter toujours les propriétés ; 
mais sa trop juste fureur contre les soldats rouges n'est 
pas encore ralentie; partout où il en trouve, même 
dans les églises, il les sabre impitoyablement. 

• L'indignation contre les auteurs de tant d'horreurs infâmes ne peut 
être exprimée ; mais elle est égalée par la honte que l'on éprouve à 
voir ces scènes affreuses racontées avec une aussi cynique impudence. 
Hélas ! plus tard, on osa davantage encore, on s'en glorifia, même à la 
tribune. 



I 



H 






5Sfl LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

A Courbevoie, les Suisses revenus de Paris, où ils 
étaient allés pour défendre leurs frères coupables, vou- 
lurent se fortifier dans leurs belles casernes et soutenir 
un siège. Le peuple, à qui rien ne résiste, mit le feu à 
ces belles casernes. 

Les Parisiens reprennent une mesure qu'ils avaient 
eu tort de ne pas mettre à exécution le 20 juin 1791 . 
Sans respect pour les arts, ils s'empressent aujourd'hui 
d'abattre les statues de leurs anciens despotes. Déjà la 
corde est passée au cou de Louis XV, de Louis XIV, 
de Louis XIII, voire même de Henri IV, qui ne valait 
guère mieux que les autres. Tous ces rois de bronze 
vont être renversés. 

^ A la place de la maison de ville, le buste de la 
Fayette est suspendu à un réverbère, comme pierre 
d'attente. 

Le sentiment de la vengeance ne fait pas oublier au 
peuple ce qu'il doit aux honorables restes des braves 
Marseillais et Bretons; ils reçoivent aujourd'hui samedi 
les honneurs de la sépulture; des larmes vont couler 
sur leurs blessures mortelles et glorieuses. 

Les ministres du roi sont aujourd'hui remplacés 
par ceux que le peuple avait désignés déjà. 

Nous terminerons ce récit rapide par rapporter le 
décret indiqué par la nation depuis plusieurs mois, 
et qui, en nous délivrant d'un despote indigne de 
régner sur un peuple libre, nous reporte à la décla- 
ration des droits de l'homme, en nous invitant à une 
convention 1 . 



1 Comment parler ainsi du meilleur et du plu* Immain des rois? 
En réalité Louis XVI n'eut à se reprocher que sa trop grande lionté, avec 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 531 

« L'Assemblée nationale considérant que les mé- 
fiances contre le pouvoir exécutif sont la source de 
tous nos maux, que ces méfiances ont provoqué de 
toutes les parties du royaume le vœu de révoquer l'au- 
torité donnée à Louis XYI par la Constitution. 

« Que le seul moyen de concilier ce qu'elle doit au 
salut du peuple et à son serment de ne pas agrandir 
son autorité, est de se reporter à l'autorité souveraine 
de la nation, décrète ce qui suit : 

« Art. I er . Le peuple français est invité à former une 
Convention nationale. Le comité proposera demain un 
projet pour indiquer le modèle et l'époque de cette 
convention . 

« Art. 2. Le pouvoir exécutif est provisoirement 
suspendu de ses fonctions, jusqu'au moment où la 
Convention nationale aura décrété les mesures néces- 
saires pour maintenir l'indépendance nationale. Par 
amendement adopté, la liste civile est suspendue, et le 
comité indiquera la somme que doit fixer le Corps lé- 
gislatif pour la subsistance du roi et de sa famille. 

« Art. 5. Les six ministres actuellement en activité 
exerceront le pouvoir exécutif; la commission extra- 
ordinaire présentera dans le jour un projet d'organi- 
sation du ministère. 

« Art. 4. La commission extraordinaire présentera 
un projet de décret pour la nomination du gouver- 
neur du prince royal. 

« Art. 5. Le roi et la famille royale demeureront 
dans l'enceinte du Corps législatif; le département 



un peu do faiblesse dans ses ;:ctes ; mais toujours il se montra ferme, 
calme, en présence du danger qui rc menaçait que lui. 






I;l>' 





332 LA RÉVOLUTION It.VCONTÉE ET JUGÉE 

fera préparer dans le jour un logement au Luxem- 
bourg, pour y recevoir le roi et sa famille. 

« Art. 6. Le roi et sa famille sont placés sous la 
sauvegarde de la loi, et leur garde confiée à la garde 
nationale de Paris. 

«Art. 7. Tous fonctionnaires publics, officiers ou 
soldais, qui quitteront leur poste, seront déclarés in 
fàmes et traîtres envers la patrie. 

«Art. 8. Le département de Paris fera proclamer 
dans le jour le présent décret. 

« Art. 9. Le présent décret sera envoyé dans le jour 
aux quatre-vingt-trois départements par des courriers 
extraordinaires. » 

Les six ministres sont MM. Servant, au départe- 
ment de la guerre; Roland, à celui de l'intérieur; 
Glavières, à celui des contributions; Danton, au dépar- 
tement de la justice; Monge, à celui de la marine, et 
Lebrun, à celui des affaires étrangères. 

La nuit du samedi au dimanche a été assez tran- 
quille; MM. les commissaires des sections de Paris, 
réunis à l'hôtel commun de la ville, pour veiller au 
soin de la patrie en danger, ont suspendu tous les co- 
mités de sections, ainsi que le directoire et le conseil 
du département de Paris, en ce qui concerne la ville 
de Paris. 

On attend le rapport de la motion faite par M. f!a- 
zire de licencier tous les officiers de l'armée, et de 
faire une nouvelle et générale promotion au choix 
des soldats. 

M. Lacroix est, nommé vice-président, et l'Assem- 
blée a décrété en dernière analyse la convocation de 
la Convention nationale au 26 de ce mois. La distinc- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 335 

lion des Français en citoyens actifs et non actifs esl 
supprimée. Tout Français âgé de vingt et un ans, do- 
micilié depuis un an, pourvu qu'il ne soit pas en étal 
de domesticité, sera admis dans les assemblées pri- 
maires et électorales. 

Louis XVI et sa famille étaient encore dimanche 
malin aux Feuillants. 

Quelques gendarmes sont venus déclarer à la barre 
qu'ils avaient reçu l'ordre de tirer sur le peuple l . 



PREUVES DE LA CULPABILITÉ DE LA FAYETTE. SON ABSOLUTION 



L'histoire des fluctuations du corps législatif n'en 
offre peut-être pas de plus bizarre que celle de sa fai- 
blesse au sujet de M. la Fayette. Ce général a d'abord 
écrit une lettre insolente où il menace le corps des 
représentants du peuple, où il se constitue puissance 
intermédiaire entre eux et le premier fonctionnaire 
public; il a ensuite quitté son poste de général d'ar- 
mée pour venir faire une pétition contre tous les prin- 
cipes militaires et constitutionnels, dont il fait sem- 
blant d'être si jaloux ; et l'Assemblée nationale n'a 
pas trouvé dans ces deux attentats de quoi lancer sur 
lui le décret d'accusation; elle a même semblé préju- 
ger que ces deux crimes politiques qu'elle reconnais- 
sait comme tels, n'étaient pas de nature à le motiver, 

' Il est toujours facile de trouver de faux témoins. Le décret ne fut 
pas exécuté en ce qui concernait le roi et sa famille. Nous les retrouve- 
ions bientôt au Temple où ils n'échappèrent, qu'a grand peine, aux mas- 
sacres de septembre qui suivirent le 10 août; la révolution les réservait 
à l'échafaud. 






I 




334 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

puisqu'elle paraissait portée à rendre une loi répres- 
sive contre ceux qui commettraient à l'avenir le même 
acte que s'était permis la Fayette ; en déclarant que, 
la loi n'existant pas encore à l'époque où l'accusé 
s'en était rendu coupable, elle ne pouvait pas lui être 
appliquée, sous le prétexte qu'il n'y a pas de délit là 
où il n'y a pas de loi qui le reconnaisse. Tel était 
l'état de la délibération, lorsqu'un membre de l'As- 
semblée nationale allégua que la Fayette avait pro- 
posé au marécbal Luckner de porter son armée contre 
Pans, et que la proposition lui en avait été faite par 
l'organe de M. Bureaux de Pusy. Celle nouvelle allé- 
gation changea l'ordre de la délibération du Corps lé- 
gislatif qui ordonna que le fait avancé serait vérifié 
avant de procéder h un décret définitif; en consé- 
quence, que M. Bureaux serait mandé à la barre, et 
qu'il serait respectivement écrit au maréchal Luck- 
ner et au général la Fayette. 

Si nous n'avions à parler que le langage de la rai- 
son et du sens commun, si nous n'avions affaire à des 
hommes prévenus, et la plupart complices du sieur 
la Fayette; s'il ne se trouvait dans l'Assemblée ni des 
Dumas, ni des Vaublanc, ni des l'astoret; si l'Assem- 
blée n'élail composée que de dignes représentants du 
peuple, nous dirions que ce décret interlocutoire est 
nul, et que la pétition de la Fayette et sa comparu- 
tion à la barre sont des faits plus que suffisants pour 
le faire condamner ; nous dirions qu'un général d'ar- 
mée qui menace le Corps législatif menace la nation ; 
nous dirions que de telles menaces sont une rébellion 
caractérisée à l'exercice de la souveraineté du peuple, 
et nous attendrions avec assurance que les représen- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 355 

tants de ce même peuple lui fissent justice d'un fac- 
tieux, d'un insolent conspirateur ; mais comme nous 
ne devons rien attendre de l'Assemblée nationale que 
ce qu'on lui arrachera, pour ainsi dire de force, nous 
allons plaider la cause du peuple contre la Fayette 
comme on plaide la cause d'un particulier devant un 
tribunal ; nous allons respecter le misérable interlo- 
cutoire rendu sur la proposition de M. Lasource; 
nous allons même le prendre pour base de la discus- 
sion. 

Où est la preuve de l'allégation du nouveau fait 
imputé au général la Fayette? Elle est dans les certi- 
ficats de plusieurs membres de l'Assemblée natio- 
nale remisau comité des vingt et un, et dont la teneur 
est ainsi : « Quelques membres de l'Assemblée natio- 
nale ayant eu occasion de voir M. le maréchal Luckner, 
le 17 juillet au soir, chez M. l'évêquede Paris, et lui 
ayant demandé s'il était vrai qu'on lui eût proposé, de 
la part de M. la Fayette, de marcher sur Paris avec 
son armée après l'événement du 20 juin, M. le maré- 
chal Luckner a répondu en ces termes : « Je ne nie 
« pas; c'est M. Bureaux de Pusy, celui qui a été, je 
« crois, trois fois président de l'Assemblée nationale. 
« Je lui ai répondu: Monsieur, je ne mènerai jamais 
« l'armée que je commande que contre les ennemis 
« du dehors. La Fayette est le maître de faire ce qu'il 
« voudra; mais s'il marche sur Paris, moi, je mar- 
« cherai sur lui et je le dauberai. M. Bureaux de 
« Pusy me dit alors: mais la vie du roi est en danger ; 
« voilà ce qu'il m'a dit, et il m'a fait d'autres propo- 
« silions qui sont bien plus horribles. » 

« Telles sont les propres expressions du maréchal 








350 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Luckner que nous avons entendues et que nous attes- 
tons. 

« Signé : Brissot, Guadet, Gensonné, 
Lasource, Lamarque, Delmas. » 



Dans un autre certificat, M. Hérault (de Séchelles) 
atteste également qu'il a recueilli de la bouche de 
Luckner ces propres paroles: « M. la Fayette m'a en- 
voyé Bureaux de Pusy qui m'a fait de sa part des pro- 
positions horribles. 

« Signé : Hérault. » 

Or, ces certificats ne devaient-ils pas suffire à l'As- 
semblée nationale pour lui faire porter le décret d'ac- 
cusation? Par son décret interlocutoire, elle a néces- 
sairement préjugé que s'il était vrai que Luckner ait 
dit telle chose de la Fayette, ce dernier serait accusé 
par elle. Le fait est prouvé par la déposition conforme 
de sept représentants du peuple. Ce genre de preuve 
est aussi légal qu'il est imposant. Quelle est donc la 
cause de cette obstination étrange à ne vouloir pas 
prononcer sur un coupable ? 

Dira-t-on que le certificat des membres de l'Assem- 
blée nationale peut être infirmé par le dire de M. Bu- 
reaux de Pusy, par la réponse de la Fayette, par celle 
de Luckner? ce serait un autre abus de tous les prin- 
cipes. Nous observerons d'abord qu'il ne s'agit point 
ici de prononcer la peine de mort ni aucun jugement 
définitif, il ne s'agit que d'un jugement d'accusation; 
les jugements d'accusation sont plus que suffisamment 
motivés par deux dépositions; ici nous en comptons 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 337 

sept absolument conformes, absolument identiques. 
La comparution de Bureaux de Pusy, les réponses de 
la Fayette et Luckner ne peuvent être envisagées que 
comme des confrontations, mais les juges d'accusa- 
tion ne confrontent pas ; c'était à la haute cour na- 
tionale qu'on devait réserver cette mesure. 

D'ailleurs, M. Bureaux de Pusy étant accusé par 
Luckner d'avoir été le porteur des propositions hor- 
ribles de la Fayette, était par cela même accusé de 
complicité avec la Fayetle. Or, nous le demandons, 
le complice d'un accusé peut-il être appelé à sa 
décharge? Sa déposition mérite- 1- elle la moindre 
croyance ? Et M. Bureaux de Pusy paraissant à la barre 
de l'Assemblée, pouvait-il ne pas démentir l'inculpa- 
tion dirigée contre son complice, lui qui eût été sur- 
le-champ décrété et capturé s'il eût avoué le crime de 
la Fayette qui est aussi le sien? La déposition doit 
donc être rejetée de la procédure et regardée comme 
nulle et non avenue. 

Il en est de même de la réponse de la Fayette ; 
c'est lui qui est accusé; le décret qui ordonne qu'il 
lui sera écrit, et sa réponse à la lettre du président 
de l'Assemblée nationale ne peuvent être envisagés 
que comme un interrogatoire ; or, on n'a jamais en- 
tendu dire que l'interrogatoire d'un accusé produisît 
l'effet d'annuler les dépositions des témoins. La ré- 
ponse de la Fayette ne peut donc être considérée que 
comme un moyen de décharge. « Si j'étais, dit-il, in- 
terpellé sur mes principes, je répondrais par ma con- 
duite. J'attesterais ma coopération à la déclaration 
des Droits de l'homme; mais ce n'est pas ce dont il 
esl question, on demande que je réponde sur un fait. 
m 22 




i 













J 



■ 



• 




■ : : 



538 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

On me demande si j'ai pensé, si j'ai tenté d'aller 
l'aire le siège de Paris, de quitter les frontières pour 
marcher sur Paris ; je réponds en quatre mots : cela 
a 1 est pas vrai. Signé : La Fayette. » Or une assem- 
blée nationale qui souffre qu'un jeune séditieux lui 
tienne ce langage, qui ne le châtie pas, qui tremble 
d'être juste, cherche à perdre la confiance de la 
nation. 

Mais revenons à l'examen de notre grande procé- 
dure ; et bien qu'il soit vrai que les discours de Bu- 
reaux de Pnsy, que la réponse de la Fayette ne méri- 
tent aucune attention, voyons avec impartialité, s'il en 
est de même tle la lettre de Luckner. Cet homme a dit 
que la Fayette lui avait fait des propositions horribles, 
notamment celle de venir assiéger Paris. Le cerlifical 
des députés à l'Assemblée nationale atteste que ce dire 
est sorti de la bouche de Luckner. Or voici comment 
Luckner donne un démenti formel aux députés à l'As- 
semblée nationale: «Je sens bien vivement, dit-il, 
combien il est affligeant, pour moi de ne savoir pas 
parler la langue du pays où je sers, et à la liberté 
duquel j'ai dévoué le reste de ma vie. Cette difficulté 
de me faire entendre a sans doute été la cause de la 
différence qu'il y a entre la conversation que j'ai eue 
chez M. l'évêque de Paris et celle que je trouve dans 
le procès-verbal de l'Assemblée nationale et le décret 
qui m'ont été envoyés. 

« Jamais proposition de marcher sur Paris ne m'a 
été faite, et je vous assure, messieurs, que si elle m'a- 
vait été adressée par un agent quelconque de la force 
publique, je ne me serais pas contenté de la rejeter avec 
horreur, mais j'aurais cru de mon devoir de dévoiler 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. . 359 

aussitôt aux autorités constituées un aussi criminel 
projet. 

« 11 m'est bien douloureux, en sacrifiant entière- 
ment mon repos et ma tranquillité, de voirdonner une 
interprétation aussi affreuse à une conversation mal 
entendue. J'avoue qu'ayant souvent à répondre sur 
des objets qui me sont aussi étrangers, et auxquels je 
suis si peu accoutumé, mes forces ne pourraient long- 
temps suffire, et je me verrais dans la nécessité de 
quitter un poste qu'elles ne me permettraient pas de 
garder. 

« Permettez, messieurs, à un vieillard étranger, 
mais qui a le cœur français, à un soldat qui s'est asso- 
cié à vos dangers, et qui place son bonheur dans la 
durée de la liberté publique, dans le maintien de la 
Constitution et dans votre gloire ; permettez-lui de 
vous répéter sans cesse que les dangers extérieurs sont 
réels; mais que si la France entière, qui reçoit l'in- 
fluence des représentants du peuple, ajournant toutes 
les contestations, se livre avec union au salut de l'É- 
tat, la guerre que nous avons à soutenir, loin de nous 
conduire à l'humiliante situation de recevoir de nos 
ennemis des lois et des fers, peut tourner au profit 
delà liberté universelle de tous les peuples de l'Eu- 
rope. Une si imposante alternative commande à tous 
les bons Français des sacrifices, et il n'appartient qu'à 
l'Assemblée nationale de les y inviter avec succès : l'u- 
nion fera la force du peuple; elle multipliera celle 
des armées; elle seule, enfin, en inspirant un mépris 
égal pour les intrigants, comme pour les factieux 
opposera une forte digue au torrent des puissances 
coalisées, et obtiendra l'hommage éternel de la posté- 



oM) LA RÉVOLUTION RACONTEE ET JUGEE 

rite à ceux qui auront le courage d'en annoncer et d'en 



donner l'exemple. 



« Signé : le maréchal Luckner. » 







Après la lecture de cette lettre, on se demande d'a- 
bord si, dans le temps qu'il est prouvé par la dépo- 
sition uniforme de sept témoins irréprochables que 
telle personne a dit telle chose, cette même personne 
demeure encore maîtresse de désavouer ce qu'elle a 
dit, et si un désaveu de sa part peut rendre nulles les 
sept dépositions qui l'ont précédé ; on se demande en 
second lieu si, dans la supposition qu'un démenti pos- 
térieur ne rende pas les dépositions nulles, un fait 
allégué par une seule personne et recueilli et attesté 
par sept autres est censé prouvé légalement ; et enfin 
s'il serait censé prouver que la Fayette a proposé à 
Luckner de marcher sur Paris, par cela seul qu'il se- 
rait prouvé que Luckner aurait dit que la Fayette lui 
a fait faire une telle proposition. 

Nous répondrons à la première question que la lettre 
de Luckner n'est pas de nature à pouvoir infirmer la 
déposition de MM. Brissol, Guadet, Lasnurce, etc. ; 
qu'une fois qu'un homme a dit une chose, il n'esl 
plus en son pouvoir de faire que celte chose ne s'est 
pas dite; partant que, malgré la lettre de Luckner, il 
reste constant au procès que lui, Luckner, a dit que 
la Fayette lui avait fait proposer de marcher sur Paris. 

Mais quand on demande ensuite si de ce que Luck- 
ner a dit que la Fayette lui avait proposé de marcher 
sur Paris, il résulte la preuve qu'en effet la Fayette a 
proposé de marcher sur Paris, nous répondons que 



TAR LES HOMMES DU TEMPS. 341 

le propos de Luckner, de Luckner seul, n'est point 
une preuve du nouveau délit imputé à la Fayette. 

Il résulte de la réponse à la première question, que 
Luckner s'est encore déshonoré une fois par cette autre 
contradiction de ses lettres avec lui-même, et que si 
l'Assemblée nationale attache une grande importance 
à savoir de la bouche du maréchal si on l'a bien com- 
pris chez M. l'évêque de Paris, elle doit ou le mander 
a la barre ou lui envoyer une commission qui sera 
chargée de l'interroger sur faits et articles, en lui en- 
joignant comme mesure nécessaire de ne recevoir ces 
déclarations que de la bouche même du maréchal, et 
hors la présence de son état-major et de tous les offi- 
ciers qui l'entourent. Cette mesure est d'autant plus 
essentielle que la lettre de Luckner emporte avec elle 
la preuve qu'elle n'est pas de lui, partant qu'elle ne 
contient pas l'expression de sa volonté. On lui fait 
dire au commencement qu'il ne sait pas la langue du 
pays où il sert, et cependant semblables à toutes celles 
que Luckner a souscrites précédemment, elle ne peut 
avoir été écrite que par quelqu'un qui sait la langue 
française; il est donc instant de l'interroger, afin de 
n'ajouter foi qu'à ses déclarations, et nullement aux 
lettres qu'il ne l'ait que signer. 

Il résulte de la réponse à la deuxième question que 
jusqu'à présent la Fayette n'est pas convaincu d'avoir 
eu l'intention de marcher sur Paris. Faut-il donc con- 
clure de là que cette preuve n'existe nulle part? Non, 
car M. Bureaux de Pusy a eu l'imprudence de la com- 
muniquer lui-même à l'Assemblée nationale. La voici 
tout entière dans une lettre qu'il a laissée sur le bu- 
reau. 



5*2 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



LETTRE DE M. LA FAYETTE AU MARÉCHAL LUCKNER 

«Au camp de Tainières, le 22 juin 1792. ' 

« J'ai tant de choses à vous dire, mon cher maré- 
chal, sur notre situation politique et militaire, que je 
prends le parti de vous envoyer Bureaux-Pusy, pour 
lequel je connais votre amitié et votre confiance, et à 
qui j'ai voué les mêmes sentiments. Depuis que je 
respire, c'est pour la cause de la liberté; je la dé- 
fendrai jusqu'à mon dernier soupir contre toute espèce 
de tyrannie, et je ne puis me soumettre en silence à 
celle que des factions exercent sur l'Assemblée natio- 
nale et sur le roi, en faisant sortir l'une de la Consti- 
tution que nous avons tous jurée, et en mettant l'au- 
tre en danger de sa destruction politique et phy- 
sique. 

« Voilà ma profession, c'est celle des dix-neuf 
vingtièmes du royaume; mais on a peur, et moi, je 

ne connais pas ce mal-là. Je dirai la vérité Au 

reste, mon cher maréchal, je me conduirai d'après 
ce qui vous paraîtra le plus utile à vos projets, et je 
suis bien sûr que sur notre situation politique nous 
serons également unis, puisque nous voulons loyale- 
ment servir notre cause et tenir nos serments. 

« La Fayette. » 



« J'ai tant de chosesà vous dire sur notre situation 
politique » Voilà donc M. la Fayette, général d'ar- 
mée, qui délibère, qui dépêche un de ses agents à 
Lucknerpour délibérer sur des objets politiques. Or 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 545 

la Constitution défend à la force armée de délibérer. 
Donc cette lettre de la Fayette prouve d'abord qu'il a 
enfreint la Constitution, comme elle prouve, en second 
lieu, que cet intrigant roule dans sa tête des projets 
politiques, et qu'il ne se borne pas à combattre contre 
les ennemis du dehors, mais qu'il se sert de son pou- 
voir militaire, qu'il veut engager le marécbal Luck- 
ner à se servir du sien, pour influencer la «■ situation 
politique » de la France. 

« le ne puis, dit-il, me soumettre en silence à la 
tyrannie que des factions exercent sur l'Assemblée na- 
tionale et sur le roi, en faisant sortir l'une des bornes 
de la Constitution, en mettant l'autre en danger de sa 

destruction politique et physique » Il ne peut se 

soumettre en silence; il veut donc agir; c'était donc 
pour concerter des mesures avec Luckner qu'il dé- 
putait Bureaux de Pusy; c'était pour concerter des 
mesures qui tendissent à maintenir l'Assemblée na- 
tionale dans les bornes de la Constitution, qui pro- 
tégeassent le roi contre l'Assemblée nationale et le 
peuple de Paris. Le voilà donc juge de l'Assemblée 
nationale, le voilà protecteur du roi, le voilà qui 
a décidé que l'Assemblée nationale avait violé la 
Constitution; que dans la journée du %Q juin on 
avait attenté à la vie de Louis XVI. Or l'Assemblée 
nationale est à Paris, Louis XVI est à Paris, la faction 
qui exerce sa tyrannie sur l'un et sur l'autre est à 
Paris ; la Fayette ne peut se soumettre en silence à 
celle faction, il veut l'attaquer, il ne peut l'attaquer 
qu'à Paris. Donc sa lettre seule, indépendamment des 
confidences de Bureaux de Pusy, est une proposition 
de marcher sur Paris; donc il ne doit plus être ques- 




>r,.: 



344 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

lion ni du certificat des députés ni de l'aveu de Luck- 
ncr. La lettre de la Fayette est une pièce de con- 
viction , et tellement de conviction qu'elle suffit 
non-seulement pour faire porter le décret d'accusa- 
tion, mais encore le jugement de la haute cour na- 
tionale. « Voilà, dit-il, ma profession de foi, » c'est- 
à-dire je professe que le roi est en danger de sa des- 
truction politique et physique; je professe que l'As- 
semblée nationale est sortie de la Constitution, et je 
professe que je ne puis me soumettre à cette tyrannie. 
Jamais Conspiration ne fut mieux prouvée, elle l'est 
par le conspirateur lui-même. 

Il est inutile de dire que tous les faits sont faux, 
qu'il est faux qu'il existe une faction qui domine' 
l'Assemblée nationale, si ce n'est celle de la Fayette et 
de Coblentz. Il est faux que l'Assemblée nationale ail 
violé la Constitution, il est faux que le roi soit en dan- 
ger, les événements du 20 juin ont prouvé le con- 
traire; mais quand tout cela serait vrai, est-ce à un 
général qui n'a de poste qu'à la frontière à s'immiscer 
dans le gouvernement intérieur? Est-ce à lui à accu- 
ser l'Assemblée nationale? A-t-il commission pour cela ? 
Est-il revêtu d'une autorité supérieure à celle des 
représentants du peuple? L'Assemblée nationale est- 
elle à ses ordres? Et s'il était vrai qu'il y eût des 
troubles à Paris, ne sait-on pas qu'il y a aussi une 
force publique, que l'armée de ligne ne fait pas partie 
de la force publique de Paris, que la force publique 
de Paris ne peut elle-même agir que d'après la réqui- 
sition des autorités constituées de Paris, qu'à plus forte 
raison une force publique autre que celle de Paris, qui 
ne serait pas requise par les autorités constituées de 







PAR LES HOMMES DU TEMPS. 345 

Paris, ne pourrait être envisagée que comme une ar- 
mée ennemie, et le général qui la commanderait 
comme un perturbateur du repos public ' ? 

a Je suis bien sûr que sur notre situation politique 

nous serons également unis » Autre preuve de la 

volonté de la Fayette de diriger ou réprimer à son gré 
les mouvements et le gouvernement intérieur de l'em- 
pire ; il n'est pas seulement général, il veut être ad- 
ministrateur, juge, pouvoir exécutif et législateur ; 
encore un mois d'impunité, et il sera tout cela. 

«Nous voulons loyalement servir notre cause » 

Notre cause ! Législateurs, pesez ce mot : ce n'est pas 
la cause du peuple dont il parle, c'est la sienne, c'est 
celle des généraux, celle de la minorité de la noblesse, 
qui n'est pas du tout la nôtre. Français ! voilà la con- 
duite, voilà les intentions de ceux qui vous comman- 
dent; levez-vous ou servez!... 

Nous en étions à ce point de discussion, nous con- 



4 Rien n'était faux dans ce que dit la lettre de M. de la Fayette. Les 
événements l'ont trop prouvé. Il eût été heureux que la Révolution fût, 
en effet, vaincue et arrêtée dans sa course sanguinaire. 11 était encnre 
possible à ce moment d'épargner à la France de longues années de honte, 
de carnage et de barbarie. Mais M. de la Fayette, quand il l'aurait voulu 
sérieusement, n'aurait pu marcher sur Paris. Il n'avait pas assez d'auto- 
rité sur ses troupes, et sou influence politique était nulle. Il en fut de 
même de tous les généraux qui conçurent le projet d'un retour à l'ordre 
jusqu'à Bonaparte. Néanmoins, cette protestation sourde et incessante 
des camps, d'abord avec la Fayette, puis avec Dumouriez et Pichegru, 
prouve le bon esprit de l'armée, cl double la valeur de son héroïsme. 
Ces pages, en dehors de l'intérêt particulier et du jour qu'elles jettent 
sur des individualités historiques comme sur les horreurs de cette 
époque de carnage sans respect pour la loi, expliquent comment tout 
d'abord l'année fut amenée à jouer le rôle important qu'elle a conservé 
dans nos mouvements politiques. 

. Le premier qui fui roi fui un soldat heureux. » 



M 






■ 




5*8 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

servions encore quelque confiance dans l'Assemblée 
nationale, nous attendions avec impatience le résultat 
de ses délibérations, lorsque jeudi, à six heures, elle 
déclara qu'il n'y avait pas lieu à accusation contre le 
chef insolenl de tous les conjurés, de tous les ennemis 
de la liberté, de l'égalité. Cependant le rapport du co- 
mité des vingt et un tendait au décret d'accusation; 
cependant M. Brissot, dans un discours qui lui fait 
honneur, a démontré jusqu'à l'évidence que six lois 
déjà existantes condamnaient légalement ce général 
factieux ; cependant l'opinion publique était formée 
sur son compte ; la capitale entière attendait ce dé- 
cret, comme étant la mesure de l'infamie ou du pa- 
triotisme de l'Assemblée nationale et comme devant 
lui servir de boussole pour ses déterminations ulté- 
rieures. 

Malgré toutes ces considérations, malgré la raison, 
la justice, l'intérêt public, la majorité des représen- 
tants de la France a vendu ses suffrages au plus vil 
comme au plus ambitieux des hommes, et le dictateur 
de 1792 a été absous à une majorité de plus de deux 
cents voix. honte! ô infamie! la majorité de l'As- 
semblée nationale n'est plus qu'une faction criminelle 
qui foule aux pieds les lois, qui les méprise et les ou- 
trage. Qu'avons-nous dit? Les lois ne sont qu'une 
émanation de la souveraineté nationale et de l'opinion 
publique, l'une et l'autre sont établies sur la déclara- 
tion des droits, sur le droit imprescriptible de la ré- 
sistance à l'oppression, et le législateur a décrété cette 
résistance; il a décrété l'insurrection par cela seul qu'il 
a mis la Fayette au-dessus des lois écrites. Si, dans ce 
moment, il n'y a plus de lois conventionnelles en 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 347 

France, il y reste un souverain, il y reste des bras 
pour punir la horde de factieux qui a, d'un seul acte, 
désorganisé tout l'empire '. 



DISPOSITIONS ET MOUVEMENTS 

DES AIIMKES FRANÇAISES ET ENNEMIES. 

Le fameux duc de Brunswick vient de publier un 
second manifeste tout aussi absurde, tout aussi ridi- 
cule que le premier, et dans lequel il déclare qu'il ne 
« regardera le roi de France comme libre qu'au mo- 
ment où il sera prisonnier dans le camp ennemi ; vou- 
lant, son altesse, tuer lous les Français qui laisseront 
passer le roi, s'il voulait sortir de Paris, avant d'avoir 
une escorte prussienne. » Cette bravade germanique 
cadre parfaitement avec le bruit répandu ici que les 
Prussiens y sont attendus pour le 25 août, fête de 
saint Louis, d'heureuse mémoire. On sait déjà que la 
cour a fait préparer des logements, des magasins, des 
approvisionnements pour les recevoir; tous les foins 
des environs de la capitale, tous les chevaux de Paris 
sont accaparés pour leur fournir une cavalerie auxi- 
liaire, et, selon les calculs des Autrichiens d'Allema- 
gne, de Coblentz, des Tuileries et du manège, « tout 
est prêt, tout prévu pour ce vaste dessein. Paris attend 
Brunswick; Brunswick part dès demain; » mais le 
sort, secondé par l'adresse patriotique de quelques dé- 
putés à l'Assemblée nationale, n'en aurait-il pas décidé 
autrement? Et le décret vraiment grand, vraiment 

' C'est ainsi que les révolutionnaires entendent la lilicrté cl la justice, 
cl qu'ils respectent celle légalité qu'ils invoquent. 











•V.S LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

national, qui accorde une récompense aux soldais au- 
trichiens et prussiens qui déserteront les drapeaux de 
la tyrannie ne dérangera-t-il pas les calculs de M. de 
Brunswick? L'Assemblée constituante, dans les jours 
de sa gloire, n'a jamais rendu de décret aussi hono- 
rable à l'humanité que celui qui appelle à nous les 
déserteurs des armées ennemies. « On ne saurait, dit 
Montesquieu, acheter la liberté trop cher; » et par 
l'effet de ce décret nous l'achetons pour rien, pour 
de l'or, pour un vil métal qu'on ne prise plus quand 
on aime la liberté. 

Ce n'est pas que ce décret eût été rigoureusement 
nécessaire pour décider beaucoup d'Allemands à la 
désertion; le désir de la liberté est si naturel aux 
hommes, que, même avant d'être alléchés par aucune 
espèce de récompense, beaucoup d'Allemands et de 
Prussiens étaient déjà venus se jeter dans les bras des 
Français, et qu'il est notoire en Europe que des ré- 
giments, des armées entières y seraient passées si la 
cruelle perfidie de leurs chefs ne leur avait insinué 
que les Français étaient des cannibales qui dévoraient, 
qui mettaient en pièces tous les étrangers qui se pré- 
sentaient chez eux. Les deux traits suivants, qui sont 
tous deux attestés par des témoins oculaires, vont 
prouver au lecteur la vérité de cette manœuvre en- 
nemie. 

Le 24 juin, un hulan égaré, qui parlait un peu 
français, rencontre plusieurs paysans qui allaient à 
Maubeuge, et leur demande où il était : c< Vous êtes 
sur terre de France et à trois quarls de lieue de Mau- 
beuge, » lui répondit un d'eux; et aussitôt le hulan 
se mit à pleurer amèrement; les paysans étonnés lui 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 549 
demandèrent ce qu'il avait: «Ah! dit-il, moi être 
pendu et coupé par morceaux; pouvoir pas m'échap- 
per, et Français ne pas faire grâce à moi. — N'ayez 
pas peur, on vous a trompé; venez avec nous à Mau- 
beuge, et vous y serez bien reçu. » Il se laisse per- 
suader, descend de cheval, et arrive à la ville avec 
eux; les soldats de garde à la porte l'accueillent avec 
amitié : on lui ôte seulement ses armes, et les offi- 
ciers lui disent qu'il est libre d'aller où il voudra. 
a Quoi! dit ce hulan. extrêmement surpris, emmener 
mon cheval, le vendre pour moi, et aller où je vou- 
drai. Oui, mon camarade.» Aussitôt il se met à 

sauter, et entre dans un accès de joie burlesque qui 
divertit beaucoup les speclateurs. 

L'autre trait est encore plus marquant. Les pri- 
sonniers qui ont été faits dans l'affaire sous Mau- 
beuge, pendant l'absence de M. de la Fayette, furent 
amenés sur la grande place de cette ville; ]ls avaient 
l'air si triste, qu'ils faisaient pitié, et soldats et ci- 
toyens s'empressèrent de leur offrir des rafraîchisse- 
ments, les uns de la bière, les autres de l'eau-dé-vie 
et même du vin, mais ils refusaient obstinément d'en 
ooûter. Tandis qu'on se demandait les uns aux autres 
la cause d'un refus si singulier, un soldat s'avisa de 
boire un peu de la bière qu il offrait à un hulan, et 
lui présenta après; celui-ci la but aussitôt, et tout le 
monde ayant suivi cet exemple, ils acceptèrent tout 
ce qu'on leur offrit avec reconnaissance; on vit la joie 
se répandre sur leur visage, et ceux qui parlaient un 
peu notre langue répétaient souvent : «Braves Fran- 
çais, on nous avait dit que vous étiez bien méchants, 
tandis que vous êtes bien bons. » On les mena cn- 



■ 

MU, 



■ 







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350 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET jugée 

suite dans une grande église où on leur donna tout ce 
dont ds pouvaient avoir besoin. 11 n'y avait pas une 
heure qu'ils y étaient qu'on entendit beaucoup de 
bruit; la garde s'y transporta, et on les trouva qui 
rossaient six de leurs camarades à grands coups de 
bottes, disant r { ue c'étaient eux qui avaient dit que 
les Français égorgeaient tous les prisonniers; on eut 
bien de la peine à les leur ôter des mains, et, pour 
les soustraire à leurs coups, on les mit dans un lieu 
sépare. 

Est-il étonnant après cela que les hulans, les Tyro- 
liens a,ent mis tant d'acharnement contre les Fran- 
çais? Est-,1 étonnant que les désertions n'aient pas été 
plus fréquentes, surtout quand on (ait attention que 
quelques-uns de nos généraux, au lieu de les favo- 
riser, rudoyaient et repoussaient méchamment les 
déserteurs Témoin la Fayette, qui répondit à l'un 
à eux, qui lui demandait du service : « Allez, mon 
ami retournez dans voire pays ; nous n'avons pas be- 
soin de vous.» 

Mais, depuis que le décret est rendu, les papiers 
publ.cs ne retentissent que du bruit des défections. 
On écrit de Valenciennes que cent vingt Autrichiens 
viennent de s y rendre avec armes et bagages; le 
o août, il en est arrivé vingt-cinq au camp de Maulde- 
il en arrive journellement dans toutes les places fron- 
tières, et s, nous ne sommes pas de nouveau trahis 
par nos généraux, ou bien si nous avons le courage et 
la prudence de nommer d'autres généraux, nous con- 
querrons la hberté sans coup férir. Déjà l'armée an- 
cienne est en insurrection; déjà les Prussiens ont 
'lit hautement qu'on les avait trompés sur l'état de la 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. V.l 

France; déjà les villes de Mons et de Tournay ne sont 
plus contenues que par la force et la cruauté des chefs 
militaires; déjà on répand que le général Beaulieu est 
mort victime de sa féroce obéissance à la maison d' Au- 
triche et au cabinet des Tuileries, et quand il serait 
vrai qu'il y eût un peu d'exagération dans ces nou- 
velles, toujours est-il qu'elles ne sont pas sans fonde- 
ment et que l'horizon politique de Coblentz commence 
à se brouiller. Les majestés impériale et prussienne 
ne sont pas tombées d'accord sur la part qu'elles vou- 
laient respectivement se faire dans le démembrement 
projeté de l'empire français, et l'on assure qu'elles 
sont retournées, chacune chez elle, sans être extrême- 
ment contentes de leurs dispositions respectives. Ce 
sont des brigands qui se battent entre eux pour le 
partage d'un butin qu'ils n'ont pas encore. 

Quoi qu'il en soit, nos troupes, qui ne sont pas les 
complices de leurs généraux, se battent, en attendant, 
de manière à faire renoncer le duc de Brunswick à 
son projet de célébrer en France la fête de Saint-Louis. 
Les déserteurs qui sont arrivés au camp de Maulde, 
le 3 août, ayant déclaré au général que nos avant- 
postes devaient être égorgés dans la nuit par douze 
cents Autrichiens, le général a bien traité ces vingt- 
cinq nouveaux Français, mais il les a fait garder à 

vue. 

Sur l'avis qu'ils lui donnaient, il a placé en em- 
buscade, pendant la nuit, quatre bataillons avec des 
canons chargés à mitraille. À deux heures du malin, 
un bruit sourd a annoncé la marche de la troupe en- 
nemie. On l'a laissée venir à belle portée; elle s'avan- 
çait dans le silence de la nuit; tout à coup ce silence 



■ 



■^■^MM 








352 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

est rompu par une volée d'artillerie et de ruousoue- 

ene.Cettepreru.èredécharge.appuyéeàhrùle-bo re 
t suivie d une autre attaque soudaine et non moin 
lernble, a jeté la mort et l'effroi parmi les ennemi 
ils se précisent en désordre les uns sur les au- 
-s^lsuzent: leurs capi ( aines veulent en vain les 
•alier; ils courent, laissant sacs, fusils et gibernes 

Le gênerai a fait apporter au camp vingt chariots 
d Autrichiens blessés. Il a été fait beaucoup de pr - 
sonnas. On a pris quinze chevaux d'officiers Te 
nombre des morts est considérable. 

On écrit encore du camp de Maulde que, depuis 
longtemps, on désirait couper des haies, clés aulestt 

S**? di ;- vill r de B,ehaHes > * *■££ 

acii e aux Tyroliens de tirailler toute la journée sur 

l'un II aVaient ? r ° P0Sé d ' èlre les inducteurs 
d un détachement qui pourrait enlever à Maubrav à 

une heue et.demio de Mortagne, le capitaine de leur 
«mpagnie qui cantonnait dans une grande ferme. 
M- Dumounez crut devoir lier ces deux pet.tes entre^ 
pses pour en faciliter l'exécution, en occupant à la 
fo.sennem, des deux côtés de l'Escaut. MM. Morelon 
e BeurnonviJJe virent aussi dans cette double expé- 
Hmnl avantage de faire de celle de Bleharies mie 
promenade instructive, et de celle de Maubray une 
leçon pour la petHe guerre; en même temps, pour faire 
courir moins de risques aux troupes, etpur y e 
participer plus de monde, M. Dumouriez fit de très- 
gros détachements. Celui avec lequel on est sorti sur 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 555 

Bleharies, commandé par M. Beurnonville, était de 
deux cent cinquante Belges, le premier balaillon de 
flanc de Paris et la première brigade de la deuxième 
division, avec deux pièces de canon et cinquante dra- 
gons; il est sorti à une heure et demie du village de 
Maulde pour tourner Bleharies et prendre tout ce qui 
se trouverait de Tyroliens et de dragons. 

Ce mouvement a été parfaitement exécuté au clair 
de la lune, mais une erreur inexplicable entre le 
premier bataillon de Paris et le 78 e régiment a fait 
éprouver à nos troupes la perte de cinq hommes. 11 
y a eu aussi quelques blessés. Heureusement l'erreur 
a été bientôt réparée, et les cinq bataillons ainsi que 
les Belges se sont rangés en bataille, au-dessus de 
Bleharies dans un très-bel ordre, mais la petite fu- 
sillade de nos gens a donné l'alerte aux Tyroliens et 
aux dragons de la Tour, qui ont eu la facilité de se 
sauver. Néanmoins le reste du projet a été rempli. 

On a éclairci les haies et coupé les gros arbres de 
Bleharies et de la ferme du même lieu; après l'a- 
voir fouillée, ainsi que Rougy et les bois deChomey, 
la troupe est rentrée à six heures du malin dans le 
meilleur ordre. 

Le détachement que le général Dumouriez avait 
chargé de l'expédition de Mauhray, commandé par 
un excellent officier, le deuxième lieutenant-colonel 
du premier bataillon de Paris, était composé de cin- 
quante Belges, un maréchal des logis et douze maîtres, 
une compagnie de grenadiers du premier batail- 
lon de Paris, et de huit compagnies de la première 
brigade de la première division, il est parti à dix 
heures du soir de Morlagne, est arrivé à la ferme de 
m. 25 






I 




551 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Morles, près Maubray, passant au travers des postes 
ennemis sans être aperçu, a emporté de vive force 
cette ferme, où il a tué un lieutenant et dix Tyroliens. 
Il est revenu par une autre route, à travers le bois de 
Mortagne, n'ayant perdu qu'un grenadier et deux vo- 
lontaires, et ramenant trois prisonniers et douze che- 
vaux. 

De son côté, le général Luckner mande de Wis- 
sembourg, le 4 août, que, MM. Biron et Custine s'é- 
tant portés en avant de Landau, un régiment de dra- 
gons de l'avant-garde commandée par M. Custine a 
rencontré quatre cenls hussards hongrois et les a tail- 
lés en pièces. Notre régiment a perdu de vingt à 
vingt-cinq dragons, dont un officier. 

Les deux généraux ont reconnu que, s'ils avançaient 
davantage dans le pays ennemi, ils auraient en flanc- 
trente mille hommes des ennemis ; ils se sont portés 
à Landau. 

M. Luckner s'attend à des attaques multipliées de 
la part de l'ennemi ; il déclare que les dispositions de 
nos troupes sont fort bonnes. 

Oui, les dispositions de nos troupes sont bonnes; 
oui, elles sont telles, qu'il serait impossible de les 
vaincre ; encore bien que les Allemands n'eussent 
pas la sainte maladie de la désertion civique, et qu'ils 
voulussent sérieusement obéir aux ordres de l'insensé 
Brunswick, qui ne nous dit pas dans ses manifestes 
que les armées campées dans les Pays-Bas sont en in- 
surrection, et que celles campées dans le Palatinat ne 
sont ni aussi bien tenues, ni aussi nombreuses que 
Luckner se l'était imaginé. Des lettres de Stutlgard 
portent que l'armée autrichienne, dans le Palatinat, 



PAR LES HOMMES Ht TEMPS SSS 

consiste en dix-huit mille hommes effectifs, et doit 
être portée à vingt-cinq mille. Elle se trouve à cinq 
lieues et demie environ de Landau, en droite ligne. 

Le 19 de ce mois, la première patrouille est sortie 
du camp pour aller en reconnaissance. Elle était com- 
posée de hussards de Wnrmser et de cinquante che- 
vau-légers de Krinski, qui se sont avancés à la vue 
de Landau, sans rencontrer un seul homme. 

Le bruit général du camp était qu'on allait com- 
mencer par le siège de Landau, mais on assure qu'il 
y aura quatre attaques à la fois, dirigées sur Wisscm- 
hourg, Landau, Strasbourg et Schezingon. 

La position des Autrichiens est très-désagréable. 
Quoique ce soit un ancien camp de M. de Turenne, 
tout y manque, et l'eau surtout. Il n'y a que deux puits 
pour toute l'armée, et les chevaux sont obligés d'aller 
chercher à près de deux lieues un petit ruisseau qui 
leur sert d'abreuvoir. 

La marche longue et rapide des troupes a estropié 
un grand nombre de chevaux. On en compte trente 
à quarante de blessés par compagnie. 

Cette armée attend une partie de la grosse artillerie 
qui a été vue, le 21, à Augsbourg. 

On a engagé à Stuttgard cinq voiluriers avec leurs 
chevaux pour l'artillerie autrichienne ; on leur donne 
cinq louis d'engagement, et c'est un aide de camp 
général du duc de Wurtemberg qui est chargé de 
cette opération. 

Les nouvelles du côté de la Sardaigne et de l'Es- 
pagne parlent aussi des mouvements circonstanciés 
de ces deux puissances; elles sont bien décidément 
dans un étal hostile; elles ont levé le masque, et 




55G LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

déjà les généraux espagnols, ayant sous leurs ordres 
un corps de dix mille émigrés, ont voulu faire une 
invasion, mais ils ont été repoussés avec avantage 
par nos gardes nationales, qui n'entendent pas plus 
raison au pied des Pyrénées qu'aux Lords du Rhin. 
Ce qui nous fait croire à une prochaine proposition 
de paix par la médiation du cabinet de Saint-James 
et de tous ceux qui ont gardé la neutralité , et ce qui 
donne plus de vraisemblance à cette conjecture po- 
litique, c'est que le fameux Mottié vient d'ordonner 
dans son armée des manœuvres qui ne ressemblent 
pas à un plan de bataille. Une lettre de Ballon, 
en date du 5 août, porte ces mois : 

« Je suis dans la nécessité de vous écrire celle-ci 
pour vous dire que je ne suis plus campé, et que l'ar- 
mée de la Fayette est cantonnée dans les villages aux 
environs de Stenay. Je ne sais ce que cela signifie : 
nous nous sommes éloignés des frontières. Est-ce 
pour un accommodement ou pour laisser faire les 
moissons? Je ne comprends rien à cette manœuvre ; 
nous avons aussi rendu tous nos effets de campement, 
comme si la paix était faite. 

« N. B. D'autres lettres confirment que la Fayette a 
cantonné parlie de son armée, et l'on ne peut encore 
deviner l'objet de cetle étrange mesure. » 

Voilà comme il faut que le héros du Champ-de- 
Mars se distingue toujours! Imprudent! Son ambition 
ne l'a pas plutôt fait entrer dans un nouveau complot 
que, par des actes non équivoques, il semble vouloir 
l'annoncer à tout l'univers. Oui, la Fayette a fait can- 
tonner son armée, parce qu'il est d'inlelligence avec 
les cours; il l'a fait canlonner, parce qu'il compte 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 557 

sur une paix prochaine ef trompeuse; mais, Fran- 
çais ! rappelez-vous qu'après l'expérience que vous 
avez faite il n'y a plus de paix avec les tyrans ; la 
guerre une fois déclarée, la France ne peut plus signer 
de traités de paix qu'avec les peuples qu'elle aura 
rendus libres. Le tocsin de la guerre a été et sera le 
locsin de la mort des rois et de leurs lâches suppôts 1 . 



JEUDI 20 SEPTEMBRE 1792. 

La Convention nationale tint sa première séance 
dans un des salons du palais des Tuileries. La circon- 
stance du local est digne de remarque. Les députés 
s'y trouvèrent au nombre de plus de trois cents; ils 
élurent presqu'à l'unanimité M. Pétion pour prési- 
dent. MM. Robespierre et Danton eurent quelques 
voix. Les secrétaires sont MM. Condorcet, Brissot, 
Guadet, Vergniaud, Gensonné et Lasource, membres 
de l'Assemblée nationale, et pour ainsi dire choisis 
exprès parmi ceux qui ne la quittèrent pas pendant 
la législature. 

La Convention ne vérifia point les pouvoirs de ses 
membres; elle ne fit que les constater, autre observa- 
tion bonne à faire. 

1 Les puissances étrangères persistaient à s'engager (tans une guerre 
à outrance contre la France; Louis XVI ne les j invitait pas, et tout se 
borna d'abord à des démonstrations moins agressives que d'observation. 

Quand la guerre fut sérieusement commencée, les ennemis avaient 
beaucoup moins pour but une pensée de restauration que des désirs de 
conquête. Ce sont les révolutionnaires qui désiraient et provoquaient une 
guerre à outrance, et une guerre générale pour asseoir leur domination 
à l'intérieur, et s'appuyer sur un bouleversement universel en Europe. 
Mais ils manquaient pour ce projet aussi insensé que vaste, des pre- 
mières notions de bon sens et de sagesse; ils démoralisaient et désor- 
ganisaient l'année au lieu de la mettre à même de triompber. 



I 




ôi>8 LA RÉVOLITIOIV RACONTÉE ET JUGÉE 

Personne ne put assister à cette première séance, le 
local n'ayant pu encore être disposé pour cela, ce qui 
donna lieu à M. Dubois de Crancé de dire qu'il ne- 
convenait pas que le premier acte de la Convention, le 
choix de son président, se fît à huis clos en l'ab- 
sence du peuple de Paris. 

Les derniers mots furent relevés très-vivement par- 
plusieurs députés à qui il échappa de dire, avec une 
naïveté qui fut saisie, qu'ils n'étaient point envoyés 
de leurs provinces pour capter les suffrages du peuple 
de Paris. 

Nous faisons remarquer ce petit incident, parce 
qu'il semble présager déjà que plusieurs députés à 
la Convention, venus des départements, arrivent avec 
une prévention contre les citoyens de Paris ; déjà ils 
redoutent de les avoir pour témoins de leurs opéra- 
tions. M. Dubois de Crancé se serait exprimé d'une 
manière plus légale peut-être en ne parlant que du 
peuple, sans ajouter de Penh; quoiqu'il soit notoire 
que les habitants de cette ville sont un composé de 
Français de tous les départements qui affluent dans le 
centre de toutes les affaires, Paris peut très-bien être 
considéré comme la France en abrégé, et c'était le 
sens des paroles de M. Dubois de Crancé. 



VENDREDI "21 SEPTEMBRE, A MIDI. 

L'Assemblée législative installa la Convention na- 
tionale avec une solennité simple et touchante. Cette 
séance sera mémorable, du moins par ses grands ré- 
sultats, car le début n'en fut pas heureux. Ma- 
nuel, qui n'aime pas les rois, en proposa un de sa 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 3J'J 

façon sous le nom de président de la France; il lui 
assignait déjà le château des Tuileries pour logemenl 
et une force publique pour escorte, et comme signe 
extérieur de la grandeur. Il voulait encore qu'on se 
levât à l'entrée du président dans la salle, ainsi qu'il 
se pratiquait naguère encore à l'égard du feu roi 
Louis XVI. On vit quelques députés sourire à cette 
motion qui aux honneurs de la royauté substituait 
tout l'appareil de la dictature romaine; mais la plu- 
part des autres se récrièrent contre un cérémonial pué- 
ril et attentatoire à l'égalité. Des législateurs appelés 
à refondre la déclaration même des Droits de l'homme 
s'occuper gravement et avant tout du genre d'éti- 
quette affecté à leur président ! Mais l'imaginalion 
de Manuel, qui ne s'en méfie pas assez, le transpor- 
tait déjà sans doute au fauteuil de la présidence; mais 
aussi peut-être que l'ami Manuel était convenu de 
tout cela avec ses collègues, comme autrefois, dans 
les jeux olympiques, les athlètes à la course, pour 
mieux prendre leur élan, faisaient quelques pas en 
arrière. 

Chabot poussa brusquement l'Assemblée au but, 
en réclamant pour le peuple le droit inaliénable de 
sanctionner les décrets, ou plutôt d'en donner le ca- 
ractère et la force aux projets de ses représentants, 
revisés dans les assemblées primaires. 

Coulhon et Bazire appuyèrent la proposition de 
Chabot, en rendant hommage à la souveraineté du 
peuple. «Jurons, dirent-ils, d'avoir en exécration, 
non-seulement la royauté, mais encore toute espèce 
de dictature, triumvirat, protectorat, etc. Analhème 
et peine de mort au premier qui proposerait une au- 



W 




360 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

torité, soit héréditaire, soit temporaire, autre que 
celle des représentants élus par le peuple ! » 

« Point de serment, dit un autre député. Levons- 
nous seulement... » et toute l'Assemblée fut debout, 
Danton le premier. Ministre encore de la justice, il se 
hâta de monter à la tribune pour y déposer le sceau de 
l'Etat, qu'il ne pouvait plus garder. 

Mais de plus grands intérêts réclament toute notre 
attention. Deux décrets furent rendus, qui sans doute 
seront sanctionnés par la nation; ou plutôt la Con- 
vention nationale de France déclara unanimement 
qu'il ne peut exister de constitution sans la libre 
acceptation du peuple en personne ; et ensuite elle 
proclama avec la même unanimité l'abolition défini- 
tive et éternelle de la royauté. Nous voilà donc enfin 
libres! 

Celte proclamation, parvenue dans les quarante- 
huit sections de Paris, fut répétée dans tous les carre- 
fours, au bruit du cor et au milieu des applaudisse- 
ments universels. Tous les citoyens à l'envi illuminè- 
rent le devant de leurs maisons, comme à l'occasion 
d'une grande victoire remportée sur le plus puissant 
de nos ennemis. 

Nous nous proposons de revenir dans le numéro 
prochain sur l'ouverture de la Convention, dont nous 
suivrons tous les travaux avec la même exactitude et 
la même imperturbabilité 1 de jugement dont nous 
avons fait preuve à l'égard des deux premières assem- 
blées nationales *. 



1 Quelle impartialité, grand Dieu! 

• Nous avons omis à dessein les horribles journées de septembre Le 
cœur se soulève au récii de tant de forfaits. Ces journées furent le ré- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



.'fil 



DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE 

DU it AU 59 SEPTEMBRE 1792. 

Citoyens, félicitons-nous ! L'an IV de notre Révo- 
lution est aujourd'hui l'an I er de la République fran- 
çaise. Le décret en est porté; nous nous constituons 
républicains. 

sultat de celle du 10 août, et provoquées par les mêmes instigateurs, à 
la tète desquels était Danton, ministre de la justice. Les girondins 
seuls n'y participèrent point, mais ils n'osèrent les empêcher. Engagés 
avec les révolutionnaires, ils reculèrent de concessions en concessions 
jusqu'à l'échafaud. Leur sang n'a point suffi à les absoudre de celui qu'ils 
ont versé ou laissé verser, et en particulier de celui du roi. 

Tout le monde connait les détails du procès et du jugement de LouisXVI. 
Nous ue reproduisons pas ici cet odieux et inique jugement. La conscience 
publique 'a fait justice de cette abominable procédure; les illusions ne 
furent plus possibles, et le peuple se sépara de la Convention qui n'osa 
pas lui faire appel, malgré la réclamation de l'illustre victime. La Con- 
vention se vit obligée de laisser massacrer ce même peuple pendant 
le règne de la terreur, afin d'étouffer ses murmures. Mais le sang ne 
lave pas le sang. La protestation devint de plus en plus menaçante et 
unanime : elle est aujourd'hui une éclatante réprobation; aussi le procès 
de Louis XVI est-il une des pages de notre histoire que chacun voudrait 
efiacer : les hommes honnêtes parce que ce procès fut un crime, les au- 
tres parce qu'il fut une faute et parce qu'il a flétri pour jamais leurs es- 
pérances honteuses et leurs desseins pervers. 

Jamais l'iniquité ne fut plus cynique et plus révoltante; toutes les 
formes les plus élémentaires de la justice furent violées ou hypocrite- 
ment détournées de leur but; les accusateurs furent à la fois juges et 
bourreaux : les girondins, l'élite de l'Assemblée, votèrent le meurtre 
par respect humain, ou par crainte, une heure après avoir juré chez 
madame Roland de sauver le roi, et la nature fut outragée par le vote 
sanglant de Philippe-Égalité qui fil rougir même les plus effrontés... 
L'histoire parle d'un jeune prince qui applaudissait dans une tribune au 
vote de son père. La nation expia par des flots de sang ce crime dbnl 
en réalité elle n'était pas coupable, mais que cependant elle eut pu 
empêcher. Puisse Dieu le pardonner à la France et exaucer la prière du 
roval martvr ! 



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362 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 




EXTRAIT 

« LA LETTRE DO MMSTRE DE L'INTÉRIEUR AUX CORPS ADMINISTRAT^ 
EN LEUR ENVOYANT I.A LOI QUI ABOLIT LA ROYAUTÉ. 

« La Convention nationale est formée ; elle prend 
séance, elle vient de s'ouvrir. Français! ce moment 
solennel doit être l'époque de notre régénération ! Jus- 
qu'à présent, vous avez été, pour la plupart, simples 
témoins d'événements qui se préparaient sans que 
vous cherchassiez à les prévoir, qui survenaient sans 
que vous en calculassiez les suites, et dans le juge- 
ment desquels les passions des individus ont souvent 
mêlé des erreurs. La masse entière d'une nation long- 
temps opprimée se soulevait de lassitude et d'indi- 
gnation ; l'énergie de la capitale frappa la première le 
colosse du despotisme; il s'abaissa devant une consti- 
tution nouvelle, mais il respirait encore et cherchait 
les moyens de se rétablir. Ses efforts multipliés l'ont 
trahi, et ses propres manœuvres pour anéantir les 
effets de la Révolution nous ont amené une Révolu- 
tion dernière et terrible. Dans ces années d'agitations 
et de troubles, si de grandes vérités ont été répan- 
dues, si des vertus, méconnues des peuples esclaves, 
ont honoré notre patrie, de honteuses passions l'ont' 
déchirée ! 

« La France ne sera plus la propriété d'un indi- 
vidu, la proie des courtisans; la classe nombreuse de 
ses habitants industrieux ne baissera plus un front 
humilié devant l'idole de ses mains. En guerre avec 
les rois qui fondent sur elle et veulent la déchirer 
pour le bon plaisir de l'un d'entre eux, elle déclare 



MHM 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 565 

qu'elle ne veut plus de rois; ainsi, chaque homme, 
dans son empire, ne reconnaît de maître et de puis- 
sance que la loi. 

« Il ne faut pas nous le dissimuler, autant ce glo- 
rieux régime nous promet de biens, si nous sommes 
dignes de l'observer, autant il peut nous causer de 
déchirements, si nous ne voulons approprier nos 
mœurs à ce nouveau gouvernement. Il ne s'agit plus 
de discours et de maximes; il faut du caractère et des 
vertus. L'esprit de tolérance, d'humanité, de bien- 
veillance universelle, ne doit plus être seulement dans 
les livres de nos philosophes; il ne doit pas se mani- 
fester uniquement par ces manières douces ou ces 
actes passagers, plus propres à satisfaire l'amour- 
propre de ceux qui les montrent qu'à concourir au 
bien général ; il faut qu'il devienne l'esprit national 
par excellence; il doit respirer sans cesse dans l'ac- 
tion du gouvernement, dans la conduite des adminis- 
trés; il tient à la juste estime de notre espèce, à la 
noble fierté de l'homme libre, dont le courage 'et la 
bonté doivent être les caractères dislinctifs. 

« Vousavez, messieurs, proclamé la République, pro- 
clamez donc la fraternité; ce n'est qu'une même chose. 
Hâtez-vous de publier le décret qui l'établit, faites-le 
parvenir dans toutes les municipalités de votre gou- 
vernement; accusez-moi la réception; annoncez le 
règne équitable mais sévère de la loi. Nous étions 
accoutumés à admirer la vertu comme belle; il faut 
que nous la pratiquions comme nécessaire; notre con- 
dition devenant plus élevée, nos obligations sont aussi 
plus grandes el plus rigoureuses. Nous obtenons le 
bonheur, si nous somu es sages; nous ne parviendrons 



I 

I 



"M LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

à le goûler qu'à force d'épreuves et d'adversités, si 
nous ne savons le mériter. Il n'est plus possible de le 
fixer parmi nous, je le répète, que par l'héroïsme du 
courage, de la justice et de la bonté; c'est à ce prix que 
le met la République 1 . 

«Le ministre de l'intérieur, Roland. » 




BRUITS m DICTATURE ET DE TRIUMVIRAT 

Dans sa première séance, l'Assemblée convenlio- 
nale fit un pas de géant; cinq jours après, elle n'était 
plus à la même hauteur. Faut-il donc le lui dire? Elle 
a plus besoin encore d'être investie d'une grande 
considération que d'une force imposante. Il n'est pas 
nécessaire que, à l'exemple du long parlement d'An- 
gleterre, elle ait une armée à sa dévotion. Ce ne sont 
point quelques soldais tirés de chaque département 
qui la rendront respectable aux yeux de la Répu- 
blique. La sagesse de ses déterminations et la matu- 
rité de ses projets de lois peuvent seules lui conserver 
notre confiance. Malheur à elle si, dans le fort de 
l'orage, elle s'occupe de querelles oiseuses, de débats 
personnels ! Malheur à nous si nous le souffrons ! 

La séance du 25 septembre débuta par rendre 
hommage au principe qui déclare incompatibles les 
fonctions de législateur avec toutes autres. Ce décret 
ne fut point rendu tout à fait sur l'avis de l'ex-ministre 

« Dire que la République ne pouvait exister que par la vertu est une 
n opie, respectable sans doute comme toutes les nobles aspirations de 
I homme, quand elle est sincère, mais absurde comme gouvernement 
et da, leurs quêtait la vertu aux yeux de ces hommes qui violnien. 
toutes les lois humaines et div.nes? 



I'AK LES 110MMKS DU TEMPS. 36ô 

de la juslice. L'infatigable Danton, loul en paraissant 
ne faire aucun retour sur lui-même, avait soutenu 
la cumulation de plusieurs responsabilités sur une 
même lète. 

La République est décrétée d'hier, et l'on nous 
parle de dictature, de protectorat. Quand Brennus ou 
Annibal étaient aux portes de la capitale du inonde, le 
sénat au Capitole, consuma- t-il des journées entières à 
entendre ses membres s'accuser réciproquement d'as- 
pirer au triumvirat? 

Députés à la Convention, s'il est parmi vous des 
ambitieux, des Marius ou des Sylla, des Catilina ou des 
Jules César, ne perdez pas le temps à les accuser va- 
guement. Ne dites pas comme M. Merlin: «Le pre- 
mier qui m'avouera désirer la dictature, je le poi- 
gnarde. » Ce mouvement est beau, mais ce n'est pas 
ce dont il s'agit. Dites plutôt avec l'envoyé des Bou- 
ches-du-Rhône : «Jugeons le ci-devant roi; ramenons 
la municipalité de Paris à ses fonctions, n'abandon- 
nons pas cette ville, dût-elle être bloquée, et plaçons 
nos suppléants dans un lieu sûr de la République, afin 
qu'après nous ils puissent continuer nos fonctions. » 
Il fallait en rester là et passer sur-le-champ à l'or- 
dre du jour. Eh ! que de choses graves étaient à l'ordre 
du jour! \u Midi, un général plus que suspect, que 
des succès semblent justifier; plus près de nous, des 
campements mal organisés, mal fournis; des soldats 
pleins de courage et manquant d'habits; plus de ca- 
nons que d'hommes pour les servir et de chevaux poul- 
ies traîner; Lukner à interroger, Dumouriez à surveil- 
ler; des troupes volontaires insubordonnées à qui il 
faut imposer la discipline; des soldats de ligne qu'il 



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566 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ne faut pas perdre de vue; Ja terre de la liberté qui 
demande a être délivrée cet hiver des hordes d'es- 
claves qu, la souillent et l'épuisent; un peuple bon 
m* ac.le, et q U1 se perdrait si on ne le sauvait de 
Jui-meme ! 

êUlTi ^ ° f l,JetS ^ Premiei ' beS0in mérilaie «t sans 
doute la préférence sur le plaidoyer en faveur de la 

™ de , Pa ™' e ? sur ce,ui de ^ 

de Marat; on lu, eût épargné cette assertion étrange • 
«nul Français n'aime mieux son pays que Marat°; % 

Z H POUVa o ^ P9S SG diSpenSer d 'entcndre jusqu'au 
bout la justification de Robespierre, et devait-il choisir 
« î moment pou r parler pendant près de deux gran- 
des heures de lu,, rien que de lui, tout de lui? 

législateurs, toutes vos séances devraient être telles 
que le proces-verbal de chaque jour put mériter d'être 
envoyé quatr e villgt4rois departement comme 

vou lt s pour la journée du 21 septembre, époque 
de labohuon de la royauté. Pourriez-vous envoyer 
celui de la séance du 25! J 

Q»e nous importent, dirait le peuple, les longues 
a P olog,es de Robespierre, Danton, Marat et quelques 
autres? S, ces messieurs ont bien mérité, quand la 
revoluuon et la guerre seront terminées, nous dis- 
tribuerons les couronnes civiques et militaires. Le 
Peuple a bonne mémoire, et c'est une prévention dé- 
favorable que d'être obligé de rappeler au public les 
titres qu on a à sa confiance ! 

Mais, pour le moment, soyons tout à nos devoirs 

( L" ", 8 . S ? ind , re ,0ngtem P s ,e P ro(ecl0 ^ àe 
Lr mwel, dans la poiU,que de la Fayette contre lequel 

Ma,at s acharna justement pendant trois années Eh 



1>A H LES HOMMES DU TEMPS. 



ïf,7 



bien, la Fayelte nous délivra de sa personne à l'inslanl 
où nous nous disposions à lui donner son salaire. 11 en 
serait de même de ceux qui aspireraient à la dictature 
de Jules César. Le peuple ne les craint pas; il saura 
s'en faire justice. Dans Home, prête à subir le joug 
des empereurs, il ne se trouva qu'un Brutus. Nous le 
serons tous, à présent que nous avons brisé le sceptre 
des rois. Laissez-nous ce soin-là ; le vôtre, législa- 
teurs, est de nous préparer des lois et de nous donner 
l'exemple des mœurs républicaines. N'imitez point, 
des grands hommes d'autrefois, la prolixité de leurs 
discours et la grossièreté de leurs reproches. Croyez- 
vous donc que le fil des destinées de toute une nation 
soit attaché à l'existence de trois ou quatre individus 
dont le patriotisme peut-être ne consiste qu'à remplir 
la France de leurs noms? La liberté est l'ouvrage de 
tous, ainsi que la constitution qui va lui servir de 
base, et qui ne doit offrir que les résultats de l'esprit 
public! 

Peut-on de sang-froid entendre à la tribune jusli- 
lier l'intempérance de la plume et de la langue de 
Marat, par la vie souterraine qu'il a menée! L'opi- 
nant n'ignorait pourtant point que Marat lit les nu- 
méros de son Ami du peuple dans une chambre que 
Legendre lui céda au second étage de sa maison. Que 
tous ces misérables détails sont loin des grandes me- 
sures que nous attendons de l'Assemblée convention- 
nelle! Qui ne hausserait les épaules à la vue de Maral 
dans la tribune, tirant de sa poche un pistolet, comme 
autrefois nos capucins en chaire liraient un petit bon 
Dieu de leur manche, et dire en se démenant comme 
un polirliiiiellc d'Italie : « -le ne crains rien sous le 






m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JIGÉE 

ciel ! (Lui, Maral, qui se vante de s'être caché dans un 
Hou de cave pour se soustraire aux poursuites de la 
Fayette!) Je ne crains rien sous le ciel; mais, si un 
décret est lancé contre moi par l'Assemblée, je me 
brûle la cervelle devant vous. » Puis, regardant son 
instrument de mort qui vraisemblablement ne recelait 
que de la poudre : « Mais non, je resterai au milieu de 
vous pour braver vos fureurs. » 

Maral, nous vous le répétons pour la troisième 
'ois, il y a de l'emploi pour vous, dans la Conven- 
tion; ce n'est point dans le sens de ce citoyen qui a 
dit que vous feriez moins de mal dedans-que debors. 
Vous êtes trop bien connu maintenant pour en faire 
et vos derniers placards ont achevé de vous dessiner 
«le manière à ne plus s'y méprendre. Dans quelques- 
uns de vos pamphlets, vous avez montré la verve du 
patriotisme; vous avez été utile à la Révolution- vous 
pouvez encore l'être; mais n'abusez pas de l'ascendan! 
éphémère que vous avez sur une portion du public- 
defiez-vous davantage d'une réputation équivoque' 
usurpée peut-être dans un temps de trouble, dans un 
moment d'ivresse, et qui commence à vous échapper 
Croyez-nous, Maral; laissez mûrir votre tête et sur- 
tout soutenez avec plus de dignité le caractère dont 
vous êtes revêtu; craignez de perdre au grand jour, 
espèce de succès que vous ne devez peut-être qu'à' 
1 obscurité de la cave où vous vous êtes tenu caché 
pendant plusieurs mois. Marat, le charlatanisme n'esl 
plus de saison; quittez vos gobelets. 

Mais l'Assemblée passa tout simplement à l'ordre 
jlu jour, espérant bien que les bons citoyens seraient 
les premiers à gémir sur le scandale de cette séance. 



■MnMMi 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 7,69 

Il ne faudrait pas que ces scènes dégoûtantes se répé- 
tassent sou venl, car, comme le disait fort sensément 
un député : « Les départements savent ce qui se passe 
ici. Quelle confiance auront-ils dans nos travaux? » 

La Convention nous trouve dans une grande attente; 
il faut qu'elle y réponde! Elle n'a point de modèle à 
chercher avant elle, ni autour d'elle; il faut qu'elle 
donne tout à la fois le précepte et l'exemple : qu'elle 
y pense ! Ce n'est que par un [orront de lumières fortes 
et rie vertus niàles qu'elle pourra entraîner la masse 
des esprits, travaillée encore en ce moment par un 
levain plus difficile à détruire qu'on ne pense. Pour 
obtenir l'assen liment général à des décrets qui ren- 
versent tant de vieilles idées reçues, elle a besoin d'en 
imposer par un grand caractère de sagesse et d'énergie. 
Les rois, impuissants par eux-mêmes, s'environnent 
d'un appareil menaçant et d'une pompe éblouissante 
qui frappent l'œil de la multitude. Des législateurs, 
rassemblés pour rédiger le premier code digne d'être 
offert aux hommes devenus enfin libres, ne sauraient 
mettre trop de poids dans leurs discussions et se tenir 
avec trop de constance et d'immobilité au-dessus des 
petites passions. Semblables au voyageur qui gravit 
les Alpes, ils doivent, sans s'émouvoir, entendre gion- 
der les orages sous leurs pieds. 

Il faut rendre celle justice à nos députés conven- 
tionnels; ils ont ouvert leur session avec une sorte de 
sublimité. C'est au moment que tous les potentats de 
l'Europe, coalisés contre la France, font entrer leurs 
armées sur notre territoire, que l'Assemblée natio- 
nale déclare solennellement la proscription des rois 
et 'l'abolition de la royauté. Déjà nos frontières sont 
m. 24 










370 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JDGÉE 

envahies et plusieurs de nos villes passent lâchement 
sous les fourches caudines. Chàlons et Reims sont à 
la vue de l'ennemi; tranquille à son poste, la Conven- 
tion décrète la République et la déclare une et indi- 
visible; mais il faut rester à ce degré d'élévation, et 
ne pas retomber dans de petites manœuvres de clubs 
La Prusse, l'Autriche et les émigrés redouteront plus 
encore la Convention, si elle fait son devoir, que nos 
deux millions de soldats '. 









MORT DE LOUIS XVI, DERNIER ROI DE FRANCE 

DU 19 AU 26 JANVIER 1795. 

Discite justitiam, moniti.... 

Depuis plus de treize siècles, la première nation de 
l'Européen était la plus servile ; elle portait patiem- 
ment le joug de trois dynasties successives de despotes 
Aucun peuple du monde n'avait à produire dans ses 
fastes une aussi longue liste de tyrans, et, loin d'en 
rou gl r, elle étalait avec orgueil et complaisance les 
noms de ses soixanle-cinq rois, tous impunis. 

Nous devions à la terre dont nous avions pour ainsi 
dire consacré l'esclavage par notre exemple, nous de- 
vions une grande leçon dans la personne du soixante- 
sixième de ces rois, plus criminel que tous ses prédé- 

« Ces pages, les meilleures de M. Prudliomme, condamnent la Con- 
vention d avance. Son existence ne fut en effet qu'une longue lutte in- 
testine pleine de péripéties tour à tour odieuses et burlesques, toujours 
sanglantes : sa grandeur et sa politique, trop vantées, ne consistèrent 
qu a se maintenu- au pouvoir par toute sorte de crimes et de folies : le 
sentiment de la peur et l'instinct de la conservation dominèrent tous ses 



PAR LES HOMMES DE TEMPS. 



571 






cesseurs ensemble. Le sang de Louis Capul, versé par 
le glaive de la loi, le 2 1 janvier 1 793, nous lave d'une 
flétrissure de treize cents années 1 . Ce n'est que depuis 
lundi 21 que nous sommes républicains et que nous 
avons acquis le droit de nous citer pour modèles aux 
nations voisines. 

Cet acte éclatant de justice, auquel l'histoire des 
hommes n'a rien à comparer, aurait dû peut-être 
avoir lieu sur l'autel même de la fédération, souillé 
deux fois par le serment réitéré du monarque parjure. 
L'étendue vaste du champ aurait permis à un bien 
plus grand nombre de témoins d'assister à ce mémo- 
rable événement qui ne pouvait en avoir trop. Ah l 
que tous les peuples de l'Europe n'ont-ils vu tomber 
la tête du despote 2 ! 

Mais que de souvenirs utiles a dû rappeler le choix 
delà place de la Révolution, dite autrefois de Louis XV ! 
C'est là que plusieurs centaines de citoyens de tout 
âge et de tout sexe perdirent misérablement la vie, 
victimes de la mauvaise police observée aux fêtes du 
mariage de Louis Capet et de Marie-Antoinette. 

C'est là que par les ordres de ce couple déloyal, 
Lambesc, à la tête de plusieurs cavaliers plus hu- 
mains que lui, sabra courageusement des femmes 
et des vieillards. Aux yeux d'un observateur péné- 
trant, la journée du 12 juillet 4 789 devait amener 
nécessairement celle du 21 janvier 1795. 

C'est là qu'à son retour de Varennes, en juin i 791 , 



1 La mort de Louis XVI imprime aux révolutionnaires une flétrissure 
que les siècles ne pourront effacer. 

- Quel langage atroce et sanguinaire ! que de victimes de toutes les 
classes ont succombé depuis sur celte même place! 











372 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Louis Capet aurait pu lire dans les regards mépri- 
sants du peuple la sentence de mort qu'il ne pouvait 
éviter en persistant dans ses lâches projets de perfi- 
die raisonnée. 

C'est là que furent suppliciés les agents subalternes 
du vol du garde-meuble, dont les chefs étaient au 
Temple ou du moins travaillaient au profit des pri- 
sonniers du Temple. 

C'est là, au tour de la statue de la Liberté, rem- 
plaçant celle de Louis XV, mise en morceaux, que 
furent célébrés les premiers triomphes de la Révolu- 
tion française sur les peuples de la Savoie. 

C'est là que furent atteints et immolés un grand 
nombre de Suisses qui, aussi lâches que leurs maî- 
tres, fuyaient devant les patriotes qu'ils venaient de 
trahir indignement dans le château des Tuileries, à 
l'affaire du 10 août. 

C'est là que Louis Capet devait expier sur l'échafaud 
ses crimes personnels, ceux de sa famille, de sa cour, 
et lès attentats de la royauté contre la souveraineté 
nationale . 

C'est là enfin que la nation la plus sensible, la plus 
indulgente de l'Europe, devait aussi s'en montrer 
la plus juste. Peuples et monarques! méditez la con- 
duite des Français et du dernier de leurs despotes, et 
dites-nous s'il fut jamais supplice plus équitable, 
châtiment plus mérité! Potentats superbes, sachez 
que votre arrêt de mort est écrit avec le sang de 
Capet ' ! 



1 C'est là aussi que coulèrent bientôt des torrents de sang au nom de la 
liberté el de la justice, pour le salut public ; c'est là aussi que périrent 
quelques ambitieux, dont la mémoire est restée honnie, tandis que celle 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 573 

La surveille et la veille de l'exécution, il courut un 
petil pamphlet de 12 pages in-8°, intitulé: Bréviaire 
des daines parisienne* pour la défense de louis XI /. 
Le fanatique imbécile, auteur de ce misérable pa- 
pier, exhorte les femmes de Paris « à tirer leur bon 
prince de captivité. Dieu sait (dit-il naïvement) com- 
bien ce bon prince a fait et dépensé pour empêcher, 
arrêter les progrès du républicanisme. 

« Citoyennes de Paris, femmes de la halle qui, tous 
les ans, portiez des bouquets à la reine, à la famille 
royale, et eu receviez un accueil aussi gracieux que 
généreux, réparez vos fautes passées; ramenez dans 
son palais Louis XVI, cet illustre rejeton de saint 
Louis, Charlemagne et Henri le Grand.... que lundi 
prochain Louis soit délivré! » 

L'auteur signe son écrit « de Salignae, ci-devant 
clianoine du chapitre royal de Péronne, prédicateur 
de feu la reine de Pologne, et gouverneur des enfants 
du prince Xavier, oncle du roi. » Il fut arrêté sur la 
section des Quatre-Nalions comme il colportait lui- 
même son petit libelle contre la République. Il est dé- 
tenu à la prison de l'Abbaye. 

Cet incident peut servir à rendre raison des senti- 
timenls pieux qui abondent dans le testament de 
Louis XVI qu'on trouvera ci-après. Condamné sans 
appel au tribunal de la justice et de la République, le 
ci-devant roi conservait encore quelque espoir, et 
comptait un peu sur ses bons amis les prêtres, sur- 
tout si le sursis demandé avait été décrété. 

La nuit qui précéda l'exécution, on trouva sur les 

du royal martyr, respectée même des plus passionnés aujourd'hui, esl 
devenue un culte pour la postérité, une religion pour l'histoire. 










374 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bornes en profusion, et l'on glissa sous les portes des 
libelles imprimés par lesquels on invitait le peuple 
a sauver le meilleur des mit, afin que d'Orléans 
perdu de mœurs, d'uue conduite infâme, ne mon- 
tât point à sa place sur le trône. Cet écrit commen- 
çait par ces mots : Brava Parisiens, et était signé 

En même temps on assurait qu'une quantité de 
femmes de ci-devants, quedes demoiselles entretenues 
denches marchandes, des accapareuses, devaient se 
degmser en poissardes et aller chercher les femmes 
de la halle pour, conjointement avec elles, crier grâce 
en faveur de Louis Capet, et même tacher de l'enle- 
ver; mais les poissardes, informées de ce complot 
ont eu trop de patriotisme pour s'y prêter; elles on[ 
dec.de que le 21, elles ne se mettraient point à leurs 
places dans les halles et les marchés, et qu'elles se 
tiendraient chacune chez elles. La police, de son côté 
avait pris de sages précautions pour déjouer ce 
projet. 

Tandis que quelques prêtres tramaient sourdement 
en faveur de leur ouaille auguste, des sicaires roya- 
listes assassinaient un de nos plus estimables députés 
apparemment pour glacer les autres de terreur ei 
servir de présage sinistre à la journée qui allait s'ou- 
vrir. Nous perdîmes un bon patriote, Pelletier de 
baint-Fargeau, qui avait voté la mort du tyran Le 
chef des assassins, celui des six qui porta le coup 
mortel, est ce Paris dont nous avons parlé, ce même 
garde du roi que Capet et Antoinette honoraient de 
leur faveur, et qui courut se cacher à Clignancourl, 
dans 1 etable d'une laitière, pour éviter le combat 






' 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 375 

avec le brave Boyer, qu'il avait indignement com- 
promis. 

Quelques autres députés et des magistrats, avant et 
après l'exécution, furent menacés, insultés, poursui- 
vis ; mais ces provocations partielles et clandestines 
demeurèrent sans effet, par les mesures d'ordre que 
prescrivit le conseil exécutif, et qui furent ponctuel- 
lement observées. Les voici : 

« Le conseil exécutif provisoire, délibérant sur les 
mesures à prendre pour l'exécution du décret de la 
Convention nationale des 15, 17, 19 et 20 jan- 
vier 1795, arrête les dispositions suivantes : 

« 1° L'exécution du jugement de Louis Capet se fera 

le lundi 21. 

« 2° Le lieu de l'exécution sera la place de la Révo- 
lution, ci-devant Louis XV, entre le piédestal et les 
Champs-Elysées. 

« 5° Louis Capet partira du Temple à huit heures 
du matin, de manière que l'exécution puisse être faite 

à midi. 

4° Des commissaires du déparlement de Paris, des 
commissaires de la municipalité, deux membres du 
tribunal criminel, assisteront à l'exécution. Le secré- 
taire-greffier de ce tribunal en dressera procès-verbal, 
et lesdils commissaires et membres du tribunal, aussi- 
tôt après l'exécution consommée, viendront en rendre 
compte au conseil, lequel restera en séance perma- 
nente pendant toute cette journée. » 

Avant que cet ordre eût été notifié au conseil gé- 
néral, il avait déjà pris l'arrêté suivant: 

« Le conseil général arrête que le commandant 
général fera placer lundi matin 21, à sept heures, 






, ! 



M» LA RÉVOLUTION KACONTÉE ET iVGÉE 

à toutes les barrières, une force suffisante pour em- 
pêcher nu aucun rassemblement, de quelque nature 
en sorte ' ^ °" "°" f** en,re « Paris ni 

« Qbe les sections feront mettre sous les armes et 
sur p,ed, demain matin, à sept heures, tous les ci- 

mnh 'Tf , ^ f ° nCti0nnai '' es P'^feei tous les 
employés de 1 administration, qui tous devront être à 
•eur poste; que lo„s les comités de sections seront en 
état de permanence non interrompue • 

« Invite tous les citoyens à veillera ce que les en- 

« Arrête que le présent sera à l'instant envové à la 

mumcjpahté de Pans, pour qu'elle le fasse meure à 
exécution, imprimer et afficher. » 

/^décret contre la surséance de l'exécution avait 
ete rendu dans la nuit du samedi au dimanche, e« 
de suite les propositions ci-dessous de Cambacérès 
avaient ete décrétées: 

«U conseil exécutif sera mandé sur-le-champ, et 
■Mu. sera remis expédition du dé;ret qui prononce 
contre Louis Capet la peine de mort. Le conseil eké- 
cut.f sera chargé de notifier dans le jour ce décret à 
i'ouis, de le faire exécuter dans les vingt-quatre heures 
^ a notification ; de prendre pour cette exécution 
'ou es les mesures qui paraîtront nécessaires, et de 
veiller a ce que les restes de Louis n'éprouvent aucune 
atteinte ; il rendra compte de ses diligences à la Con- 
vention nationale. 

«Il sera enjoint aux maire et officiers municipaux 
^ Pans de laisser à Louis la liberté de communiquer 



■ ^tfMlay 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 577 

avec sa famille, et d'appeler auprès de sa personne 
les ministres du culte qu'il indiquera pour l'assister 
dans ses derniers moments. » 

En conséquence de ce décret, le minisire de la jus- 
tice, le président du conseil exécutif, un membre du 
conseil, le secrétaire du conseil et deux membres du 
département, se transportèrent dimanche, à deux 
heures et demie, à la tour du Temple, pour y notifier 
à Louis Capet son arrêt de mort sans sursis. Le mi- 
nistre de la justice porta la parole el dit : « Louis, le 
conseil exécutif a été chargé de vous notifier l'extrait 
des procès-verbaux de la Convention nationale, en date 
du 15, du 17 et du 19 de ce mois. Le secrétaire va 
vous en faire lecture. » Alors le secrétaire du conseil 
lut ces Irois extraits. 

Louis répondit en lisant l'écrit suivant, que le 
conseil exécutif transmit immédiatement à la Conven- 
tion nationale : 

« Je demande un délai de trois jours pour pouvoir 
me préparer à paraître en présence de Dieu ; je de- 
mande pour cela de pouvoir appeler auprès de moi et 
voir librement la personne que j'indiquerai. La per- 
sonne que je demande est M. Jobert de Fermond ; 
il lo^e n° 483, rue du Bac. Je demande que cette 
personne soit à l'abri de toute inquiétude, de toute 
crainte pour le ministère de charité qu'elle remplira 
auprès de moi. Je demande d'être délivré de la sur- 
veillance perpétuelle que le conseil général de la 
commune a établie auprès de moi depuis quelque 
temps. Je demande, dans cet intervalle, à voir ma 
famille toutes les fois que je le demanderai et sans 
témoin. Je désirerais que la Convention nationale 



5J« LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

s'occupât tout de suite du sort de ma famille, et qu'elle 
lui permît de se relirer librement où bon lui sem- 
blerait. Je recommande à la nation toutes 'les per- 
sonnes qui m'étaient attachées. Il y en avait beaucoup 
qui avaient mis toute leur fortune à l'achat de leur 
charge, et qui doivent être dans le besoin. Parmi ces 
pensionnaires, il y avait beaucoup de vieillards et de 
pauvres qui n'avaient pour vivre que la pension que 
je leur donnais. Fait à la tour du Temple, le 20 jan- 
vier 1795. J 

«Signé: Louis. » 

La Convention passa à l'ordre du jour sur les de- 
mandes de Louis, vu l'existence du décret rendu sur 
la proposition de Cambacérès, ainsi que sur le sursis 
de trois jours, puisqu'elle avait décrété qu'il n'y au- 
rait point de surséance à l'exécution. Il fallut encore 
notifier à six heures et demie du soir ce nouveau dé- 
cret par lequel l'Assemblée passait à l'ordre du jour 
Le min.stre de la justice eût évité toutes ces allées el 
veues en observant à Louis que la Convention l'avait 
prévenu dans toutes ses demandes, et que le décret 
qu il lui notifiait en faisait foi. 

A neuf heures du matin du même jour (dimanche) 
Louis Capet avait déjà remis aux commissaires de la 
commune de service auprès de lui la lettre suivante 
sans date : 

« Je prie MM. les commissaires de la commune 
d envoyer au conseil général ma réclamation, 1° sur 
J arrêté de jeudi qui ordonne que je ne serai perdu de 
vue m jour ni nuit; on doit sentir que dans la posi- 
ton ou je me trouve il est pénible de ne pouvoir être 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 379 

seul et avoir la tranquillité nécessaire pour se recueil- 
lir, et que la nuit on a besoin de repos; 2° Sur l'ar- 
rêté qui m'interdit la faculté de voir mes conseils ; un 
décret de l'Assemblée nationale m'avait accordé de les 
voir librement, et je ne sacbe pas qu'il soit révoqué. 

a Signé : Louis. » 

Et le conseil général avait passé à l'ordre du jour, 
motivé sur ce que la Convention nationale avait, dans 
la nuit précédente, rendu un décret relatif à la de- 
mande de Louis Capeh 

Cependant ce décret ne concernait aucunement la 
demande faite par Louis de communiquer avec ses 
conseils ; c'est d'après un simple arrêté de la com- 
mune que cette communication lui a été interdite, et 
Louis était en droit de réclamer contre cet arrêté, 
puisque le décret qui lui accordait la faculté de voir 
ses défenseurs n'était effectivement pas révoqué. 

En général, la commune ne s'est point fait honneur 
pendant tout le temps de sa surveillance des prison- 
niers du Temple; elle n'a pas su concilier ce qu'elle 
devait à l'humanité et à l'infortune, avec les précau- 
tions qu'exigeait le dépôt qu'elle avait en garde. 
Jusqu'au dernier moment, elle a donné sujet au dé- 
votieux Capet de se regarder comme un martyr pré- 
destiné, et de se faire un mérite des mauvais procédés 
qu'on n'a cessé d'avoir pour lui dans tous les détails 
domestiques de sa détention, jusqu'à l'instant de son 
supplice, comme nous le verrons plus loin dans le 
rapport de Jacques Roux et de Claude Bernard, tous 
deux prêtres, c'est-à-dire sans entrailles '. 

1 L'Écriture sainte dit avec raison que : « Ce qu'il y a de plus partait 



■ 







380 LA DÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Revenons sur les derniers inslants de Louis Capet. 
Après que le ministre de la justice lui eut notifié son 
arrêt de mort, Louis rentra dans sa chambre, et, à l'in- 
stant, appelant par son nom un officier municipal, 
l'invita à s'approcher de lui, lui prit la main et la 
serra en disant : « Vous m'avez prouvé de la sensibi- 
lité. » Le municipal répondit : « Je suis homme et n'ai 
pu voir indifféremment voire situation. — Louis: Je 
suis innocent. — Le municipal : Je le crois; vous 
avez été toute voire vie si mal entouré qu'il est pos- 
sible qu'on vous ait fait faire beaucoup de choses qui 
n'étaient pas dans voire cœur; mais il faut un sacri- 
fice : je vous connais assez de courage pour ne pas 
douter que vous ne le remplissiez dignement.— Louis : 
Vous me rendez justice ; je vais vous donner une mar- 
que de confiance. — Le municipal, effrayé de ces 
mots, se retira en arrière. — Louis : Ne craignez rien- 
je ne veux rien vous proposer qui puisse blesser votre 
délicatesse. » En disant ces paroles, il tirait de sa poche 
son portefeuille, en sortait un morceau de papier qu'il 
déroulait, ce qui augmentait l'inquiétude du muni- 
cipal. Louis sortit de ce papier la clef du secrétaire; 
voyant l'embarras du municipal augmenter, il lui dit : 
« Ce sont les cent vingt-cinq louis deMalesherbes, et 
l'un de vos collègues que voilà les a vus; » il ouvrit le 
secrétaire, en tira les trois rouleaux et les remit dans 
les mains du municipal. 

Les officiers municipaux et le ministre rentrés dans 
la première pièce, le premier municipal rappela tous 
ses collègues et le Minisire autour de lui, et expliqua 

devient ce qu'il y a do pire, quand il se gâte. Corvuptio optimi pes- 
Stma. » Ces deux prêtres étaient assermenté*. 






p \ R LES HOMMES DU TEMPS. 581 

devant eux tout, ce qui s'était passé entre lui et Capet, 
en demandant à Louis, en leur présence s'il déclarait 
de nouveau que cette somme fût à Malesherbes. Louis 
répondit que oui ; le municipal engagea le ministre 
à constater la remise de cette somme, et il y consentit. 
Le ministre avait amené dans sa voiture le confes- 
seur, qui attendaitles volontés de Louis pour se rendre 
auprès de lui; le ministre étant sorti, le confesseur 
monta. Peu après, Louis fit demander sa famille; un 
municipal monta chez les femmes et dit à Antoinette : 
« Madame, un décret vous autorise à voir M. voire 
mari, qui désire vous voir ainsi que vos enfants. » 

A neuf heures du soir, toute sa famille entra; il y 
eut des pleurs, des sanglots; puis on s'entretint avec 
assez de calme; la famille sortit à dix heures et demie. 
Au moment de la séparation, Louis, revenu auprès des 
municipaux, demanda à celui qui était près de lui 
s'il pourrait les faire descendre pour le lendemain 
matin; il lui fut répondu que oui. 
On soupa séparément. 

Pendant la réunion de la famille, le confesseur avait 
été caché dans une tourelle. Après la séparation, il 
rejoignit Louis Capet. Peu de temps après, le confes- 
seur descendit au conseil, où il dit que Louis, désirant 
entendre la messe et communier, on lui procurât tout 
ce qui était nécessaire pour cette cérémonie. Le cure 
de Saint-François d'Assise envoya le tout, d'après 
les demandes du conseil, du Temple. Louis soupa 
comme à l'ordinaire, seul : il passa une partie de la 
nuit avec son confesseur; ils se couchèrent, chacun 
dans une chambre, à deux heures, en donnant ordre 
à Cléry d'entrer à cinq heures; Louis reposa fort 






382 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bien; à cinq heures, Cléry entra : il se fit habiller et 
coiffer; pendant qu'on le coiffait, il essaya un anneau 
d alliance qu il détacha de sa montre et sur lequel 
sont gravés l'époque de son mariage et les initiale^ 
du nom de sa femme. 11 entendit la messe à six heures 
et demie et communia; il passa le reste du temps 
avec son confesseur; sur les huit heures, il demanda 
des ciseaux; les municipaux lui dirent qu'ils allaient 
en délibérer; sur quoi il fut décidé qu'on ne lui en 
donnerait pas. 

Au moment du départ, il demanda à se recueillir 
trois minutes. Ensuite il donna à Cléry la petite bague 
ci-dessus, en lui disant: « Vous remettrez ceci à ma 
iemme et lui direz que je ne me sépare d'elle qu'avec 
peine. Il lui donna en outre pour son fils un cachet 
de montre en argent sur lequel est gravé l'écu de 
France, plus un paquet de cheveux de toute sa famille 
pour sa femme, en ajoutant : « Vous lui direz que je 
lui demande pardon de ne l'avoir pas fait descendre 
comme je le lui avais promis hier; ce n'est que pour 
éviter le moment cruel de la séparation. Il voulut 
ensuite donner un papier à un des municipaux, qui 
crut ne devoir pas s'en charger. Un autre le prit 
(c était le testament). Il pria qu'on laissât Cléry au- 
près de sa famille, et il partit avec assez de sang-froid 
sans être attaché, accompagné du citoyen Lebrasse' 
lieutenant, d'un maréchal des logis de la gendar- 
merie, et de son confesseur. On observa qu'il de- 
manda à plusieurs reprises son chapeau, qui lui fut 
donne Louis, près de -l'escalier, voulut parler à l'o- 
reille d un particulier; le lieutenant de gendarmerie 
1 en empêcha : « N'ayez pas peur, lui dit-il; » il des- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 585 

cendit de suite, traversa à pied la première cour, au 
milieu des gendarmes formés en haie. Arrivé à la 
voiture, qui était celle du maire, il y monta : son con- 
fesseur se mit près de lui, le lieutenant et le maré- 
chal des logis en face ; pendant le trajet, il lut les 
prières des agonisants et les psaumes de David. Le 
silence le plus profond régnait de tous côtés. Arrivé à 
la place de la Hévolution, il recommanda à plusieurs 
reprises au lieutenant son confesseur, et descendit de 
la voiture. Aussitôt il fut remis entre les mains de 
l'exécuteur : il ôla son habit et son col lui-même et 
resta couvert d'un simple gilet de molleton blanc; il 
ne voulait pas qu'on lui coupât les cheveux, et sur- 
tout qu'on l'attachât: quelques mots dils par son con- 
fesseur le décidèrent à l'instant. Il monta sur l'écha- 
faud, s'avança du côté gauche, considéra pendant 
quelques minutes les objets qui l'environnaient, et 
demanda si les tambours ne cesseraient pas de battre : 
il voulut s'avancer pour parler, plusieurs voix criè- 
rent aux exécuteurs, qui étaient au nombre de qua- 
tre, de faire leur devoir : néanmoins, pendant qu'on 
lui mettait les sangles, il prononça distinctement ces 
mots : « Je meurs innocent, je pardonne à mes en- 
nemis, je désire que mon sang soit utile aux Fran- 
çais et qu'il apaise la colère de Dieu.» A dix heures 
dix minutes, sa tète fut séparée de son corps, et en- 
suite montrée au peuple : à l'instant, les cris de « Vive 
la République! » se firent entendre de toutes parts 1 . 
Les restes de Louis furent enfermés dans une ma- 




I 



1 L'autour dissimule mal son émotion sous certaines phrases décla- 
matoires. Qui pourrait s'en défendre en face du royal martyr, aussi in- 
nocent que résigné, aussi sublime que ses bourreaux étaient égarés? 



•~' 8i LA «ÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

nette d'osier, conduits dans une charrette au cime- 
tière de la Madeleine, et placés dans une fosse entre 
deux lits de chaux vive; on y établit une garde pen- 
dant deux jours. 

On a su qu'un militaire anciennement décoré de la 
croix de Saint-Louis est mort de douleur en appre- 
nant le supplice de Louis; qu'un libraire, nommé 
Vente, ci-devant attaché aux Menus-Plaisirs, en est 
devenu fou; qu'un perruquier de la rue Culture- 
Sainte-Catherine, connu pour zélé royaliste, s'est de 
désespoir coupé le cou avec son rasoir. 

Dans la nuit qui précéda l'exécution, Antoinette, 
sa fille et sa belle-sœur pleurèrent beaucoup avant de 
souper. Le lendemain, elles demandèrent à descendre 
vers sept heures ; on leur répondit qu'il n'y avait point 
d ordres. Antoinette recommanda à ses enfants d'imi- 
ter le courage de leur père, et de ne tirer aucune ven- 
geance de sa mort; sa famille ne déjeuna point- 
mais elle dîna à une heure 1 . 

lorsque Antoinette a appris la mort de son mari 
elle demanda pour elle, sa sœur et ses enfants, des 
habits de deuil qui lui ont été fournis par le conseil 
général de la commune. 

Le cachet d'argent que Louis avait donné pour être 
remis à son fils ayant paru suspect à cause de sa forme 
peu ordinaire, on a consulté un artiste pour l'ouvrir- 
il s'est trouvé que ce cachet se sépare en trois parties,' 
qui offrent chacune une face particulière; l'une l'écu 
de France; l'autre, le chiffre de Louis, et la troisième 

« C'est à 1-initiaiiye de M de La.ochefoucauld que furent dus le deuil 

Louis XVI 1V ' er Ctl0 ' 1 d,Un m ° nUment ^" hc » la mémoil " dc 

{■Vote de l'ckliieur.) 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 585 

face, la tête de son fils casqué. Les facettes sont trois 
cachets différents. 

Tous les faits consignés ci-dessus fourniraient ma- 
tière à bien des observations. 

Capet vint à l'échafaud dans un carrosse. 

A l'exemple de Charles 1", Louis Capet, quand il 
monta sur la guillotine, était velu de blanc, symbole 
apparemment de son innocence. Cette affectation n'a 
pas échappé à certaines gens, qui ont su gré à leur 
bon maître de soutenir son rôle jusqu'à la fin : d'ail- 
leurs, diront ces amis du feu roi, il ne pouvait au- 
trement protester de son innocence, prévoyant bien 
qu'on ne le laisserait pas haranguer le peuple, et 
Santerre n'y manqua point. Nous blâmerons le gé- 
néral ou les autorités constituées qui lui ont donné 
celte consigne, mais dans un autre sens; Capet aurait 
pu nous produire quelques révélations importantes. Il 
fallait le laisser parler sur l'échafaud, il n'y avait pas 
d'inconvénients. Si Santerre a craint les effets de la 
commisération, il a fait injure aux républicains qu'il 
avait l'honneur de commander. Capet aurait-il pu ja- 
mais inspirer une pitié bâche aux Marseillais venus 
tout exprès à Paris pour nous aider à jeter les fonde- 
ments de la République, et à en sceller la première 
pierre avec le sang d'un despote ! Capet aurait-il pu 
jamais faire verser une larme à ces vainqueurs de la 
Bastille et des Tuileries, encore tout, couverts du sang 
de leurs frères, traîtreusement immolés par les ordres 
du tyran ' ! 

1 Un pareil langage est la confamnatiàn de ceux qui ont rejeté I appel 
au peuple. 

ni. 25 



^ 



mma/mMBÊÊÊ 




386 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Les prêtres et leurs dévotes, qui déjà cherchent sur 
leur calendrier une place à Louis XVI parmi les mar- 
tyrs, ont fait un rapprochement de son exécution avec 
la passion de leur Christ. A l'exemple du peuple juif 
de Jérusalem, le peuple de Paris déchira en deux la 
redingote de Louis Capet, scinderunt vestimenta sua t 
et chacun voulut en emporter chez soi un lambeau, 
mais c'était par pur esprit de républicanisme. « Vois-tu 
ce morceau de drap, diront les grands pères à leurs 
petits-enfants; le dernier de nos tyrans en était revêtu 
le jour qu'il monta à l'échafaud pour périr du sup- 
plice des traîtres. » 

Jacques Roux, l'un des deux prêtres municipaux 
nommés par la commune commissaires pour assister 
à l'exécution de Louis Capet, dit que les citoyens ont 
trempé leurs mouchoirs dans le sang. Cela est vrai ; 
mais Jacques Houx le prêtre, qui dans sa mission 
auprès du ci-devant roi lui parla plutôt en bourreau 
avide de hautes œuvres qu'en magistrat du peuple 
souverain, aurait dû ajouter dans un rapport au con- 
seil général que quantité de volontaires s'empressè- 
rent aussi de tremper dans le sang du despote le fer 
de leurs piques, la baïonnette de leurs fusils, ou la 
lame de leurs sabres. Les gendarmes ne furent pas des 
derniers. Beaucoup d'officiers du bataillon de Mar- 
seille et autres, imbibèrent de ce sang des enveloppes 
de lettres qu'ils portèrent à la pointe de leur épée, 
en tète de leurs compagnies, en disant : a Voici du 
sang d'un tyran. » 

Un citoyen monta sur la guillotine même, et plongea 
tout entier son bras nu dans le sang de Capet, qui 
s'était amassé en abondance; il en prit des caillots 



PAR LjK S HOMMES DU TEMPS. 587 

plein la main, el en aspergea par trois fois la foule 
des assistants qui se pressaient au pied de l'échafaud, 
pour en recevoir chacun une goutte sur le front. 
« Frères, disait le citoyen en faisant son aspersion, 
frères, on nous a menacés que le sang de Louis Capet 
retomberait sur nos têtes; eh bien! qu'il y retombe! 
Louis Capet a lavé tant de fois ses mains dans le 
nôtre! Républicains, le sang d'un roi porte bon- 
heur l ! » 

Un autre citoyen, témoin à l'écart de cette scène, 
digne des pinceaux de Tacite, s'écria : « Mes amis, que 
que faisons-nous! tout ceci va être rapporté; on va 
nous peindre chez l'étranger comme une population 
féroce el qui a soif de sang. » Il lui fut répondu : c< Oui r 
soif du sang d'un despote; qu'on aille le redire, sr 
l'on veut, à toute la terre; le peuple français trop 
longtemps a fait ses preuves de patience; c'est la fai- 
blesse d'une nation qui enhardit les tyrans; nous n'en 
serions pas là aujourd'hui si sur celte place, au lieu 
d'une statue, nous avionsdressé un échafaudàLouis XV. 
Que de crimes nous aurions épargnés aux Bourbons ! 
Le jour de la justice luit enfin; il faut qu'elle soit aussi 
terrible que les forfaits ont été graves ; il faut qu'on 
s'en souvienne; il faut montrer à nos voisins qui 
nous contemplent comment on punit un roi parjure; 
qu'ils sachent que le sang impur d'un tyran est l'of- 
frande la plus méritoire qu'on puisse adresser au Dieu 
des hommes libres' 2 . » 

Telles étaient en substance les pensées qui occu- 

1 Ce vœu homicide ne s'est que trop réalisé. 

* Après de telles horreurs, un homme de cœur pourrait-il s'avouer 
révolutionnaire? 









1 





588 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

paient la multitude rassemblée sur la place de la Ré- 
volution et ailleurs, immédiatement après l'exécu- 
tion . On ne manquera pas de calomnier le peuple à ce 
sujet; mais la réponse la plus péremptoire qu'on 
puisse faire aux imputations odieuses dont on va s'ef- 
forcer de noircir Paris à cette occasion, c'est le calme 1 
qui régna la veille, le jour et le lendemain du supplice 
de Louis Capet, c'est la docilité des habitants à la voix 
du magistrat. Les travaux ont été un moment suspen- 
dus, mais repris presque aussitôt, comme si de rien 
n'eût été. Comme de coutume, la laitière est venue 
vendre son lait, les maraîchers ont apporté leurs lé- 
gumes, et s'en sont retournés avec leur gaieté ordi- 
naire, chantant les couplets d'un roi guillotiné. Les 
riches ateliers, les boutiques, les magasins n'ont été 
qu'entr'ouverts toute la journée, comme jadis les 
jours de petite fête. La bourgeoisie commença un peu 
à se rassurer vers le midi, quand elle vit qu'il n.'étail 
question ni de meurtres, ni de pillage, malgré les 
prédictions charitables de quelques gens officieux. 
Il n'y eût point relâche aux spectacles; ils jouèrent 
tous : on dansa sur l'extrémité du pont ci-devant 
Louis XVI. 

La force armée, il est vrai, était imposante. Les 
citoyens qui la composaient se portèrent avec zèle à 
tous les postes indiqués, mais sans rien présager de 
sinistre; et telle sera toujours la disposition des esprits 
quand on leur montrera l'exemple. Paris n'eût pas été 
si tranquille, si sage, si la Convention eût renvoyé le 
jugement du despote aux assemblées primaires ou à 
une époque plus éloignée. 

1 Ce talmc était celui de la terreur. 




l'AR LES HOMMES DU TEMPS. 581» 

Un gazetier imprudent a osé dire à ce sujet que si 
l'on avait pris les mêmes précautions le 2 septembre, 
le sang n'aurait point coulé dans les prisons. Oui, 
sans doute, si les tribunaux eussent mieux fait leur 
devoir, si le cours de la justice n'eût point été sus- 
pendu en faveur de plusieurs grands coupables, et si 
l'on avait pu prévoir les suites d'un désir de justice 
formel et prolongé. Le peuple n'est point altéré de 
sang; il l'a bien prouvé le 20 juin, au château des 
Tuileries; mais il sent le besoin de la justice; il 
n'est point à son aise au milieu d'une foule de scé- 
lérats qui restent impunis et prêts à s'échapper. La 
chute d'une tête royale a semblé le décharger d'un 
lourd fardeau; il était temps de l'en délivrer el de 
prévenir un supplément au 2 septembre. 

On parlait de tirer le canon du pont-Neuf au mo- 
ment de l'exécution. Cela n'eut pas lieu, et en effet, la 
tête d'un roi, en tombant, ne doit pas faire plus de 
bruit que celle de tout autre scélérat '. 

Le soir, les citoyens fraternisèrent plus encore 
qu'auparavant. Dans les rues, aux cafés, ils se don- 
naient la main et se promettaient, en la serrant, de 
vivre plus unis que jamais, à présent qu'il n'y avait 
plus de pierre d'achoppement 2 . Les autres rois, se di- 
sait-on, ne nous en eussent pas moins fait Ja guerre, 
mais nous n'en serons que plus disposés à les battre; 
le même sang impur coule dans leurs veines; il faut en 
purger la terre. 

Les femmes de qui nous ne devons pas raisonnable- 
ment exiger qu'elles se placent tout de suite au niveau 



1 Atroce langage qui tient de la folie. 

* L'auteur prend ici pour la nation le rebut de tous les bagnes. 





390 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

des événements politiques, furent en général assez 
tristes; ce qui ne contribua pas peu à cet air morne 
que Paris offrit toute la journée. Il y eut peut-être 
quelques larmes de versées, mais on sait que les fem- 
mes n'en sont pas avares. Il y eut aussi quelques re- 
proches, même quelques injures. Tout cela est bien 
pardonnable à un sexe léger, fragile, qui a vu luire les 
derniers beaux jours d'une cour brillante. Les femmes 
auront quelque peine à passer du règne de la galante- 
rie et du luxe à l'empire des mœurs simples et aus- 
tères de la République ; mais elles s'y feront, quand 
elles se verrontmoins esclaves, plus honorées et mieux 
aimées qu'auparavant. 

A propos d'amour, le spectacle de Louis XVI jus- 
ticié le 21 janvier 1795, en a rappelé un autre d'un 
genre bien différent qui eut lieu à pareil jour, le 
2* janvier 1782, quand Paris, c'est-à-dire le prévôt 
des marchands et les échevins donnèrent une fête bril - 
lante à Louis Capet dans la place de Grève et payèrent 
une populace gorgée de cervelas pour crier sous le 
nez du héros de la cérémonie : Vive Louis le bien- 
aimé! 

Le rapprochement de ces deux époques qui ne sont 
pas très-éloignées, suffira-t-il pour convaincre les in- 
crédules qu'enfin la révolution est faite? Mais elle ne 
l'est, elle n'est consommée que du lundi 21 jan- 
vier I 793. La liberté ressemble à cette divinité des an- 
ciens qu'on ne pouvait se rendre propice et favorable 
qu'en lui offrant en sacrifice la vie d'un grand coupa- 
ble '. Les druides promettaient la victoire à nos ancê- 

' Coupable de trop de bonté : on pourrait ajouter d une faiblesse que 
lui inspiraient l'horreur du sang et l'amour de ses peuples. 



PAU LES HOMMES M TEMPS. 591 

très, partant pour une seconde campagne, quand ils 
rapportaient de la première une tête couronnée sur 
les autels de l'Hercule gaulois. 

Louis Capet était né le 25 août \ 754. 

Voici le testament qu'il remit, en sortant du Tem- 
ple, à un officier municipal : 

« Au nom de la très-sainte Trinité, du Père, du 
Fils, et du Saint-Esprit, aujourd'hui vingt-cinquième 
jour du mois de décembre 1792, moi, Louis, sei- 
zième' du nom, roi de France, étant depuis plus de 
quatre mois enfermé avec ma famil'e dans la tour du 
Temple par ceux qui étaient mes sujels, et privé de 
toute communication quelconque, môme depuis le 
1 1 du courant avec ma famille; de plus impliqué dans 
un procès dont il est impossible de prévoir l'issue, à 
cause des passions des hommes, et dont on ne trouve 
aucuns prétextes ni moyens dans aucune loi existante, 
n'ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et au- 
quel je puisse m'adresser, je déclare ici en sa présence 
mes dernières volontés et mes sentiments. 

«Je laisse mon âme à Dieu, mon créateur; je le 
prie de la recevoir dans sa miséricorde, de ne pas la 
juger d'après ses mérites, mais par ceux de Notre- 
Seigneur Jésus-Christ, qui s'est offert en sacrifice à 
Dieu son père pour nous autres hommes, quelque in- 
dignes que nous en fussions, et moi le premier. 

« Je meurs dans l'union de notre sainte mère l'É- 
glise catholique, apostolique et romaine, qui tient ses 
pouvoirs, par une succession non interrompue, de 
saint Pierre auquel Jésus-Christ les avait confiés. 

« Je crois fermement et je confesse tout ce qui est 
contenu dans le symbole et les commandements de 



; 







m 




592 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Dieu et de l'Église, les sacrements et les mystères, tels 
que l'Église catholique les enseigne et les a toujours 
enseignés; je n'ai jamais prétendu me rendre juge 
dans les différentes manières d'expliquer les dogmes 
qui déchirent l'Église de Jésus-Christ, mais je m'en 
suis rapporté et rapporterai toujours, si Dieu m'ac- 
corde vie, aux décisions que les supérieurs ecclésias- 
tiques, unis à la sainte Église catholique, donnent et 
donneront, conformément à la discipline de l'Église, 
suivie depuis Jésus-Christ. Je plains de tout mon cœur 
nos frères qui peuvent être dans l'erreur, mais je ne 
prétends pas les juger, et je ne les aime pas moins 
tous en Jésus-Christ, suivant ce que la charité chré- 
tienne nous enseigne. Je prie Dieu de me pardonner 
tous mes péchés: j'ai cherché à les connaître scrupu- 
leusement, à les détester et à m'humilier en sa pré- 
sence, ne pouvant me servir du ministère d'un prêtre 
catholique. Je prie Dieu de recevoir ma confession 
que je lui en fais, et surtout le repentir profond que 
j'ai d'avoir mis mon nom (quoique cela fût contre ma 
volonté) à des actes qui peuvent être contraires à la 
discipline et à la croyance de l'Église catholique, à la- 
quelle je suis toujours resté sincèrement uni de cœur. 
Je prie Dieu de recevoir la ferme résolution où je suis, 
s'il m'accorde vie, de me servir, aussitôt que je lé 
pourrai, du ministère d'un prêtre catholique, pour 
m 'accuser de tous mes péchés, et recevoir le sacrement 
de pénitence. 

« Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés 
par inadvertance (car je ne me rappelle pas d'avoir 
fan sciemment aucune offense à personne) ou ceux à 
qui j'aurais pu avoir donné de mauvais exemples ou 



PAR LES HOMMES BU TEMPS. 385 

des scandales, de me pardonner le mal qu'ils croienl 
que je peux leur avoir fait. 

« Je prie tous ceux qui ont de la charité d'unir leurs 
prières aux miennes, pour obtenir de Dieu le pardon 
de mes péchés. 

« Je pardonne de bon cœur à tous ceux qui se sont 
faits mes ennemis, sans que je leur en aie donné au- 
cun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner, de môme 
que ceux qui, par un faux zèle ou par un zèle malen- 
tendu, m'ont fait beaucoup de mal. 

« Je recommande à Dieu ma femme, mes enfants, 
ma sœur, mes tantes, mes frères, et tous ceux qui me 
sont attachés par les liens du sang- ou par quelque 
autre manière que ce puisse être. Je prie Dieu parti- 
culièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma 
femme, mes enfants et ma sœur, qui souffrent depuis 
longtemps avec moi; de les soutenir par sa grâce, 
s'ils viennent à me perdre et tant qu'ils demeureront 
dans ce monde périssable. 

« Je recommande mes enfants à ma femme; je n'ai 
jamais douté de sa tendresse maternelle pour eux, je 
lui recommande surtout d'en faire de bons chrétiens 
et d'honnêtes hommes, de ne leur faire regarder les 
grandeurs de ce monde-ci (s'ils sont condamnés à les 
éprouver) que comme des biens dangereux et péris- 
sables, et de tourner leurs regards vers la seule gloire 
solide et durable de l'éternité, .le prie ma sœur de 
vouloir bien continuer sa tendresse à mes enfants, et 
de leur tenir lieu de mère, s'ils avaient le malheur 
de perdre la leur. 

« Je prie ma femme de me pardonner tous les 
maux qu'elle souffre pour moi, et les chagrins que je 













■"94 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union 
comme elle peut être sûre que je ne garde rien contré 
elle, si elle croyait avoir quelque chose à se repro- 
cher. r 

« Je recommande bien vivement à mes enfants 
après ce qu'ils doivent à Dieu qui doit marcher avant 
tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et 
obéissants à leur mère, et reconnaissants de tous les 
soins et les peines qu'elle se donne pour eux et en mé- 
moire de moi. Je les prie de regarder ma sœur comme 
une seconde mère. 

« Je recommande à mon fils, s'il avait le malheur 
de devenir roi, de songer qu'il se doit tout entier au 
bonheur de ses concitoyens, qu'il doit oublier toute 
haine et tout ressentiment, et nommément tout ce qui 
a rapport aux malheurs et aux chagrins que j'éprouve 
qu'il ne peut faire le bonheur des peuples qu'en ré- 
gnant suivant les lois; mais en même temps qu'un 
roi ne peut les faire respecter et faire le bien qui est 
dans son cœur qu'autant qu'il a l'autorité néces- 
saire, et qu'autrement, étant lié dans ses opérations 
et n inspirant point le respect, il est plus nuisible 
qu utile. 

« Je recommande à mon fils d'avoir soin de toutes 
les personnes qui m'étaient attachées, autant que les 
circonstances où il se trouvera lui en donneront les fa- 
cultés, de songer que c'est une dette sacrée que j'ai 
contractée envers les enfants ou les parents de ceux qui 
ont pér, pour moi, et ensuite de ceux qui sont mal- 
heureux pour moi. Je sais qu'il y a plusieurs person- 
nes de celles qui m'étaient attachées qui ne se sont pas 
conduites envers moi comme elles le devaient, et qui 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 595 

ont même montré de l'ingratitude, mais je leur par- 
donne (souvent, dans les moments de trouble et d'ef- 
fervescence, on n'est pas le maître de soi), et je prie 
mon fils, s'il en trouve loccasion, de ne songer qu'à 
leurs malheurs. 

« Je voudrais encore témoigner ici ma reconnais- 
sance à ceux qui m'ont montré un attachement véri- 
table et désintéressé. D'un côté, si j'étais sensiblement 
touché de l'ingratitude et de la déloyauté de gens à 
qui je n'avais témoigné que des bontés, à eux, à leurs 
parents ou amis, de l'autre j'ai eu de la consolation à 
voir l'attachement et l'intérêt gratuit que beaucoup de 
personnes m'ont montrés. Je les prie d'en recevoir 
tous mes remercîments; dans la situation où sont en- 
core les choses, je craindrais de les compromettre si je 
parlais plus explicitement, mais je recommande à 
mon fils de rechercher spécialement les occasions de 
pouvoir les reconnaître. 

«le croirais calomnier cependant les sentiments de 
la nation, si je ne recommandais ouvertement à mon 
lils MM. de Chamilly et Hue que leur véritable atta- 
chement pour moi avait portés à s'enfermer avec moi 
dans ce triste séjour, et qui ont pensé en être les mal- 
heureuses victimes. Je lui recommande aussi Cléry, 
des soins duquel j'ai eu tout lieu de me louer depuis 
qu'il est avec moi. Comme c'est lui qui est resté avec 
moi jusqu'à la fin, Je prie messieurs de la Commune 
de lui remettre mes hardes, mes livres, ma montre, 
ma bourse et les autres petits effets qui ont été dépo- 
sés au conseil de la Commune. 

« Je pardonne encore très- volontiers à ceux qui me 
gardaient, les mauvais traitements et les gênes dont 



I 



.1- 



m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ils ont cru devoir user envers moi. J'ai trouvé quel- 
ques âmes sensibles et compatissantes; que celles-là 
jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit 
leur donner leur façon de penser. 

« Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze 
de recevoir ici tous mes remercîments et l'expression 
de ma sensibilité pour tous les soins et les peines qu'ils 
se sont donnés pour moi '. 

« Je finis en déclarant devant Dieu, et prêt à pa- 
raître devant lui, que je ne me reproche aucun des 
crimes qui sont avancés contre moi. 

« Fait double à la tour du Temple, le 25 décembre 1 792, 

« Signe : Louis. 
« Est écrit baudrais, officier municipal. » 




« L'exécution de Louis XVI a presque été l'anni- 
versaire âe celle de Charles I", roi d'Angleterre; 
l'une et l'autre ont eu lieu au mois de janvier; celle de 
Stuart fut le 29, 1649. Nous avons déjà eu occasion 
de montrer la différence qu'il y avait entre ces deux 
procès. L'affaire de Charles I er , quoique poursuivie 
d'une manière bien moins légale que celle de Louis, 
avait cependant un autre caractère de grandeur. On 
n'avait pas cru que, pour juger un ennemi couronné 
du peuple, il fallût passer par tous les intermédiaires 
de la suspension et de la déchéance; on n'avait pas 

« Ce testament est la noble justification d un roi si odieusement ca- 
lomnie, et dont la mémoire aujourd'hui est devenue un objet de véné- 
ration pour les peuples empressés de rejeter tout l'odieux du crime sur 
les vrais coupables. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 397 

cru qu'il fallût le dégrader pour le justicier; ce fut à 
à la fois l'homme et le roi que l'on jugea; ce fut à la 
fois l'homme et le roi que l'on punit; au lieu que 
nous n'avons jugé que l'homme, nous n'avons puni 
que lui. En Angleterre, la royauté fut conduite à l'é- 
chafaud avec tout son cortège. Là garde personnelle 
de Charles marchait devant lui, tout armée. Quel- 
ques-uns de ses gentilshommes, la tête nue, l'entou- 
raient; on le fit passer par la salle où il recevait ordi- 
nairement les ambassadeurs; une espèce de pont de 
bois ou de transport, élevé à la hauteur d'une des fe- 
nêtres de cette salle, conduisait à l'échafaud; le tout 
était tendu de noir; lui-même était revêtu de son cor- 
don bleu; il avait son manteau royal sur les épaules. 
Les rois sont si vains et si orgueilleux, que Charles 
parut flatté de mourir ainsi. Une seule chose le 
chagrina; c'est que le billot qui attendait sa tête et sur 
lequel reposait la hache était plus bas qu'à l'ordi- 
naire. Il s'en plaignit; il eût voulu au contraire qu'en 
l'honneur d'un roi on l'eût fait plus haut que poul- 
ies autres exécutions. 

« Si de cet appareil extérieur nous tournons notre 
attention sur la personne de Charles, on le verra exci- 
tant autant d'intérêt qu'il est possible à un criminel 
La France, la Hollande, l'Ecosse s'intéressèrent en sa 
faveur auprès des deux Chambres et du général d'ar- 
mée. Quatre de ses conseillers, Riclimond, Hertfort, 
Southampton et Lindsey dirent qu'ils étaient seuls 
coupables du mal qu'il avait pu faire, et s'offrirent à 
mourir pour lui. Avant le supplice, étant monté déjà 
sur l'échafaud, il ne voulut parler qu'à une dizaine 
Garnis qui l'accompagnaient; il désira ensuite qu'on 




398 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ne l'attachât point, promit de se mettre de lui-même 
sur le billot '. , 



L auteur se la,sse entraîner à un parallèle qu'il suffit d'indiquer el 
dans lequel d est lom de se montrer juste. On a souvent comparées 
B urbons aux Stuarts : ces deux maisons royales se ressemblent beau! 
coup en effet par les malheurs de leur destinée. Mais cette similitude 
est plus apparente que réelle, sous tous les autres rapports. D n'est p 
ZZr e êll T t FranÇaiS .r r ,™*- -mbienTes Bourbons £ 

^2iTr^r s ete plus ^ sur ie trône et dans "* 




PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



599 



EXTRAITS 

DU JOURNAL DES ÉTATS GÉNÉRAUX, PUIS DE L ASSEMBLÉE 
NATIONALE ' 



SÉANCE MJ 12 AOUT 1789. 

M. le président a proposé de se réunir ce soir dans 
les bureaux, pour être près de partir sur-le-champ, 
afin de se rendre auprès du roi. 

Plusieurs ont demandé si on prendrait le grand 
costume ; et il a été décidé que tout le monde serait 
en noir, à cause du deuil de feu M. le Dauphin. 

M. Target a donné lecture de l'adresse au roi : 

En voici l'extrait : 

« L'Assemblée nationale apporte à Votre Majesté la 
seule offrande digne de votre cœur; c'est un monu- 

1 Après avoir vu la Révolution dans la rue, nous allons la voir à 
l'œuvre dans l'Assemblée, cherchant et discutant une nouvelle constitu- 
tion, avortée aussitôt qu'éclose. Ce n'est pas le talent, ce ne sont pas les 
lumières qui lui firent défaut; jamais assemblée n'en posséda autant . 
Mais l'esprit de révolte paralysa les meilleures intentions et les plus beaux 
efforts. Les révolutions détruisent, mais ne réussissent jamais à rien 
fonder de durable. 











iOO LA RÉYOLUTIO.N RACONTÉE ET JUGÉE 

ment élevé par le patriotisme et la générosité de tous 
les citoyens. Les privilèges, les exemptions, toutes ces 
distinctions humiliantes ont disparu. Provinces, villes, 
ecclésiastiques, nobles et communes, tous ont aban- 
donné leurs antiques usages avec plus de satisfaction 
que l'intérêt personnel ne les avait réclamés; vous ne 
voyez devant vous que des Français gouvernés par les 
mêmes principes et les mêmes lois, et prêts à donner 
leur vie pour l'intérêt de la nation 

« Comment cet esprit si noble n'aurait-il pas été 
excité par la promesse de cette constante et amicale 
harmonie que vous avez établie entre vous et l'As- 
semblée nationale, et dont peu de rois avaient assuré 
la nation. Votre choix offre à la nation des ministres 
qu'elle vous eût présentés elle-même; parmi les dé- 
positaires de la confiance publique vous avez choisi 
les dépositaires de votre pouvoir. 

« Vous avez voulu que l'Assemblée se réunît à 
vous pour rétablir la paix. 

« Agréez, sire, l'hommage de notre respect et de 
notre reconnaissance, et ne portez désormais que le 
titre qui vous a été décerné dans toutes les âmes, le 
litre que la nation vous a déféré unanimement, celui 
de restaurateur de la nation française. » 

Elle a donné lieu à deux remarques assez visibles. 

11 y avait dans la première phrase : « l'offrande 
apportée aux pieds de Votre Majesté. » Plusieurs 
membres se sont écriés : « Haut le pied! » 

11 y avait : « la nation enivrée de votre gloire. » 

M. de Mirabeau a observé qu'un corps législatif 
n'était jamais ivre, ni dans l'ivresse. 

L'Assemblée s'est séparée dans les bureaux pour 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



401 



nommer les cinq personnes qui doivent travailler à la 
rédaction de la Déclaration des droits de l'homme. 



SÉANCE DU 13 AOUT 1789. 



A l'ouverture de la séance, M. le président a rendu 
compte de sa mission auprès du roi, pour le prier de 
recevoir l'Assemblée nationale. Le roi a fixé l'heure à 
midi. 



DISCOURS DE M. LE COMTE DE MIRABEAU 

SUR LE SERMENT MILITAIRE ENTRE LES MAINS DES MUNICIPALITÉS. 

« Jamais les forces militaires ne doivent être subor- 
données aux forces civiles, ou bientôt il n'y aurait 
plus d'armée, surtout si, dans le régime actuel, elles 
étaient soumises à la volonté des municipalités, qui ne 
sont que des établissements monstrueux du despo- 
tisme '. 

« J'ai bien entendu parler de l'aristocratie mili- 
taire, judiciaire, l'aristocratie de l'Eglise; mais je n'ai 
jamais connu une plus cruelle, une plus tyrannique 
autorité que celle usurpée par des officiers munici- 
paux, et ce serait la porter à son comble que de met- 



1 Jamais l'armée n'obéira volontiers à un corps délibérant, ni à des 
officiers civils. L'armée est une organisation à part qui aime à ne relever 
que d'elle-même et de l'autorité souveraine, et elle a mille fois raison 
pour l'unité du commandement et de la discipliné. 

Au reste, toutes les questions de droit publie et d'administration gér 
nérale vont être successivement débattues, et passeront tour à tour sous 
les jeux du lecteur. Sous ce rapport, les pages qui suivent ne peuvent 
manquer d'exciter au plus haut degré l'intérêt des esprits sérieux et ré- 
fléchis. 

m. 20 




402 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tre encore dans leurs mains le dernier moyen de 
l'oppression. 

« Les citoyens seraient sans cesse sous le joug de 
leur pouvoir, si le mépris dont sont couvertes les 
municipalités ne servait quelquefois à les en affran- 
chir. 

«Je le prouverai, moi qui appartiens à une pro- 
vince dont le chef municipal a fait tirer le premier 
coup de fusil sur les peuples, ce qui a allumé le feu 
de la guerre : j'en entretiendrai l'Assemblée en temps 
et lieu. 

« Maintenant, revenons au comité militaire. Tout 
ce qui a rapport à l'armée appartient incontestable- 
ment à l'Assemblée; elle a le droit et elle doit en 
connaître. 

« Je ferai une distinction. 

« Si l'auteur eût voulu fixer votre Assemblée sui- 
des détails qui vous auraient éloignés de la constitu- 
tion, il faudrait rejeter sa motion; elle eût été pré- 
maturée. 

« S'il ne fait que porter vos regards sur les rap- 
ports que l'armée peut avoir avec le corps social, elle 
n'est pas prématurée, et l'on doit délibérer. » 

Telles ont été les réflexions de M. le comte de Mi- 
rabeau. 



SUITE DU 13 AOUT. 




La première partie a fait adopter avec empresse- 
ment le changement de rédaction. Ainsi, au lieu de : 
Les officiers jureront es mains, il faut lire : A la tête 
des troupes, en présence des officiers municipaux. 

La seconde n'a eu aucun succès. Vraisemblable- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 405 

menl, si l'Assemblée eût duré plus longtemps, le 
comité aurait été établi. 

Ce changement ne se fera pas cependant sans dis- 
cussion. 

M. Pison du Galand a proposé de mettre que les 
troupes prêteraient serment à la nation, aux lois et 
au roi. Sans doute, cela doit être ainsi. 

Le roi doit être après la nation, parce qu'il n'est 
rien sans la nation, et que la nation peut être tout 
sans lui. 

Le roi doit être après les lois, parce qu'il ne règne 
que par les lois et qu'il ne règne que pour les lois; 
retranchez les lois, il n'est plus de roi. Que reste-t-il? 
un despote! Et c'est alors que ce despote se place 
avant les lois. 

M. Bouche a proposé aussi d'insérer clans la for- 
mule que, dans le cours de la session, l'on s'occupe- 
rait du sort des soldats. 

M. de Clermont-Tonnerre a demandé s'il existait 
dans la rédaction ces mots-ci : Sur la réquisition des 
officiers civils ou municipaux. 

Toutes ces questions ont été débattues au milieu du 
tumulte et de l'agitation. 

L'on a terminé par retrancher l'erreur glissée dans 
la rédaction, et la formule a été rétablie telle qu'elle 
a été adoptée dans la séance de lundi. 

La séance s'est terminée. 

MM. les députés se sont rendus au château. 

Les huissiers précédaient M. le président. 

Le grand maître est venu le recevoir à la porte de 
l'appartement du roi, et a marché entre lui et les 
huissiers. 



I 












fil 









KU LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. le président est venu dans la galerie se placer à 
la tête de l'Assemblée, pour y attendre le roi, qu'il 
venait d'avertir. 

Le roi a répondu à l'adresse ce qui suit : 
« J'accepte avec reconnaissance le titre que vous 
me décernez. Il répond aux motifs qui m'ont guidé 
lorsque j'ai rassemblé autour de moi les représen- 
tants de ma nation. Mon vœu maintenant est d'assurer 
avec vous la liberté publique par le retour si néces- 
saire de l'ordre et de la tranquillité; vos lumières et 
vos intentions m'inspirent une grande contiance dans 
le résultat de vos délibérations. Allons prier le ciel de 
nous accorder son assistance, et rendons-lui les ac- 
tions de grâces des sentiments généreux qui régnent 
dans votre Assemblée. » 

Le roi est sorti le premier, M. le président ensuite, 
suivi des ministres. 






1: 


















1 










t'.. 











SEANCE DU 15, AU SOI;:. 

Le lecteur sera sans doute étonné de voir renaître 
la question des dîmes. Elle était terminée ; le clergé 
l'avait défendue dans le point de droit, l'avait aban- 
donnée lorsqu'il avait vu que ses prétentions n'au- 
raient aucun succès. Les communes et la noblesse 
avaient accepté cet abandon ; et aujourd'hui le clergé 
revient contre l'acte le plus solennel, le plus sacré qui 
puisse exister parmi les hommes. 

Hier matin, l'on avait arrêté une assemblée par 
bureaux : hier soir, on a fait avertir les bureaux de 
se rendre dans l'Assemblée de la salle nationale. 

Plusieurs députés ont observé que la séance n'avait 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 405 

pas été indiquée d'une manière légale; que les objets 
que l'on proposait devaient être renvoyés à la séance 
de demain. Malgré ces observations, la séance a eu 

lieu. 

Elle a été commencée par la lecture de la réponse 

du roi. 

L'on a proposé ensuite différents comités, ce qui a 
nécessité quelques discussions. Ces objets étant ter- 
minés, M. de Clermont-Tonnerre a donné lecture de 
l'article vi des dîmes. 

Il s'est appesanti sur celte phrase que le clergé 
interprète à sa manière, et qui ne lui est jamais dés- 
avantageuse : 

« Et, cependant, jusqu'à ce qu'il ait été pourvu, 
et que les anciens possesseurs soient entrés en jouis- 
sance de leur remplacement, l'Assemblée nationale 

ordonne, etc. » 

Par ce mot de remplacement, le clergé croit que 
chaque curé, chaque abbé, chaque évêque aura l'é- 
quivalent de ses dîmes. 

Et M. de Clermont a demandé à l'Assemblée si, 
dans l'arrêté consenti par l'Assemblée,, au lieu de 
remplacement, il n'y avait pas le mot de traitement 1 . 

M. de Chasset et plusieurs autres ont appuyé l'ob- 
servation de M. de Clermont. 

Le clergé s'est défendu alors comme il s'était déjà 

< Il est à remarquer que le traitement du clergé n'est qu'une com- 
pensation des dîmes, et non point un échange pour les biens de main- 
morte dont il fut dépossédé. On verra plus tard qu'en s'appropriant ces 
biens, l'État se chargea de l'organisation et des charges de la bienfai- 
sance et de la charité publiques, dont jusque-là le clergé avait été le 
principal mandataire et le canal officieux. L'État n'a pas rempli la tâche 
qu'il s'était imposée. 






■ 











406 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

défendu. 11 a réclamé, employé les arguments, puis 
ensuite les clameurs, les murmures, et enfin il est 
parvenu à troubler l'ordre de l'Assemblée. 

Malgré tout, la discussion sur l'interprétation de 
l'article des dîmes n'a pas encore cessé. Plusieurs 
membres ont opposé la voix de la raison à la surdité 
bruyante du corps ecclésiastique. 

M. Target et M. de Mirabeau ont parlé avec beau- 
coup d'énergie, disant qu'il fallait s'en tenir à la dé- 
claralion de M. l'archevêque de Paris, qui avait parlé 
au nom du clergé, et déclaré qu'il fallait s'en rap- 
porter à la générosité de la nation sur le traitement à 
faire aux curés. 

M. l'évêque de Chartres a opposé un moyen assez 
singulier contre ces deux préopinants. « Comment, 
a-t-il dit, l'Assemblée pourra-t-elle révoquer un ar- 
rêté envoyé dans les provinces avec tant de publicité, 
si solennellement porté au roi? 11 serait honteux pour 
l'Assemblée de réformer un pareil acte. » Au milieu 
de ces discussions, quelques reproches ont été adressés 
aux secrétaires. 

M. Fréteau s'est excusé, en rejetant l'erreur sur 
M. Émery, et celui-ci sur tous les secrétaires, en di- 
sant qu'il était resté au secrétariat tant que la délibé- 
ration avait été prise. 

Enfin, toutes ces querelles particulières et générales 
se sont terminées par l'arrêté suivant : 

« L'Assemblée nationale a reconnu que les mots 
employés dans l'article 5, concernant les dîmes de 
remplacement, n'étaient autre chose qu'un traite- 
ment convenable; elle a arrêté qu'il n'y avait lieu à 
délibérer. » 



PAR LES HOMMES 1111 TEMPS. 407 

M. Desmeuniers, l'évêque de Langres, Tronchet, le 

comte de Mirabeau, Redon, sont les cinq personnes 

chargées de rédiger pour lundi la Déclaration des 

droits de l'homme. 

L'Assemblée n'a pas duré longtemps, mais elle a 

été très-orageuse et très-tumultueuse. 

SÉANCE DU -U AOUT 17R9. 

A l'ouverture de la séance, un de MM. les secré- 
taires a donné lecture des procès-verbaux depuis la 
fameuse séance du 4 août. 



MOTION DE M. DU QUESNOY. 

S'il faut discuter l'opinion de tel ou tel individu; 
s'il faut nous livrer à toutes les opinions que l'on nous 
soumettra pour le travail important de la Constitu- 
tion; il est évident qu'il durera longtemps. 

C'est pour prévenir ces inconvénients que vous avez 
nommé un comité de constitution; ce comité ne vous 
a présenté jusqu'ici aucun plan, si ce n'est l'ouvrage 
de M. l'archevêque de Bordeaux, qui encore n'offre 
que la distribution et la division des matières. Ce co- 
mité nous laisse donc encore aujourd'hui au même 
point où nous étions lorsque nous l'avons créé; les 
membres qui le composent ont donné divers plans ; 
mais ce n'est pas le plan général, celui de toutes les 
opinions du comité, mais bien des plans individuels. 
Ainsi nous allons retomber dans l'inconvénient que 
nous voulions éviter, et c'est pour nous en éloigner 
une seconde fois que j'ai l'honneur de vous offrir un 
moyen de prévenir ce danger. 



«8 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Personne d'entre nous n'a accepté de projet. Cepen- 
dan personn n - est pag sam avo . r PJ . jp n 

ticuheres sur la Constitution F 

££*] d ° nC ' «« ** fi- celles oui sont 

Ains, par exemple, il est clair que l'Assemblée ne 

veut qu une ou deux chambres. Il conviendrait " 
foire cette question, et alors elle servirait de base au 
com,te ce sera.t un point donné dont Je comité se 
rapprocherait pour en tirer toutes les conséquence 
necessa.es, et son travail serait conforme par là aux 
vues de l'Assemblée. P 

Cette idée est facile à saisir. Ainsi je proposerai 
J-le-champ „rdre que je ^ J *£*£ 

classef tingUe ^ ^ ** U C ° nStitUtion en d ™ 

ad* Ct* qUi ti6nt " deS Ch0ses P ressantes - ei 
qu , par leur nature, doivent être traitées sur-le- 
champ; la seconde, celles qui doivent faire l'objet 
d un travail plus éloigné. J 

saflTît C,aSSe PréSeme dGS ( ï Uesti0ns *■* ^nt 

î'étend 1 T imp0rtame ^ d,eS fixer -t les rapports 
et J étendue des pouvoirs de l'Assemblée 

Ainsi je demanderais que l'on s'occupât d'abord 
d une proposmon énoncée dans bien des cahiers. 
L Assemblée sera-t-elle permanente ou périodique? 

Sans doute, ] a nécessité d'empêcher les progrès de 
a puissance exécutrice, d'arrêter son extension pro- 
digieuse, semble avoir frappé tous les esprits 

ba seconde est celle qui est relative aux élections; 
ainsi je demanderais quelles sont les qualités néces- 



MM 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 401» 

saires dans ceux qui doivent être éligibles, soit pour 
l'Assemblée nationale, soit pour les assemblées secon- 
daires. Vous déciderez si l'Assemblée nationale sera 
composée des représentants de la nation ou des re- 
présentants des corps, s'il n'y aura plus qu'un seul 
intérêt ou différents intérêts opposés; enfin l'intérêt 
de la nation ou l'intérêt des corps. 

Je vous supplie, messieurs, d'observer qu'en déci- 
dant les formes et les qualités de l'élection, vous hâtez 
le moment des assemblées provinciales. 

Vous rendez aussi à la puissance exécutrice le moyen 
de rétablir l'ordre; car ces assemblées seules pour- 
ront, par la confiance qu'elles inspirent, opposer une 
barrière insurmontable à la sédition. 

Les autres questions ne sont point aussi importantes 
pour le moment; mais elles le sont autant pour l'a- 
venir. Quelle sera l'influence de l'autorité royale sur 
la législation? Le roi aura-t-il le droit de veto? Ce 
droit sera-t-il limité ou non? 

Y aura-l-il deux chambres? Quelles seront leurs 
fonctions, leur influence? 

Telles sont les questions que l'on devrait, ce nie 
semble, traiter d'avance, pour ramener le comité à 
des points déjà avoués par l'Assemblée; vous éviterez 
par là une foule de projets particuliers qu'il faudrail 
discuter. 




PROJET D'ARRÊTÉ DE M. DUQUESNOY. 

L'Assemblée nationale, considérant que, pour hâter 
le moment de l'établissement de la Constitution, il est 
nécessaire de fixer les bases de cette Constitution : 






*» LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

A arrêté, avant tout examen sur la Constitution 
d examiner les questions suivantes, divisées en deux 
classes : 



PREMIERE CLASSE. 

J ° L'Assemblée nationale sera-t-elle permanente ou 
périodique? 

2° Quelles seront les qualités des éligibles, soit dans 
1 Assemblée nationale, soit dans les assemblées secon- 
daires? 

SECONDE CLASSE. 

1° Quelle sera J'influence de l'autorité royale en 
matière de législation? 

2° L'Assemblée nationale sera-t-elle composée d'une 
ou de deux chambres? 

Elle a arrêté en outre que chacune des questions 
sera renvoyée à l'examen des bureaux. 




DISCOURS DE M. DE VOLNEY 

« Avant de délibérer sur la motion du préopinant, 
il faudrait connaître le travail du comité. 

« M. Bergasse a un travail complet; il faut le con- 
naître; et l'Assemblée ne doit fixer la marche qu'après 
1 avoir médité. 

« La motion actuelle présente sans doute des ques- 
tions très-intéressantes. L'organisation des assemblées 
offre une grande discussion; mais, avant de s'en occu- 
per, ne faudrait-il pas fixer l'organisation des assem- 
blées secondaires? 



. PAR LES HOMMES DU TEMPS. «1 

« 11 paraît que, clans ce moment-ci, nous avons 
besoin de force et d'action. Nous avons, à la vérité, 
l'autorité de l'opinion, mais cette puissance n'est que 
morale. Nous ne pouvons faire exécuter nos décrets 
que par le secours des municipalités; elles seules sont 
en fonction : mais ces municipalités sont encore sous 
la verge du despotisme; ce sont des établissements 
élevés sur les ruines de la liberté publique, et dans la 
dépendance du pouvoir exécutif. 11 meparaildoncque, 
dans le principe, nous devons nous occuper d'organi- 
ser les assemblées paroissiales, les assemblées munici- 
pales, les assemblées provinciales, et enfin l'Assemblée 
nationale 

« 11 est important et nécessaire de mettre sur-le- 
champ ces assemblées en activité. Par là, vous serez 
certains de votre autorité; vos décrets seront exécutés; 
par là vous ferez facilement consommer l'opération 
d'établir par égalité la perception des impôts pour les 
six derniers mois de l'année. 

a Une circonstance me paraît influer sur ce projet. 
Il faut préparer le plan de toutes les assemblées gra- 
duelles; il faut donner des ordres pour leur établisse- 
ment; tout cela nécessite un délai au moins de deux 
mois. Ainsi, toutes les assemblées seront, dans le cou- 
rant d'octobre, en activité, c'est-à-dire à l'époque où 
l'on renouvelle les rôles. 

« Ce moyen me paraît seul suffisant pour apaiser la 
fermentation du peuple. Aussi, j'appuie la motion de 
M. du Quesnoy dans sa première partie. L'amende- 
ment que je propose, c'est de former des assemblées 
de divers grades avant de s'occuper de la Constitution. 
Mais je regarde comme nécessaire de s'occuper avant 




412 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tout des assemblées secondaires, et de rétablir en quel- 
que sorte le pouvoir exécutif de l'Assemblée. Il faut 
donc former les assemblées paroissiales, former les 
assemblées municipales, les assemblées provinciales 
et enfin l'Assemblée nationale. Tel est l'ordre de 
choses, tel est celui que je propose. » 

M. Crémière a insisté pour que l'on ne fît rien que 
le travail de M. Bergasse ne fût connu. 

M. le comte de Montmorency a proposé un avis qui 
conciliait les opinions; c'était de charger le comité de 
travailler préalablement à l'organisation des assem- 
blées provinciales ; que l'on s'occuperait de ce travail 
quand la Déclaration des droits de l'homme serait ter- 
minée, et que, d'après cela, il n'y avait pas lieu à dé- 
libérer. 

Ici la discussion a été interrompue. 

Un membre a dénoncé l'ouvrage de M. de Calonne 
contre M. Necker comme un libelle; ce membre a été 
rappelée l'ordre, cela devait être : un législateur n'est 
point un délateur. 

M. Prieur a repris la discussion sur la motion de 
M. du Quesnoy. 

« Un fait très-certain, a-t-il dit, c'est que l'Assem- 
blée nationale est embarrassée de l'exécution de ses 
décrets; qu'elle ne peut les confier aux municipali- 
tés vénales qui existent encore actuellement; qu'elle 
ne peut pas donner sa confiance aux assemblées pro- 
vinciales aujourd'hui existantes. 

« Tous les jours, il faudra des éclaircissements lo- 
caux pour l'Assemblée nationale; nous ne devons pas 
les attendre, ni des municipalités, ni des assemblées 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. «3 

provinciales, parce qu'elles ne sont pas élues par la 
nation, parce qu'elles sont illégales. » 

L'on a fait différentes objections. 

« Le comité, disait-on, prépare un projet de con- 
stitution ; l'Assemblée ne doit pas interrompre sa 
marcbe. » 

Mais, quoique cela soit vrai, l'Assemblée nationale 
n'a jamais mieux senti le besoin de ces assemblées se- 
condaires. 

Mais d'ailleurs, ou le comité de constitution s'est 
occupé de ce travail, ou il ne s'en est pas occupé. Dans 
le premier cas, l'Assemblée doit s'en occuper; dans le 
second, c'est à nous d'y suppléer. 

Mais il est un objet important dont il n'est pas fait 
mention dans la motion de M. du Quesnoy, c'est le 
pouvoir judiciaire. La force de l'autorité judiciaire 
ancienne reposait sur l'inamovibilité des charges et la 
vénalité; l'une est proscrite; il s'agit de statuer sur 

l'autre. 

L'on objecte encore la Déclaration des droits de 
l'homme; rien n'est plus sacré, mais le salut de la pa- 
trie dépend de l'établissement des assemblées provin- 
ciales; il est essentiel de correspondre avec elles, 
et, sans cela, il n'existera pour nous aucune force, et 
pour la société aucun motif de sûreté. 

Plusieurs autres membres ont appuyé la motion de 
M. du Quesnoy et l'amendement de M. de Volnay, 
mais M. le comte de Clermont-Tonnerre a fait changer 
toutes les opinions. 11 a proposé de remettre à délibé- 
rer sur la motion, lorsque le comité de constitution 
aurait donné le plan dont il s'occupait. 

Tout le monde a senti la nécessité de ce parti ; et 






M* LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

l'assemblée a décrété qu'il n'y avait lieu à délibérer, 
quant à présent, sur la motion à l'amendement. 

M. le président a annoncé que le roi lui avait té- 
moigné qu'il verrait avec plaisir une députation de 
l'Assemblée assister à la procession solennelle qui se 
fera demain dans les cours du château. 

Il a annoncé aussi qu'il fallait procéder à la nomi- 
nation d'un président et de trois secrétaires, et qu'on 
se retirerait dans les bureaux à deux heures pour faire 
ces élections. L'Assemblée a représenté qu'il serait 
trop tard et elle a demandé à se retirer sur-le-champ 
en ses bureaux. La séance a fini à midi. 

ASSEMBLÉE NATIONALE 

SÉANCE DU 17 AOUT. 

M. Le Chapelier a ouvert la séance par la proclama- 
tion de M de Clermont-Tonnerre à la présidence : l'ex- 
président a prononcé le discours suivant : 

« Quand vous me fîtes l'honneur de me nommer 
votre président, je déclarai que mon vœu le plus ar- 
dent était de voir poser quelques-uns des articles qui 
devaient servir de base à la Constitution. 

« Mes espérances ont été déçues ou plutôt elles ont 
été surpassées. Vous avez fait dans un jour l'ouvrage 
d'un demi-siècle. 

« Les représentants d'une nation généreuse, animés 
par le plus pur patriotisme, se sont disputé l'hon- 
neur de faire les plus grands sacrifices à la patrie. L'é- 
galité des droits est établie, etc. Les provinces sont 
unies; tous les intérêts n'ont plus qu'un même 
centre, etc. Ce superbe royaume va devenir le plus flo- 



3û£ 



1>AR LES HOMMES DU TEMPS. 415 

rissant de l'univers, etc. Vous avez à corriger les abus 
que l'effervescence du moment a fait naître, et à réta- 
blir le calme que la renaissance de la liberté a trou- 
blé, etc. 

« Quant à moi, la place dont vous m'avez honoré 
m'inspirera toujours la plus respectueuse reconnais- 
sance, etc. » 

M. de Clermont-Tonnerre a pris la parole et a dit : 

« S'il était possible d'exprimer ma reconnaissance 
et mon respecteux dévouement pour cette auguste As- 
semblée, je me serais mis en devoir de le faire, mais 
ceci est au-dessus de mes forces, etc. 

« Fort de la loi dont je ne me suis jamais départi, 
ma conscience ne se démentira jamais. 

« Vos bontés me donneront du courage pour remplir 
les fonctions de la place dont vous m'avez honoré, et 
l'exemple de mes prédécesseurs me soutiendra, etc. » 

Ces deux discours ont été applaudis de l'Assemblée, 
interprète du vœu général d'une nation qui a admiré 
les vertus et les talents de M. Le Chapelier dans le 
moment le plus orageux, et qui jouit de l'espoir de 
les retrouver dans M. de Clermont-Tonnerre. 

M. Fréteau et M. Émery ont donné lecture de quel- 
ques procès-verbaux qui étaient restés en arrière. 

L'on a lu ensuite à l'Assemblée une lettre du garde 
des sceaux; il annonce : 1° qu'il envoie à l'Assemblée 
une déclaration pour le rétablissement de la paix; 

2" Une ordonnance qui enjoint aux troupes de don- 
ner main-forte; 

3° Une ordonnance qui accorde une amnistie géné- 
rale pour tous les soldats qui ont quitté leurs dra- 










410 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

peaux ; la condition est qu'il faut que le soldat ait re- 
joint ses drapeaux au l Lr octobre prochain. 

4° La liste de treize galériens, les seuls qui aient 
été trouvés dans les galères pour cause de braconnage, 
et auxquels le roi a rendu la liberté ; 

5° Qu'il a fait porter au secrétariat la procédure 
faite à Rouen au sujet du procureur du roi de Falaise. 

La lecture de cette lettre a été terminée par quel- 
ques cris étouffés de : « Vice le roi! » Cette vieille 
habitude semble s'anéantir avec toutes les idées du 
despotisme '. 






EXTRAIT 

DE U DÉCLARATION POUR LE lUÏÏAPLIJSEJIEKT DE LA PAIX. 

« Les désordres occasionnés par des personnes ma- 
lintentionnées ont répandu l'alarme dans le cœur du 
roi. Pour en arrêter les progrès, Sa Majesté a résolu 
de déposer dans le sein de l'Assemblée ses inquiétudes 
et ses craintes. Le roi est persuadé de la sagesse des 
mesures qu'elle a déjà prises pour concourir avec lui 
au rétablissement de la paix. 

« En conséquence, Sa Majesté ordonne à tous gou- 
verneurs, lieutenants, etc., juges, de tenir la main à 
l'observation de toutes les lois, et d'assister les officiers 
civils et les milices bourgeoises lorsqu'ils requerront 
le secours militaire, etc. » 




1 Dites : avec l'anéantissement du respect do l'autorité et du droit, a\ec 
le relâchement de tous les liens sociaux. 



PAR LES HOMMES liU T MI'S. 



117 






EXTRAIT 

HE l'OBDOMNAKCE QUI I XMOINT AUX TROUPES DE PnÈTEIl HàlH-FQllTE 

« Il sera prèle par les troupes le serment suivant 
savoir : pour les soldats cl pour les officiers, tel que 
la formule en a été rédigée par l'Assemblée nationale. 
Le corps militaire sera sous les armes, etc. » 



EXTRAIT 
d'uxk lettre du nui aux armées françaises. 

« Braves guerriers, les nouvelles fonctions que je 
vous impose ne déplairont point à votre courage. Les 
officiers qui vous commandent vous donneront l'exem- 
ple du patriotisme et de la subordination aux lois. La 
plus grande soumission que je puisse attendre de mon 
armée est celle dont elle me donnera des preuves en 
contribuant au rétablissement de l'ordre. — L'hon- 
neur seul suffit sans doute; cependant, j'ai tout fait 
pour améliorer le sort des soldats, au milieu même du 
désordre de mes finances. J'espère le faire encore, 
mais dans des temps plus heureux. C'est au nom de la 
patrie, c'est au nom de mes ancêtres, que je vous con- 
jure de rentrer dans la roule du devoir, etc. » 






EXTRAIT 

DE L'ORDONNANCE QUI ACCORDE INE AYMSÏTE GÉNÉRALE. 

« Sa Majesté, prenant en considération les circon- 
stances qui ont forcé les soldats à abandonner leurs 

m. 27 



le*. 




418 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

corps, leur promet une amnistie générale, à la condi- 
tion qu'ils seront rentrés sous les drapeaux au 1 er oc- 
tobre prochain . 

« La même ordonnance sera envoyée au grand ami- 
ral, pour les troupes maritimes. 

« L'on a donné les noms des treize forçats rendus 
à" la liberté. 

« Il y en avait trois condamnés à vie; le premier par 
arrêt du parlement de Paris de I 761 , pour avoir tiré 
sur un garde-chasse; le second, par arrêt du parle- 
ment de Besançon, pour avoir commis différents excès 
contre un garde-chasse; et le troisième par arrêt du 
parlement de Rouen, pour différents vols et faits de 
braconnage. 

« Plusieurs membres ont observé que l'intention de 
l'Assemblée n'avait pas été de donner la liberté à un 
assassin et à un voleur; l'on a renvoyé au comité de 
rapport cette affaire. 

« M. Blezeau avait proposé d'y renvoyer les projets 
de déclaration. On lui a observé que ce n'étaient plus 
des projets, mais des lois édictées par l'Assemblée na- 
tionale et publiées par le ministère du pouvoir exé- 
cutif. 

« Un membre a proposé de voter des remercî- 
à M. Le Chapelier. Cette motion a été acceptée avec la 
plus vive reconnaissance. 

« Jusqu'ici les occupations de l'Assemblée ne pré- 
sentent rien de bien intéressant; c'est en ce moment 
que le lecteur va voir éclore des arrêtés et des lois di- 
gnes de ces peuples fameux de l'antiquité, les Grecs et 
les Romains. 

« L'Assemblée a demandé la lecture de la déclara- 



PAR LES HOMMES DE TEMPS. 41!» 

tion des droits de l'homme, rédigée par le Comité des 
cinq. M. de Mirabeau a porté la parole. 

DISCOURS DE M. LE COMTE DE MIRABEAU 

« La Déclaration des droits de l'homme en société 
n'est que l'expression de quelques principes applica- 
bles à toutes les associations politiques et à tous les 
peuples. 

« Sous ce point de vue, une déclaration des droits 
serait peu susceptible de difficulté. Mais le Comité a 
pensé que, lorsqu'on' la destine à un corps déjà vieux, 
elle n'est plus susceptible que d'une perfection rela- 
tive, et que cet ouvrage important devient difficile à 
proportion que les usages, les mœurs et les habitudes 
sont déjà anciens. Il l'est davantage lorsqu'il est des- 
tiné à servir de préambule à une constitution qui n'est 
pas connue; lorsque, sur vingt projets qui ont été pré- 
sentés, il faut recueillir, peser, examiner toutes les 
pensées, toutes les idées, les rapprocher en trois jours; 
lor.-qu'il faut l'appliquer ensuite à un peuple qui se 
prépare à la liberté, plus par les faits que par les rai- 
sonnements. 

« Cependant notre courage a surmonté tous ces ob- 
stacles; nous avons obéi à la volonté de l'Assemblée; 
nous avions pour nous guider les lumières de tous 
ceux qui nous ont présenté des projets; nous ne vous 
offrons qu'un très-faible essai; vous l'améliorerez sans 
doute; vous n'oublierez pas, dans un travail aussi im- 
portant, que le courage de la sagesse consiste à garder 
dans le bien un juste milieu. » 






■ 



420 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 







DISCOURS DE M. BERGASSK 

« Messieurs, 

« Notre dessein est de vous entretenir du pouvoir 
judiciaire; c'est ici qu'il importe surtout de ne poser 
aucun principe qui ne soit marqué du sceau de la 
vérité. C'est ici qu'il faut éviter les écueils qui s'of- 
frent de toutes parts, et ne pas se perdre dans les 
fausses routes qui vous environnent. 11 semble que 
l'on ne puisse parler d'un objet si important sans se 
perdre dans la région orageuse des intérêts humains. 
Mais nous aurons assez fait dans les circonstances dif- 
ficiles si nous vous indiquons le seul ordre judiciaire 
qu'il faille adopter, le seul qui résulte delà morale. 

« L'on ne peut le déterminer que quand on en sent 
toute l'influence. Le pouvoir judiciaire est institué pour 
assurer l'exécution de ce qui est permis, et il est insti- 
tué pour empêcher tout ce qui est défendu. Toutes les 
actions privées sont donc de son ressort; il est facile de 
concevoir que, de tous les pouvoirs publics, le pou- 
voir judiciaire est le plus grand et le plus important 1 . 

« Lui seul forme les mœurs, les usages, détruit ou 
conserve l'esprit national. Si le pouvoir judiciaire 

1 Le pouvoir judiciaire n'est pas le plus grand des pouvoirs publics; il 
n'est qu'une des fonctions du pouvoir exécutif. Mais il se rapporte à 
cette idée essentielle, base de toutes les sociétés, fondement éternel de 
l'ordre public, la justice, qui assure et prémunit l'une contre l'autre la 
liberté et l'autorité; qui contient le despotisme et arrête la licence; qui 
garantit à chacun l'exercice et la jouissance de ses droits civils, d'où 
découlent les droits politiques. On ne salirait donc organiser la magis- 
trature avec trop de soin dans un État. En France, elle ne laisse rien à 
désirer. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 421 

était tel qu'il n'inspirât que delà crainte, tandis que 
la Constitution vous élèverait l'âme, au milieu de cette 
contradiction, il avilirait la nation, il en altérerait 
tous les caractères et Unirait par amener le despo- 
tisme. Aussi, tous ceux qui ont voulu changer l'esprit 
des nations se sont-ils singulièrement attachés à se 
servir du pouvoir judiciaire. Athènes, Sparte, Rome 
surtout, déposent cette vérité. Si son influence est sans 
hornes, il est aussi celui qui doit être organisé avec le 
plus de soin. Il faut d'abord réfléchir sur son but 
C'est parce qu'une société ne peut exister sans lois 
qu'il faut des tribunaux et des magistrats. Le grand 
objet étant de garantir la liberté, les tribunaux et les 
jufes ne seront bien constitués que quand ils ne pour- 
ront abuser du pouvoir qui leur est confié. Je distin- 
gue deux sortes de libertés, la liberté politique et la 
liberté civile. 

« La première consiste dans la faculté que le citoyen 
a de concourir à la formation de la loi. 

« La seconde est de faire tout ce qui n'est pas dé- 
fendu. Toutes les fois que la puissance publique usurpe 
la liberté politique, la liberté civile est en danger. Ces 
deux pouvoirs se tiennent et se correspondent. Il n'y a 
que le citoyen seul qui puisse se prescrire des devoirs; 
et sa liberté civile est anéantie dès qu'il remplit d'au- 
tres devoirs que ceux qu'il s'était prescrits. 

« La liberté politique n'existe plus quand la liberté 
civile est anéantie, parce que le citoyen ne peut ob- 
server ses lois. 

a C'est donc à chercher le terme moyen que nous 
devons nous occuper, afin que le pouvoir judiciaire soit 
organisé de telle manière qu'il n'ait aucune influence 




m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sur le régime politique, et qu'il ne puisse être em- 
ployé que pour défendre la liberté des citoyens. 

« Cela posé, le pouvoir judiciaire sera donc mal or- 
ganisé s'il dépend d'une autre volonté que celle de la 
nation, s'il corrompt le caractère national, s'il substi- 
tue des opinions fausses à celles qui doivent être dans 
tous les cœurs. 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé s'il influe 
sur la formation de la loi, s'il enlève à la nation le 
droit qu'elle a seule de se constituer des lois. 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé, si les 
tribunaux auxquels il est confié forment des compa- 
gnies puissantes. S'ils sont capables de tempérer l'ef- 
fet funeste du despotisme, ils sont aussi une puissance 
terrible par l'esprit de corps; ils emploient l'autorité 
d'une manière arbitraire. 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si le 
nombre des tribunaux et des juges est plus considé- 
rable qu'il n'est nécessaire pour l'administration de la 
justice. Il importe donc de les réduire. 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé s'il est 
la propriété de celui qui l'exerce; car un pouvoir pu- 
blic ne peut être une propriété. A l'idée du devoir il 
substitue l'idée d'un droit. 

« De plus le propriétaire peut commettre un autre 
individu, et alors il sera dans la dépendance. Ne con- 
vient-il pas que la justice soit rendue par des juges 
au-dessus de la complaisance? 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si le 
peuple n'influe sur le choix des juges. Ainsi, par 
exemple, l'Assemblée nationale peut présenter au 
prince trois sujets parmi lesquels il choisira. 



l'Ali LES HOMMES DU TEMPS. 185 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si la loi 
n'est pas égale pour tous, si tous ne peuvent l'invo- 
quer, autrement le fort régnerait sur le faible; si celui 
qui ne possède rien ne peut le réclamer. La justice 
doit donc être gratuite; autrement elle corrompt le 
juge. Un juge avare est subordonné à celui qui le 
paye, et il est le tyran de celui qui ne peut payer. 

« Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé si 
l'instruction n'est pas publique. Plus les fonctions des 
juges sont grandes, plus ellesdoivenl être soumises à la 
puissance de l'opinion; autrement c'est abandonner 
l'accusé aux délations secrètes, et le juge à la liberté 
d'en abuser. Quand le peuple choisira ses juges, soyez 
certain qu'il n'y aura rien de plus rare qu'un juge 
prévaricateur. 

a Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si le juge 
jouit du privilège d'interpréter ou d'ajouter à la loi. 
Alors les citoyens ne sont plus sous l'empire de la loi; 
ils sont sous la dépendance du juge. 

a Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si les 
formes de ce pouvoir sont telles que, quoique l'accusé 
soit certain de son innocence, il est cependant incer- 
tain de son sort. 

« En matière criminelle, il faut également des 
formes pour l'innocent et pour le coupable. Le but de 
l'ordre social serait donc manqué sans celte lin. Que 
faites-vous avec des formes qui ne donnent pas de con- 
fiance? Vous jetez l'alarme dans le cœur de l'accusé; 
vous combattez sans cesse cet instinct qui nous porte à 
la conservation de nous-mêmes; vous contrariez sans 
cesse la nature. 

« Voilà quelques-uns des moyens que l'on peut 










42i l * RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

mettre en œuvre. Au reste, on s'apercevra facilement 
que cest dans les lois d'Angleterre que nous avons 
puise ces réflexions si conformes aux principes qui 
doivent nous gouverner. 

« Le pouvoir judiciaire sera mal organisé si on laisse 
quelque chose à faire à la prudence du ju^e Ici je 
veux parler de la police ; c'est à noire police, si'in- 
considérément célèbre, à son activité défiante, au 
secret de ses punitions que nous devons l'anéantisse- 
ment de l'esprit nalional. Comme la police n'est in- 
stituée que pour prévenir les crimes et maintenir 
l'ordre; comme il ne s'agit que de surveillance, il 
faut arranger les choses de telle manière qu'il n'y ait 
rien d'arbitraire. La police, en second lieu, ne doit 
pas être confiée au magistrat qui prononce la peine; 
ce n'est pas à celui qui ne doit que prévenir les crimes' 
à en prononcer le châtiment. En troisième lieu, le 
juge doit cesser ses fonctions et n'être point juge par 
état; c'est le moyen d'empêcher les abus : devant 
rentrer bientôt dans la classe ordinaire, le juge se 
gardera bien de prévariquer. Quand, d'un autre°côté, 
le choix dépendra du peuple, la vertu et la probité 
seules seront récompensées. 

« Il y a une raison qui légitime ce choix ; c'est que 
le peuple, se soumettant aux juges, se soumet aux 
lois; mais en se soumettant aux juges de police, il 
se soumet à l'arbitraire. Ainsi c'est la confiance qui 
doit préserver les peuples contre cet arbitraire. 

« Les juges enfin doivent répondre de leurs juge- 
ments, mais il y a des bornes à tout. Ils doivent jouir 
d'une certaine sûreté ; ils doivent tout à la loi, et rien 
à la crainte. 



l'AR LES HOMMES DU TEMPS. 425 

« Tels sont à peu près les mouvements qu'il faut 
éviter en constituant le pouvoir judiciaire. Ils se rédui- 
sent à ceci : le pouvoir judiciaire ne dépend que de la 
volonté de la nation. Les magistrats ne participent en 
rien au pouvoir législatif; il faut peu de tribunaux, 
l'extinction de la vénalité. La nation peut seule dési- 
gner les juges ou les nommer. Les justices doivent 
être rapprochées des justiciables ; la justice doit être 
gratuite. L'instruction doit être publique, l'oint d'in- 
terprétation dans les lois par les juges; les formes 
doivent être à charge et à décharge. En matière de 
police, le juge de police doit être et est fait pour pré- 
venir le crime; mais il ne doit pas en prononcer la 
peine. Les juges sont responsables de leurs jugements. 



PROJET DE CONSTITUTION DU POUVOIR JUDICIAIRE 

TITKE PRBHEI1 

DES TRIBUNAUX ET DES JUGES EN GÊNERAI.. 



« La nation seule a le droit de constituer des trihu- 
naux. Les tribunaux et les juges ne doivent pas avoir 
la puissance législative. Les juges mêmes ne pourront 
entrer à l'Assemblée nationale, tant qu'ils rempliront 
les fonctions déjuges. Lesoffices de judicature ne pour- 
ront être vendus. La justice sera rendue au nom du 
roi seul. La justice sera rendue gratuitement, et les 
assemblées provinciales fixeront les honoraires d^s 
juges. L'inslruction se fera publiquement. Le rappor- 
teur sera obligé de porter son avis à l'audience. Il ne 
-sera permis à aucun juge d'interpréter la loi. Tous les 






4-U 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 





juges, sans exception, seront responsables de leurs ju- 
gements. J 



TITRE 11 

TES TRIBCNAIX. 



« Le royaume sera divisé en plusieurs provinces- 
chaque province aura sa cour de justice, et, en outre' 
Ja provmce sera divisée par cantons, et chaque canton 
aura un tribunal inférieur composé d'un juge de 
paix et d'assesseurs. Il y aura des tribunaux de°com- 
merce et d'amirautés. Les tribunaux d'exception se- 
ront supprimés. Le juge de paix connaîtra de toutes 
les affaires jusqu'à concurrence de cinquante livres 
Les tribunaux du second ordre jusqu'à concurrence de 
deux mille livres. Les avocats cesseront de faire des 
corporations Aucune femme, aucun fils, etc , ne 
pourra plaider contre son mari, contre 'son père, 
qu'après s'être présenté devant le juge de paix, lequel 
cherchera à les concilier, et il ne pourra être fait au- 
cune poursuite judiciaire pendant un mois, afin de 
prévenir une explosion dangereuse pour les familles. 
• « H y aura un comité de charité, composé de juris- 
consultes pour défendre les intérêts des pauvres. Tout 
citoyen pauvre pourra faire plaider sa cause par l'un 
des avocats du roi, et à cet effet, d'année en année 
a tour de rôle, l'un des avocats sera chargé de plaider 
la cause des pauvres. 




TITRE JII 

UES IUTIÈRBS CBIÏINEI.LKS. 



« Il n'y aura d'autres juges que les juges de paix, 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 437 

devant lesquels sera traduit le coupable; il sera ren- 
voyé en donnant caution ou mis dans la maison d'ar- 
rêt, à moins que le juge de paix n'ait des preuves de 
son innocence; il fera informer les cours supérieures 
dans les vingt-quatre heures. Aucun accusé ne sera 
déclaré coupable que par ses pairs. Il sera incessam- 
ment pourvu à ce que la nation jouisse le plus promp- 
tement possible de la procédure par jurés. Les peines 
seront douces ; la mort simple sera le dernier sup- 
plice. En attendant les réformes, l'ordonnance de 1670 
sera suivie, à l'exception des articles contraires à l'es- 
pril de modération. Aucun décret de prise de corps ne 
pourra être prononcé que par trois juges, à la plura- 
lité de deux. Les accusés jouiront d'un conseil. L'exa- 
men des faits justificatifs ne sera plus renvoyé après la 
confrontation. 

TITRE IV 

DIS JIGr.MLNTS DE POLICE. 

« La police sera exercée au nom des municipalités; 
les juges de police seront les juges de paix : leur can- 
ton sera divisé par districts. 

TU HE V 
me l'élection. 



« Tout citoyen ne pourra être juge avant trente ans. 
Les juges des cours de justice seront nommés par le 
roi; les juges de commerce et d'amirauté seront 
nommés par les négociants et les capitaines de vais- 
seau, etc. 

« Ce n'est pas sans inquiétudes que nous nous som- 




428 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉ E 

mes déterminés à opérer un si grand changement. La 
nation n'a sans doute pas oublié ce que l'on doit aux 
parlements; eux seuls ont résisté à la tyrannie; eux 
seuls ont rendu des droits à la nation. On leur doit de 
la reconnaissance, mais ce n'est pas de reconnaissance 
que l'on peut s'occuper pour régénérer un empire : 
on ne peut et ne doit s'occuper que de justice. 

« Notre magistrature était justement constituée pour 
résister au despotisme; mais il n'en existera plus désor- 
mais : cette forme de magistrature n'est donc plus né- 
cessaire. 

« Il nous reste à demander aux parlements un der- 
nier service: puisque tous les ressorts sont brisés, et 
qu'ils ont la force publique en main, c'est à eux de 
rétablir le calme. » 

Tel a été à peu près le discours de M. Bergasse; il a 
été vivement applaudi ; l'Assemblée a ordonné qu'il 
fût imprimé; les articles seront discutés, et nous en 
rendrons compte à mesure qu'ils passeront. 

Il est fait différents rapports qui ont terminé la 
séance. 




SEANCE DU 18 AOUT 1789. 

M. Crémière a entamé la discussion de la Déclara- 
tion des droits de l'homme présentée par le comité 
des Cinq. Après un léger préambule, il est entré dans 
l'examen des principes, et a dit : « La Déclaration 
des droits est un acte dans lequel il faut énoncer les 
droits de l'homme tels qu'ils sont; sans cela, cette 
Déclaration devient inutile. 

« Je remarque quelques erreurs dans la Déclaration 
que l'on nous présente. 







PA.fi LES HOMMES DU TEMPS. 429 

« D'abord, dit-on, c'est une suite de principes. 
« Un principe est l'expression d'une vérité. Un 
droit est l'effet d'une convention. Avec l'un, on rai- 
sonne, on discute; avec l'autre, on agit. L'on nous a 
parle souvent de la Déclaration des droits de l'Amé- 
rique. Si elle est ainsi rédigée, je la crois absurde; elle 
ne peut produire aucun effet. 

« Le maintien de la liberté dépend de deux choses : 
de la Déclaration des droits (tout homme doit la con- 
naître), et de la Constitution. 

« Si la Déclaration des droits n'est qu'une suite de 
principes, dans quel acte parlerez-vous donc de vos 
droits? 11 est une autre erreur : c'est la confusion des 
facultés et des droits; les facultés de l'homme ont été 
prises pour les droits du citoyen. « Le citoyen n\i le 
« ilroil de faire que ce qui ne lui est pm défendu, » 
a-t-on dit. 

« Je réponds à cela par un exemple. 
« J'ai la faculté de parler dans un cercle, mais je 
n'en ai pas le droit, parce que je ne puis forcer per- 
sonne à m'entendre : dans les tribunaux, au contraire, 
j'ai le droit de parler, parce que je puis forcer les 
juges à m'entendre, lors même qu'ils n'en ont ni la 
faculté, ni la volonté. 

« INos droits sont invariables, toujours constants, 
toujours les mêmes, et cependant ou ils augmentent ou 
ils diminuent, selon l'opinion des auteurs des Décla- 
rations des droits. Le comité des Cinq nous a présenté 
un projet de dix-neuf articles; un membre nous en a 
montré un de vingt, un autre de trente, enlin on les a 
portés jusqu'à soixante-seize. 

« Un droit est le résultat d'une convention; il en est 











«0 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de deux sortes : celles qui sont nécessaires et celles qui 
sont possibles. 

« La convention nécessaire est celle sans laquelle la 
société ne peut exister, qni fait de la volonté du pl us 
grand nombre la volonté générale, la volonté de tous 

« Les conventions possibles sont celles de particu- 
liers à particuliers. 

« 11 est donc aussi essentiellement deux sortes de 
droits. Or, s'il faut, dans la Déclaration des droits y 
expliquer ceux de la dernière classe, cette Déclaration 
deviendrait incomplète, parce qu'on ne peut les expli- 
quer tous; incertaine parce qu'on peut les modifier 
les varier sans cesse. 

« J'ai consacré bien des veilles, et je n'ai pas trouvé 
d autres projets plus convenables que la Déclaration 
dont je vous ai donné lecture. 

« Les Français, considérant qu'il leur est impossi- 
ble de s'assembler dans un même lieu, et qu'ils ont 
nommé des représentants par provinces pour promul- 
guer leurs lois, et les constituer en peuple libre 

« Arrêtent que la volonté du plus grand nombre 
devient la volonté générale; que chaque citoyen doit y 
être soumis. Que chaque citoyen a droit de participer 
a la Constitution, à la régénération des lois et à la 
création des nouvelles; que le pouvoir législatif appar- 
tient au peuple; que l'époque des assemblées natio- 
nales ne peut être déterminée que par le peuple; que 
1 impôt ne peut être établi sans le consentement du 
peuple. Enfin, ces droits étant naturels, étant impres- 
criptibles, ce n'est que par leur réunion qu'ils devien- 
nent les droits de tous. Telles sont les idées que je 
vous avais proposées une autre fois sous un autre titre 



PAIt LES HOMMES DU TEMPS. «I 

el que je vous propose maintenant sous le litre de Dé- 
claration des droits. Veut-on s'en écarter? Tout de- 
vient arbitraire, tout est vague. Si quelqu'un est 
étonné de la simplicité de ces vues, j'ai l'honneur de 
lui déclarer que ce n'est pas sans peine qu'on parvient 
à des idées simples. 

« Ces idées qui tiennent peut-être plus au droit de 
citoyen qu'au droit de l'homme, ont été approuvées 
assez universellement. » 

M. Duport a pris la parole. M. Crenière n'avait fait 
la censure du projet de Déclaration du comité des 
Cinq, qu'en proposant d'y substituer le sien. M. Uuport 
l'a censuré en le discutant. 

« Il faut, a-t-il dit, avant tout, déterminer les points 
de discussion. Il me semble que l'on peut les réduire 
à ceci : 

« 1° Examiner le plan ou le système général de l'ou- 
vrage ; 

« 2° Discuter la vérité de la fausseté de chaque ar- 
ticle; 

<< 5" La manière de les rédiger. 

« Je propose cette marche pour abréger et pour 
mettre de l'ordre dans notre travail. 

« En rentrant dans la première partie, je me de- 
mande ce que l'on entend par la Déclaration des droits. 
Je crois, comme le préopinant, que c'est l'expression 
de tout ce qui appartient à l'homme en société; c'est 
ce qu'il peut faire : c'est ce que l'on ne peut, si ce n'est 
par violence, lui empêcher de faire; mais les droits 
ne peuvent exister que par des conventions. 

a L'on ne peut se dispenser de faire des Déclarations, 
parce que la société change. Si elle n'était pas sujette 









I 

1 






I 









I 




m LA RÉVOLUTION liACO.NTÉE ET JUGÉE 

à des révolu lions, il suffirait de dire que l'on est 
soumis à des lois ; mais vous avez porté vos vues plus 
loin; vous avez cherché à prévoir toutes les vicissi- 
tudes; vous avez voulu enfin une Déclaration conve- 
nable à tous les hommes, à toutes les nations. Voilà 
l'engagement que vous avez pris à la face de l'Europe.' 
11 ne s'agit pas ici de composer avec les circonstances; 
il ne faut pas craindre ici de dire des vérités de lous 
les temps et de tous les pays. Je trouve que, dans les 
différents prqjels que l'on nous a présentés, l'on n'a 
pas énoncé tous les droils essentiels, sans lesquels 
l'homme n'est pas essentiellement libre; sans doute 
il est difficile de les saisir tous; niais il me semble 
que je pourrais les saisir plus facilement, si je posais 
ainsi la question : quels sont les droits avec lesquels 
ou sans lesquels vous êtes libre ou vous ne l'êtes 
pas? 

« L'objet d'une Déclaration est donc de comprendre 
tous les droits quelconques. Q'importe qu'ils soient 
contraires à la Constitution? La Déclaration est pour les 
établir; la Constitution est pour les modifier et poul- 
ies circonscrire. Ainsi, par exemple, il est dit dans la 
Déclaration des droits que tout ciloyen a le droit de 
l'aire le commerce. C'est à la Constitution à restreindre 
ce droit, si toutefois il peut être restreint; mais, 
comme il ne doit pas l'être, alors vous n'annoncez 
que. ce que tout le monde sait, puisque la loi n'a 
pas le pouvoir d'empêcher de faire le commerce. 
Ce sont là les réflexions générales que je me suis per- 
mises sur la Déclaration des droits. 

« Si j'entre ensuite dans un examen plus particulier, 
j'y trouve des maximes qui sont isolées, et qui devien- 



PAU LKS I10MMKS DU TEMPS. ',33 

nent particulières à différentes branches d'administra- 
tion. D'ailleurs, tous les droits de l'homme n'y sont 
pas exprimés. D'après cela, adopterons-nous le plan 
du comité des Cinq; ce plan est vicieux, puisqu'il ne 
répond pas à la définition que nous en avons donnée. 
Ainsi nous voilà au point où nous en étions quand 
nous avons nommé le comité îles Cinq, avec cette con- 
solation cependant, que la Déclaration qui nous a été 
présentée, est peut-être la moins défectueuse. Je crois 
donc que, pour terminer, il faut remettre l'ouvrage 
dans les mains d'un plus petit nombre qui le travail- 
lera encore, et c'est le moyen, lorsqu'il y aura moins 
de contradiction dans les opinions des rédacteurs, 
qu'il règne plus de clarté, plus d'ordre et plus de so- 
lidité dans la Déclaration.» 

M. Grégoire a fait renaître une idée qui avait été 
déjà écartée; autrefois, il avait parlé de faire la Dé- 
claration des devoirs; aujourd'hui, mais sous une 
autre forme, il a fait revivre cette motion déjà pros- 
crite. 

« L'homme, a-t-il dit, n'a pas été jeté au hasard sur 
le coin de la terre qu'il occupe. S'il a des droits, il 
faut parler de celui dont il les tient ; s'il a des devoirs, 
il faut lui rappeler celui qui les prescrit. Quel nom 
plus auguste, plus grand peut-on placer à la tête de 
la Déclaration que celui de la divinité, que ce nom 
qui retentit dans loule la nature, dans tous les cœurs, 
que l'on trouve écrit sur la terre, et que nos yeux 
fixent encore dans les cieux. » 

Ces idées exprimées avec énergie ont été accueillies 
de ceux qui avaient voulu la Déclaration des devoirs; 
mais elles présentaient une motion particulière qui 

m. '28 











434 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

n'a obtenu aucun succès,, quoique plusieurs membre» 
l'aient appuyée. 

Au milieu de l'incertitude de l'Assemblée sur le 
parti qu'elle avait à prendre, s'est élevé un différend 
que les athlètes ont rendu très-intéressant. 

DISCOURS DE M. LE VICOMTE DE MIRABEAU. 

M. le vicomte de Mirabeau, député du Limousin, a 
combattu M. le comte de Mirabeau, son frère, avec 
cet esprit qui semble être un bien de famille. 

« La lecture très-rapide que l'on nous a donnée de 
la Déclaration des droits, né me permet d'y faire que 
de légères observations. 

« D'abord on dit que le premier motif de cette Dé- 
claration est pour rétablir les droits des hommes. Ces 
droits sont inaliénables ; jamais ils ne peuvent être 
anéantis. On peut perdre la liberté, mais on n'en 
perd jamais le droit ; jamais les Français n'ont con- 
senti à en sacrifier l'exercice au despotisme des rois 
et de leurs ministres. Ainsi je propose de mettre au 
lieu de rétablit le mol rappcl/r. 

« Je ferai encore quelques courtes observations sur 
l'article 15. Un membre qui a l'habitude de séduire 
par son éloquence (ce membre est M. le comte de 
Mirabeau) vous a dit que les municipalités n'offrent 
que des corps d'aristocratie. Celle vérité a été unani- 
mement sentie, et cependant il propose de mettre 
l'armée sous la dépendance des municipalités. Cela 
est contraire au serment que les troupes doivent prê- 
ter; cela est contraire, enfin, à la nature des choses. 
Le pouvoir législatif peut, sans contredit, fixer le 



l'Ali LES, IIOMMKS IHi TEMPS. 



ir>."> 



nombre des troupes, déterminer leur traitement, mais 
Je gouvernement en appartient au pouvoir exécutif, .le 
demande donc encore la suppression de cet article. » 

M. le comte de Mirabeau, peut-être piqué des re- 
proches qui le mettaient en contradiction avec lui- 
même, a voulu répliquer sur-le-champ; mais il n'avait 
pas la parole, et il a été obligé d'attendre son tour. 

M. de Gesse a demandé la correction de l'article (J. 
Cet article finit par dire que l'on peut résister à l'op- 
pression. Au commencement de la séance, M. l'évêque 
deLangres avait annoncé que ces mois n'avaient pas été 
adoptés par le Comité; et M. de Gesse a pensé comme 
la majorité des membres du Comité. 

« La liberté, a-t-il dit, est une liqueur généreuse 
qui demande une constitution forte. 

« Ce n'est pas en taisant retentir le cri de la liberté 
que l'on apaisera le feu des provinces. L'homme se 
laisse emporter facilement au delà de ses devoirs. 
Soyez sans cesse à côté de lui, la main sur le col, l'œil 
à son visage, votre cœur contre son cœur, c'est alors 
qu'il jouit de la liberté sans se livrer à ses excès. Je 
demande donc que l'on retranche ces mots dans le 
sixième article : cl par œnsiêqïient peut résister à toute 
oppression. 

« Ce n'est pas dans des temps aussi difficiles qu'il 
convient de publier de pareilles vérités. Toute la France 
est en armes; la fermentation agite toutes les parties 
de l'empire. Soyons calmes et nous serons libres; 
soyons modérés et nous serons inexpugnables. N'imi- 
tons pas ces enfants qui jouent avec des armes qui 
ne doivent être maniées que par des hommes faits. 
L'empire de l'abus avait été longtemps le législateur 






«G LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de cet empire ; pour remédier à ces maux, n'en fai- 
sons pas naître de plus grands. Votre corps politique 
est près d'expirer, fatigué des convulsions qui se sont 
succédé rapidement; laissons-lui rappeler ses forces; 
c'est le seul moyen de retrouver la paix. 

a Je présente mon avis avec la modestie qui m'ap- 
partient, et je conclus à la radiation. » 

La modération de M. le baron de Gesse a trouvé des 
censeurs et des approbateurs. Son opinion, au reste, 
était particulière à la Déclaration des droits; or, la 
question était de savoir si on l'adopterait. Elle n'of- 
frait aucun moyen de terminer l'embarras de l'Assem- 
blée. 

M. le marquis de Paulelte a examiné et proposé 
ce moyen : 

a Sommes nous destinés à ne jamais finir? et toutes 
les démarches que nous faisons pour accélérer nos 
opérations, sont -elles faites pour les éterniser? 

« Vous aviez sous les yeux bien des projets. Le choix 
vous a paru difficile, et, pour terminer, vous avez 
nommé un comité qui résoudrait toutes ces Déclara- 
tions en une seule. Ce comité vient de vous offrir son 
ouvrage ; mais il n'est pas parfait : il ne remplit pas 
notre attente; je dirai même que ce n'est pas ce que 
nous avons demandé. Nous voilà donc au point où 
nous en étions, lorsque nous avons nommé le comité 
des Cinq. Dans cette irrésolution, nous avons promis 
à la France une Déclaration des droits; nous en avons 
plusieurs et elles ne nous conviennent pas. Il faut en 
adopter une. Le comité de Constitution nous en a 
fourni deux dignes d'éloges. M. l'abbé Syéyès en a 
également donné une qui n'a pas paru inférieure; 



PAR LES HOU! MES DU TEMPS. ',37 

enfin, celle de noire comité des Cinq ne doit pas être 
oubliée. 

« Je proposerais donc que l'on choisit parmi ces Dé- 
clarations; que l'on en prî| une, et que l'on délibérât 
article par article; avec ce moyen le plan serait déjà 
tracé, l'ouvrage serait ébauché; il ne faudrait que le 
perfectionner. 

« Au moment même, 1" assemblée devrait se séparer 
en bureaux, choisie au scrutin la Déclaration qui a 
paru le mieux ré ligée, et celle que la majorité aura 
indiquée sera celle qui sera débattue, » 

Celte motion a été appuyée de plusieurs membres; 
mais la discussion et mi partagée, et sur la Déclaration 
du comité des Cinq, et sur le fond, el sur la forme, 
les orateur- u oui parlé que très-peu de cette motion. 

En effet, le premier qui a parlé après le préopi- 
nant, n'a pas l'ail mention delà motion ni même de 
la Déclaration; il a entretenu l'Assemblée de la divi- 
nité, s'est écrié qu'il parlait une langue étrangère, el 
a demandé que ce fût sous les auspices du nom de 
l'Éternel que la Déclaration parût. 

M. Rabaud de Saint-Élienne est monté ensuite à la 
tribune. 



■ 



DISCOURS DE M KABAUI) DE SAINT-ETIENNE 

c< Les réflexions des préopinanls, la multitude des 
projets, le comité que vous avez nommé el les ré- 
flexions qui vous ont déjà été faites, vous font com- 
prendre que l'ouvrage de la Déclaration n'était pas 
facile. 

« Peut-être, en vous exposant mon opinion, hasar- 




458 LA DÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

derai-je beaucoup; mais actuellement il serait dange- 
reux de se taire : tout citoyen est comptable de sa façon 
de penser. 

« Vous avez adopté le parti de la Déclaration des 
droits, parce que vos cahiers vous imposent le devoir de 
la faire; et vos cahiers vous en ont parlé parce que la 
France a eu pour exemple l'Amérique. Mais que l'on 
ne dise pas pour cela que notre Déclaration doit être 
semblable. Les circonstances ne sont pas les mêmes; 
elle rompait avec une métropole éloignée ; c'était un 
peuple nouveau qui détruisait tout pour renouveler 
tout. 

« Cependant, il y a une circonstance qui nous rap- 
proche de leur révolution; c'est que, comme les Amé- 
ricains, nous voulons nous régénérer : la Déclaration 
des droits est donc essentiellement nécessaire. On se 
demande ce que cela signifie : on craint que l'esprit ne 
se trompe sur les conséquences que l'on peut en tirer. 
Certes, quand elles seront annoncées à la nation d'une 
manière claire et précise, il n'y aura ni erreur ni 
fausses interprétations. Je le répète; une Déclaration 
des droits de l'homme est absolument nécessaire. 

« La première idée qu'elle rappelle, c'est moins de 
déclarer les droits que de se constituer; car elle est 
une partie intégrante de la Constitution; et les prin- 
cipes de la Constitution doivent renfermer toutes les 
maximes du gouvernement. Tel serait l'État d'un 
peuple naissant. S'occuperait-il à déclarer ses droits? 
Non, sans doute; il jetterait les bases sur lesquelles il 
voudrait faire reposer ses lois. 

« Nous n'avons pas été assez loin. 11 ne s'ensuit 
pas de ce que les Américains n'ont déclaré que les 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 459 

droits de l'homme que nous devions en rester là. La 
Déclaration des droits ne doit être en quelque sorte 
que le préambule de la Constitution. 

« Si l'Assemblée nationale se décide pour une Décla- 
ration , elle ne doit pas suivre servilement et se borner 
à l'exemple des Provinces-Unies. 

« Dans les Déclarations qui nous ont été présentées, 
il y a un premier défaut; tantôt les articles qui les 
composent sont ou moyens, ou conséquences, ou prin- 
cipes. Je pense en outre que le préliminaire de la Con- 
stitution doit avoir un plan, un ordre quelconque, et 
il n'y en a aucun. 

« En outre, si les idées qu'elles présentent sont 
vraies, l'ensemble est impossible à saisir. 

« De plus, je souhaiterais tant de clarté, tant de 
vérité, de neltelé dans les principes et les conséquen- 
ces que tout le monde pût les saisir et les apprendre, 
qu'ils devinssent l'alphabet des enfants; qu'ils fussent 
enseignés dans les écoles. 

« C'est avec une aussi patriotique éducation qu'il 
naîtrait une race d'bommes forts et vigoureux, qui 
sauraient bien défendre la liberté que nous leur au- 
rions acquise ; toujours armés de la raison, ils sau- 
raient repousser le despotisme, qui, des pieds du 
trône, s'étend dans les différentes ramifications du 
gouvernement. 

« il faut encore éviter un autre inconvénient; c'est 
celui de rétrécir la Déclaration des droits; il ne faut 
pas qu'elle soit si pure et si simple qu'elle devienne 
insuffisante. H faut qu'elle consacre des principes qui 
veillent à la conservation des droits; aussi j'adopte 
avec empressement parmi celles qui vous ont été pré- 






m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

senlées, la Déclaration des droits de M. l'abbé Syéyès • 
elle porte avec elle des maximes représentatives que 
j'adore; elle m'apprend mes droits; elle me protège 
dans la retraite la plus éloignée, loin du trône, loin 
du centre de la justice, contre les tyrans obscurs qui 
voudraient appesantir leur pouvoir usurpé sur ma 
tète. Aussi je demande que les principes et préservatifs 
qui sont contenus dans la Déclaration des droits de 
l'abbé Syéyès soient insérés dans la Déclaration des 
droits que le comité des Cinq a rédigée, et que l'on 
suive les observations que j'ai indiquées. » 

Le discours de M. Rabaud de Saint-Élienne n'a 
été appuyé que par fort peu de membres. Cependant 
il n'a exprimé que le sentiment général de toute la 
rrance sur la Déclaration immortelle de M. l'abbé 
Syéyès. 

M. Regnault a proposé en très-peu de mois un 
expédient dont l'effet aurait été très-prompt: d'abord 
choisir un plan ; ensuite entrer dans les détails. 

M. Biozal a discuté la matière, a étendu les prin- 
cipes, a développé la puissance paternelle, et a noyé 
son opinion dans des réflexions sages, mais longues et 
trop abstraites. 

Enfin, le tour de M. le comte de Mirabeau est 
arrivé. 

«Je crois pouvoir dire, au nom du comité des Cinq, 
que nous avons trop réfléchi pour croire que nous 
pourrions présenter à l'Assemblée un ouvrage parfait; 
aussi avons-nous annoncé que nous n'aurions pas 
l'amour-propre de défendre notre projet. Nous avons 
été chargés de refondre, autant qu'il est en nous, les 
divers projets de Déclaration; nous n'y avons pas 



^^MM^^B^^BI^B 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. 441 

inséré un seul projet, une seule maxime qui ne soit 
dans quelque autre projet, et nous n'avons pas cru 
devoir sacrifier l'amour-propre de rédacteur au zèle 
de novateur. 

«Comme je ne parle plus en qualité de rapporteur, 
et que je puis exposer mon avis personnel, je dirai que 
nous ne devons pas ici introduire une dispute philoso- 
phique et abstraite. 

« Je dirai, pour abréger, que le projet de M. l'abbé 
Syéyès contient surtout les vrais principes de la société 
dont la base est que Ton ne se rassemble que pour 
acquérir et non pour sacrifier. 

« Ce principe est celui que mon père a professé il y 
a vingt ans; c'est celui que je professerai avec le 
même courage, et jamais il n'a été démontré avec 
plus de force que par M. l'abbé Syéyès. Vous n'avez, 
comme on l'a déjà dit, vous n'avez qu'un moyen de 
sortir du cercle inextricable où vous êtes renfermés; 
c'est celui de choisir une Déclaration, et de délibérer 
article par article. 

ci Je réponds maintenant à une observation faite par 
l'un des préopinants. 

« ;\ous n'avons pas dit que les armées devaient être 
dans les dépendances des municipalités; mais nous 
avons dit que le traitement de l'armée appartenait à 
la Ukjishilire. Je ne sais si, dans ce moment où la 
législature n'est pas encore née, on comprend bien 
ce mol ; mais il n'y en a pas d'autre parmi nous pour 
rendre la même idée. 

« Je répondrai encore à l'un des préopinants, que 
l'exposition des droits généraux ne serait jamais utile, 
si on ne les justifiait par des principes de la Consti- 



fil 



I 










«*S LA RÉVOLLTfON RACONTÉE ET JUGÉE 

fution. La ligne de démarcation entre la Déclaration 
des droits et la Constitution est purement abstraite, 
métaphysique, et jamais vous ne parviendrez à la 
faire. » 

M. Desmeuniers a réfuté le système de M. Crenière- 
ce système tend à confondre la Déclaration et les prin- 
cipes fondamentaux de la Constitution; c'est le sys- 
tème de Hol.bes, rejeté de l'Europe entière. 

« Quelques personnes, a ajouté l'orateur, ont dit que 
par la Déclaration du comité, on modifiait les prin- 
cipes; or, il est impossible de modifier des prin- 
cipes. 

« Us sont les mêmes pour tous les temps et pour 
toutes les circonstances. 

« Jamais on n'a voulu modifier les principes; on a 
voulu en constater la vérité par l'application. C'est 
ainsi, par exemple, qu'un privilège n'est pas toujours 
injuste, quoique, dans le principe, ce soit une atteinte 
a la liberté. » 

Les discussions ont encore duré longtemps, mais 
toujours sans aucune détermination. 

Enfin l'on a proposé d'aller aux voix. Il n'y avait 
de motion que celle de M. le marquis de Paulette On 
en a donné la lecture. La voici : « L'Assemblée na- 
tionale, séparée en bureaux, procédera, parla voie du 
scrutin, au choix d'un projet de Déclaration des droits 
Chacun écrira sur un billet le nom de l'auteur ou le 
titre de la Déclaration ; ces billets seront vérifiés selon 
la forme ordinaire, et le. projet qui aura réuni le plus 
de suffrages sera soumis à la discussion article par 
article. » 

On allait aller aux voix, lorsque M; de Mirabeau 






PAR LES HOMMES DE TEMPS. 445 

a proposé une autre opinion, celle de remettre la 
rédaction de la Déclaration des droits après la Consti- 
tution 1 . 

Cet avis a été adopté par une partie de l'Assemblée 
et rejetée par l'autre. Celte opposition a renouvelé 
les débats et a attiré à M. de Mirabeau des reproches 
(ju'il était loin de mériter, et que la précaution qu'il 
avait prise, de faire voir que la Déclaration était né- 
cessaire, que c'était une dette contractée par l'Assem- 
blée, semblait devoir écarter. 

M. Redon, après avoir renouvelé l'examen sur l'uti- 
lité ou l'inutilité d'une Déclaration, après l'avoir pré- 
sentée comme la certitude d'un monument d'une 
belle ordonnance, comme la lumière qui précède la 
loi, a adopté l'opinion de M. de Mirabeau. M. Carat 
l'a également adoptée en disant que l'on voulait faire 
regarder les articles de la Déclaration des droits 
comme autant d'articles de foi. 

Mais MM. Rebel etBlezeaul'onl rejetée avec rigueur. 
Ils ont dit que M. de Mirabeau avait le talent d'en- 
Irainer l'Assemblée dans des opinions contraires; 
que lui-même avait parlé en faveur du décret qui 
ordonne que la Déclaration sera suivie de la Consti- 
tution. 

1 M. de Mirabeau avait raison. On le reconnut plus tard quand on vit 
les lois méprisées et foulées aux pieds, au nom des droits de l'homme; et 
l'insurrection puiser dans l'interprétation de ces droits des prétextes 
élernels d'émeute. Syéyès lui-même n'en voulut plus renouveler la dé- 
claration dans le préambule de la constitution de l'an VIII qu'il fut chargé 
de faire par Bonaparte après le 18 brumaire; le génie pratique du gé- 
néral ne l'eût point souffert. L'Assemblée national» dans son élan phi- 
losophique, et dans son ambition de gouvernement, manqua toujours du 
sens politique. C'est le défaut de tuutes les assemblées, et le'"' condam- 
nation. 








iU LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. de Mirabeau a répondu à ces inculpations. 
« Je commencerai, a-t-il dit, par témoigner un sen- 
timent qui montre plus de respect pour l'Assemblée 
que les traits que l'on a voulu me décocher ne por- 
tent d'amertume dans mon cœur. Je n'ai certaine- 
ment pas voulu attaquer vos décrets ; mais s'il pouvait 
se faire qu'après la Constitution, vous puissiez oublier 
cette Déclaration, moi-même je vous la rappellerais 
car je ne crois pas plus à l'infaillibilité de cette As- 
semblée qu'à celle de Rome'. On a sans cesse répandu 
que je voulais renvoyer la rédaction de la Déclara- 
tion après la Constitution. Le seul membre qui m'ait 
objecté celle raison l'a combattue avec lîdélité. L'on 
a voulu ensuite me mettre en contradiction avec moi- 
même; c'est là un trait que trente volumes repoussent 
pour moi. J'ai dit que la rédaction serait retardée 
jusqu'après la Constitution. A cela on m'a répondu 
par des figures d'architecture; ensuite on m'a de- 
mandé le pourquoi, le comment. On a voulu me mettre 
en contradiction avec les principes; il est des temps 
où céder, c'est y persévérer. J'en citerai un exemple 
qui m'est personnel. Parmi les articles de la Déclara- 
tion, j'avais proposé d'insérer le port d'armes. Il es! 
odieux qu'une partie de la nation soit désarmée quand 
l'autre est année. A cela on a répondu que cet article 
était dangereux pour le moment. Je me suis rendu à 
la précédente observation du comité, mais j'ai tou- 
jours persévéré dans le principe. 

« Je vous cite encore cet exemple pour vous faire 
voir que, si vous rédigez la Déclaration dans ce mo- 

1 A quel propos. M. de Mirabeau faisait-il ici celle profession de foi peu 
catholique? 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. Ub 

ment d'anarchie; que, si vous variez avec les circon- 
stances, vous ne ferez qu'une Déclaration tronquée, 
ambiguë, incomplète. Donc, si la Déclaration ne 
peut être rédigée dans ce moment, il faut plutôt la 
retarder; les craintes ne dureront qu'un jour et la 
Déclaration doit être éternelle. Vous êtes parfaitement 
d'accord sur les principes; vous ne craignez que de 
fatales conséquences. Eh bien ! remettez à un temps 
plus calme. Au surplus, qu'importe que les opinions 
se contrarient dans une assemblée. La vérité rejaillit 
de ce choc; mais vous me pardonnerez si je n'ai pas 
pensé que la satire fût également toléiable. » 

M. Le Chapelier a ramené les esprits à l'examen de 
la Déclaration. Il a combattu les motions de M. de Pau- 
lette et de M. de Mirabeau: « Vous avez nommé un co- 
mité pour rédiger une Déclaration ; vous ne l'avez pas 
encore examinée ; comment pouvez-vous la rejeter? » 

A la fin on a été aux voix, et l'examen a été ren- 
voyé dans les bureaux. 

M. le président a lu une lettre de M. d'Aguesseau, 
député, qui demande l'agrément de l'Assemblée na- 
tionale, pour accepter la place que le roi lui destine, 
comme conseiller d'État au comité contentieux. 

Il a été décidé qu'il n'y avait lieu à délibérer. 

M. Regnault a fait un rapport: M. Cazalès a été 
arrêté; il demande sa liberté; il n'est pas accusé. 

L'Assemblée a décrété qu'il serait écrit à ceux qui 
le détiennent de lui rendre la liberté. 

La séance s'est terminée à trois heures. 



1 



m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 




SKANCE DU 18 AOUT. 

On a fait lecture des précédents procès- verbaux et 
de quelques adresses. 

M. l'abbé de Bonnefoi a repris la discussion de la 
Déclaration des droits. « Si je pouvais ajouter quelque 
chose aux Déclarations qui ont paru' jusqu'ici, j'y 
placerais à la tête un principe d'où dérivent tous ies 
droits; ce principe peut être exprimé ainsi : 

« L'homme a un droit sacré à la conservation de 
son existence, et l'Être suprême a fait les hommes 
égaux en droit. 

« Telle est la seule addition que je propose à la Dé- 
claration des droits de M. de la Fayette. » 



DISCOURS DE M. PELLERIN. 

« Le principe de toute société consiste dans la pro- 
priété et dans la liberté. 

« L'homme perd de cette liberté, à raison de ce que 
la loi lui défend. 

« L'homme perd de sa propriété par les contribu- 
tions qu'il doit à la chose publique. 

« Telles sont les restrictions que l'on doit apporter 
aux principes fondamentaux. 

« U emble au surplus que c'est le reconnaître que 
de promettre à chacun liberté, sûreté et propriété. 

« Si les principes sont certains, si chacun connaît 
ses droits, il paraît plus facile de les concevoir que de 
les exprimer; chacun de nous a senti que si c'était 
notre devoir d'éclairer nos concitoyens sur leurs 



PAT! LKS IQ1MES T)U TEMPS. Ul 

droits, il n'était pas moins prudent, de les éclairer sur 
l'exercice de ces mêmes droits; c'est un flambeau 
salutaire dans les mains de l'homme sage et paisible, 
qui devient une torche incendiaire dans les mains 
d'un furieux. 

« Sans doute, tous les principes que l'on nous a 
présentés sont vrais en eux-mêmes. 

« Mais il a fallu élayer les conséquences qui pou- 
vaient devenir dangereuses. 

« Aussi, cette méthode a-l-elle gêné tous les au- 
teurs; tantôt il a fallu faire des principes, tantôt il 
a fallu les circonscrire. C'est ainsi qu'il a fallu pré- 
venir les fausses interprétations. C'est à vous à guider 
le peuple dans les routes obscures où il serait entraîné. 
C'est à vous à l'instruire. 

« Vous allez lui indiquer ses droits, mais ces droits 
supposent des devoirs; il est incontestable que les 
uns ne peuvent exister sans les autres; ils ont entre 
eux des idées relatives. Il est incontestable, en effet, 
qu'aucun citoyen n'a de droits à exercer, s'il n'y a 
pas un autre citoyen qui a des devoirs à remplir en- 
vers lui. 11 faut donc établir que les droits ne peu- 
vent exister sans les devoirs; ainsi, lorsque nous éta- 
blissons que la vie de l'homme, son honneur, son 
travail, forment sa propriété, il convient cependant 
de dire qu'il en doit une portion à la patrie. 

« Ainsi il convient encore d'ajouter que, lorsque 
l'on porte atteinte à ses droits, il ne doit pas re- 
pousser la force par la force, mais recourir à la jus- 
tice. 

« ?\ous n'oublierons pas surtout de rappeler à 
l'homme qu'il ne tient pas de lui-même la vie; que 






W8 Li RÉVOLUTION RACONTÉE ET JLGÉE 

les vertus sont récompensées; c'esl par la médita- 
tion de ces vérités que l'on rétablit la morale, et 
que J on parvient à rendre les hommes vertueux 

« Un membre a présenté un projet qui, dans deux 
colonnes, renferme les droits de l'homme et les de- 
voirs du citoyen. Cette forme éprouvera peut-être des 
^facultés ; .nais jamais on ne doit renoncer au mieux 
tl s, 1 Assemblée n'en reconnaît pas la nécessité, elle 
ne peut se refuser à celle d'v céder. 

« Je demande donc une Déclaration qui renferme 
les droits et les devoirs de l'homme en société » 

Cette motion était tout à fait étrangère à l'ordre 
du jour. Aussi n a-t-elle été ni appuyée, ni réfutée. 

M, le vicomte de Mirabeau qui avait demandé la 
parole pour parler sur un autre objet, en a profité 
pour dire qu il se contenterait de proposer ainsi le 
préambule de la Constitution : Pour le bien d'un chacun 
et de tous nom acons décrété les articles suivants. 
Cela vaudrait bien mieux que de se perdre dans 
oes questions métaphysiques. 

ici les orateurs se sont de plus en plus écartés de 
a question et peut-être se seraient-ils égarés tout à 
'ai , si M. le président n'eût rappelé Tordre 

U a posé la question d'admettre la Déclaration du 
comité pour être discuté s ensuite article par article : 
on a été aux voix et la Déclaration a été rejetée à la 
grande majorité. 

U fallait cependant en adopter une. M. le mar- 
quis de Paulette a repris la proposition d'hier, en y 
changeant cependant la manière de voter. Dans la 
motion d'iuer, ,1 proposait de voter au scrutin; dans 
celle d aujourd'hui, il a proposé l'appel. 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 449 

Cette motion a eu, comme hier, un très-grand 
succès dans le principe; elle a été combattue, discutée, 
défendue avec assez d'égalité. 

Vraisemblablement, elle aurait été adoptée si 
quelques membres n'eussent pas réclamé la parole ; 
car tout le monde demandait à aller aux voix. Mais 
M. de Lally-Tollendal a fait changer les opinions. 









DISCOURS DE M. DE LALLY-TOLLENDAL. 

« L'Assemblée nationale a statué, a décrété qu'une 
Déclaration des droits de l'homme précéderait la 
Constitution. Il n'y a plus à revenir sur cette ques- 
tion; ce serait peut-être un grand argument pour 
ceux qui s'y sont opposés, que cette variation, cet 
embarras, cette opposition dans les idées qui nous 
arrêtent au premier pas dans la rédaction de cette 
Déclaration. Si entre douze cents, nous avons tant de 
peine à nous accorder, comment vingt-quatre millions 
d'hommes pourront-ils se fixer, conformément aux 
opinions que nous leur communiquerons? 

« Cette Déclaration ne doit point contenir de grands 
raisonnements; elle doit être simple, claire et intelli- 
gible. Les Anglais qui entendent fort bien le gou- 
vernement, qui sont bien plus avancés que nous 
dans cette science, les Anglais ont fait aussi plusieurs 
Déclarations: la grande charte, sous le roi Jean; le 
bill, sous Henri IV; et, dans tous les actes publics, 
ils ne parlent que de leur liberté, de leur égalité. 
Il n'ont jamais inséré que des vérités de fait, et ont 
toujours éloigné les vérités morales, toutes les ques- 
tions métaphysiques. 

m. '-'!) 









■ 

■ 






■ 



4511 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Lorsqu'ils ont dit qu'aucun homme ne pourra 
être emprisonné que par un jugement rendu par ses 
pairs, aussitôt ils se sont crus libres, et ne l'ont pas 
prouvé. 

« C'est une belle idée que de faire remonter 
l'homme à la source de ses droits. Mais je deman- 
derais encore que l'on ne s'étendît pas dans des ques- 
tions peut-être trop étendues. Je demanderais que 
cette Déclaration fût courte; que du principe posé 
on tirât sur-le-champ la conséquence; enfin, qu'a- 
près avoir placé l'homme dans les déserts et les fo- 
rêts, on se hâte de le rappeler en France. 

« Je les ai toutes lues les Déclarations qui ont 
paru. 

« Toutes sont sublimes, contiennent des vérités 
frappantes. C'est surtout celle de M. le comte de Mira- 
beau qui m'a paru développer la dignité de l'homme 
avec le plus d'énergie; mais il manque quelque chose 
à toutes. Les unes ont été trop loin; les autres n'ont 
pas atteint le but. Et j'avoue que dans toutes il serait 
dangereux d'en choisir une pour délibérer sur-le- 
champ, quelque simple, quelque claire, quelque 
convenable qu'elle soit; cependant je préférerais 
celle de M. le marquis de la Fayette, augmentée par 
M. Monnier. 

« Je crois que l'on pourrait y joindre le début de 
M. de Mirabeau; je voudrais y joindre encore l'article 
de M. Pison du Galland où il parle de l'Être suprême. 

« En parlant de la nature, l'on doit rendre hom- 
mage à son auteur; c'est le frein des méchants, c'est 
la consolation des malheureux. 

« Ce que M. Pison du Galland dil de la divinité 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 461 

est applicable à tous les cultes, à toutes les religions. 
« J'insiste donc pour que la Déclaration des droits 
soit rédigée promplement. En choisir une dans les 
bureaux, c'est perdre un temps infini. Je demande que 
l'on aille aux voix dans la salle générale. 

« C'est ainsi que la motion du marquis de Paulette 
a commencé à trouver des obstacles. M. d'Angevillers 
a réclamé le règlement. 

« Il n'y a que deux manières de voter, a-t-il dit; 
elles sont fixées par le règlement; c'est la voie de 
l'appel, et la manière de voter par assis et par 
levé. » 

M. Desmeuniers a représenté les inconvénients de 
voler dans les bureaux. 

« Le règlement, a-t-il dit, avait introduit une troi- 
sième manière de délibérer; vous l'avez supprimée; 
et ce n'est qu'une subtilité de la part de l'auteur de la 
motion : il a raison. » 

M. Fétion a proposé un amendement; celui d'aller 
aux voix par assis et levé à chaque délibération, par 
date de priorité, et d'accepter celle qui aurait réuni 
le plus de suffrages. 

Enfin, on a demandé à diviser la motion : 

D'abord, ira-t-on aux voix? 

Sur cette question, il y a eu unanimité 

2° Ira-t-on aux voix dans la salle ou dans les bu- 
reaux? Il a été décidé qu'il n'y avait lieu à délibérer. 

Ainsi la motion M. de Pauletle est tombée pour la 
seconde fois. 

L'on a été aux voix par appel sur le choix d'une 
Déclaration des droits. 

\\ y a eu six cent vingt voix pour celle du sixième 








452 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bureau, deux cent quarante pour celle de M. l'abbé 
Siéyès, et quarante-cinq pour celle de M. de la 
Fayette. 

Ainsi l'Assemblée a décrété que le plan de la Dé- 
claration du sixième bureau serait adopté, et qu'elle 
serait discutée article par article. 

Nous allons la mettre sous les yeux. 



PROJET DE DÉCLARATION DES DROITS DE L1IOMJ1E ET DU CITOYEN 

DISCUTÉ DANS LE SIXIÈME BUREAU DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET ADOPTÉ PAR 
L ASSEMBLÉE NATIONALE, COMME POINT DE RÉUNION DES IDÉES, AVEC LIBERTÉ 
D'y RETRANCHER OU AJOUTER, ETC. 

« Les représentants du peuple français, réunis et 
siégeants en l'Assemblée nationale, à l'effet de régé- 
nérer la Constitution de l'État, et de déterminer les 
droits, l'exercice et les limites du pouvoir législatif et 
du pouvoir exécutif; considérant que l'ordre social et 
toute bonne constitution doivent avoir pour base des 
principes immuables; que l'homme, né pour être 
libre, ne s'est soumis au régime d'une société politi- 
que que pour y mettre ses droits naturels sous la pro- 
tection d'une force commune L ; voulant consacrer et 
reconnaître solennellement, en présence du suprême 
législateur de l'univers, les droits de l'homme et du 

1 La société csl un fait antérieur et supérieur à toutes les chartes; 
elle n'est point l'ouvrage de l'homme mais celui de Dieu, auquel nous 
sommes forcés de nous soumettre, comme à toutes les autres lois de la 
nature. Le contrat social, tel que l'Assemblée le proclame ici, n'a jamais 
existé que dans l'imagination malade de J. J. Rousseau, et il est subversif 
de toute idée d'ordre public, parce qu'il tend à rendre l'individu souve- 
rain et créateur, là où il n'est que dépendant et sujet. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 453 

citoyen, déclarent que ces droits reposent essentielle- 
ment sur les vérités suivantes : 

« Art. 1 er . Chaque homme tient de la nature le 
droit de veiller à sa conservation et le désir d'être 
heureux. 

« Art. 2:. Pour assurer sa conservation et se pro- 
curer le bien-être, chaque homme tient de la nature 
des facultés. C'est dans le plein et entier exercice de 
ces facultés que consiste la liberté. 

« Art. 5. De l'usage de ces facultés dérive le droit 
de propriété. 

« Art. 4. Chaque homme a un droit égal à sa liberté 
et à sa propriété. 

« Art. 5. Mais chaque homme n'a pas reçu de la 
nature les mêmes moyens pour user de ses droits. De 
là naît l'inégalité entre les hommes. L'inégalité est 
donc dans la nature même. 

« Art. 6. La société s'est formée par la nécessité de 
maintenir l'égalité des droits au milieu de l'inégalité 
des moyens. 

« Art. 7. Dans l'étal de société, chaque homme, 
pour obtenir l'exercice libre et légitime de ses facul- 
tés, doit le reconnaître dans ses semblables, le res- 
pecter et le faciliter. 

« Art. 8. De cette réciprocité nécessaire résulte 
entre les hommes réunis la double relation des droits 
et des devoirs. 

« Art. 9. Le but de toute société est de maintenir 
cette double relation ; de là l'établissement des lois. 

» Art. 10. L'objet de la loi est donc de garantir 
tous les droits et d'assurer l'observation de tous les 
devoirs. 






■' ■ 




454 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Art. 11. Le premier devoir de tout citoyen étant 
de servir la société, selon sa capacité et ses talents, 
il a le droit d'être appelé à tout emploi public. 

« Art. 12. La loi étant l'expression de la volonté 
générale, tout citoyen doit avoir coopéré immédiate- 
ment ou médiatement à la formation de la loi. 

« Art. 13. La loi doit être la même pour tous, et 
aucune autorité politique n'est obligatoire pour le 
citoyen, qu'autant qu'elle commande au nom de la 
loi. 

« Art. 14. Nul citoyen ne peut être accusé, ni 
troublé dans l'usage de sa propriété, ni gêné dans 
celui de sa liberté, qu'en vertu de la loi, avec les 
formes qu'elle a prescrites, et dans les cas qu'elle a 
prévus. 

« Art. 15. Quand la loi punit, la peine doit tou- 
jours être proportionnée au délit, sans aucune accep- 
tion de rang, d'état ou de fortune. 

« Art. 16. La loi ne pouvant atteindre les délits 
secrets, c'est à la religion et à la morale à la suppléer. 
Il est donc essentiel, pour le bon ordre même de la 
société, que l'une et l'autre soient respectées. 

« Art. 17. Le maintien de la religion exige un 
culte public. Le respect pour le culte public est donc 
indispensable. 

« Art. 18. Tout citoyen qui ne trouble point le 
culte public ne doit point être inquiété. 

« Art. 19. La libre communication des pensées 
étant un droit de citoyen, elle ne doit être restreinte 
qu'autant qu'elle nuit aux droits d'autrui. 

« Art. 20. La garantie des droits de l'homme et du 
citoyen nécessite une force publique ; cette force est 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. .{55 

donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour 
l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. 

« Art. 21. Pour l'entretien de la force publique et 
les autres frais du gouvernement, une contribution 
commune est indispensable ; et sa répartition doit 
être rigoureusement proportionnelle entre tous les 
citoyens. 

« Art. 22. La contribution publique étant une por- 
tion retranchée de la propriété de chaque citoyen, 
il a le droit d'en constater la nécessité, de la consentir 
librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la 
quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. 

« Art. 25. La société a le droit de demander 
compte à tout agent public de son administration. 

« Art. 24. Toute société dans laquelle la garantie 
des droits n'est pas assurée et la séparation des pou- 
voirs déterminée, n'a pas une véritable constitution. » 

L'on a rendu compte ensuite de la médaille qui 
sera frappée. 

On proposait d'un côté le buste du roi en cheveux et 
en manteau royal. 

Légende: Louis XVI, proclamé restaurateur de la 
liberté. 

De l'autre côté, la salle de l'Assemblée, les mem- 
bres faisant le sacrifice de leurs privilèges sur l'autel 
de la patrie, les titres déchirés et parsemés, les tri- 
bunes remplies de spectateurs. 

Légende : Abandon de tous les privilèges. 

Exergue : Assemblée nationale, 4 août 1789. 

Les douze cents médailles dont une en or pour 
le roi, coûteront 17,600 fr. M. Bouche a proposé de 



■ 






450 



LA REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



■ 




mettre au lieu d'abandon des privilèges, abolition du 
régime féodal. 



RÉFLEXIONS D'UN PATRIOTE. 

Toute la France, toute l'Europe, tout l'univers 
civilisé a les yeux fixés sur l'Assemblée nationale. 

Tous les peuples attendent avec impatience le 
grand œuvre de la Constitution qui doit émaner de 
cette auguste Assemblée ; les nationaux pour jouir des 
prérogatives et des droits de l'homme ; les élrangers 
pour marcher sur nos pas. 

On a l'idée la plus grande et la plus sublime du 
sénat des Français, et on a raison. Jamais, en effet, 
Assemblée ne fut plus sage, jamais Assemblée ne 
renferma une masse de lumières plus considé- 
rable; mais l'enthousiasme est porté trop loin à ce 
sujet. Le peuple qui raisonne peu, en attend des 
miracles. 

C'est ce qui fait tout craindre aux citoyens sensés. 
Le bas peuple, sans s'embarrasser des créanciers de 
l'Etat, tout occupé de lui-même, pense et croit que l'As- 
semblée nationale va annuler les impôts ; que, libre 
et sans entraves, il pourra se livrer sans frein à ses 
goûts et à ses affections désordonnées. Il sait peu dis- 
tinguer ce qu'on appelle liberté relative ; il confond 
volontiers la liberté avec les abus de la liberté. Les 
scènes sanglantes, les excès, les catastrophes, dont le 
récit fait frémir d'horreur, la nullité des droits des 
Iribunaux, tout fait craindre à l'homme vertueux, au 
bon Français, un bouleversement total, une anarchie 
universelle. 







PAR LES HOMMES DU TEMPS. 457 

Cette révolution ne tient désormais qu'à un cheveu. 
Je n'ai pas besoin de m'expliquer davantage. L'homme 
qui pense me devine assez. 

Il est donc du plus grand intérêt, de la dernière 
nécessité, elpour la nation et pour son chef, que notre 
auguste sénat marche d'un pas rapide et majestueux 
à l'édifice de la Constitution, sans se jeter dans des 
questions métaphysiques, sans s'occuper du costume 
qu'elle doit donner à Sa Majesté dans la médaille 
qu'on va frapper ; mais aussi il est très-essentiel que 
ce sénat force les orateurs à sacrifier à la patrie l'a- 
mour-propre qui les tyrannise, et qui fait perdre né- 
cessairement beaucoup de temps à l'Assemblée. 

L'Assemblée nationale a une tache d'autant plus 
difficile à remplir que tous ses membres ne sont pas 
animés par le même esprit ; qu'il en existe encore 
dont les préjugés ne sont qu'étouffés; qu'il en existe 
qui se laissent éblouir et gagner par des êtres privi- 
légiés jusqu'ici. Aussi la faute la plus lourde dans 
laquelle pourrait tomber cette auguste Assemblée se- 
rait de consentir à voter par bureaux. Il vaut encore 
mieux souffrir le tumulte et le fracas qui y régnent 
quelquefois. Tel est vertueux aux yeux de l'Assemblée 
qui trahirait sa patrie dans les bureaux. 

SÉANCE DU 19 AOUT 1789 AU SOIR. 

M. le comte de Mirabeau a demandé la parole : 



MOTION DE M. LE COMTE DE MIRABEAU. 

« Il n'y a personne de nous qui ne sente l'impor- 
tance du crédit national. Les engagements de l'Etat 










m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sont inviolables, et cependant les craintes les plus 

vives affectent les créanciers. 

« Nous devions espérer que les revenus publics 
resteraient ce qu'ils étaient au moins jusqu'au mo- 
ment où, par une nouvelle perception, nous en au- 
rions augmenté la recette, quoiqu'en diminuant les 
impôts; mais les troubles et l'anarchie dans lesquels 
les ennemis de cette Assemblée ont jeté la nation, ont 
trompé nos espérances. 

« Les impôts, au milieu des orages publics, ont 
cessé d'être payés, en sorte qu'il est devenu difficile 
d'égaler la recette à la dépense. Le déficit, accru de- 
puis longtemps, n'est pas resté au terme où il était, 
el les malheurs actuels ne font que l'accroître. 

« H s'agirait donc maintenant de nous précau- 
tionner contre les nouveaux malheure qui vont nous 



ravager. 



« Le gouvernement a eu recours à la triste ressource 
des emprunts ; il faut les payer. La chaîne de ceux 
qui subsistent par des emprunts est immense. Il y a 
des riches qui n'ont aucun besoin; mais leur privation 
fait cesser la circulation et l'effet qu'elle produit ne 
fait qu'accroître la première des ressources de ceux 
qui trouvent leur subsistance dans les besoins des ri- 
ches, et augmente le nombre des pauvres qui atten- 
dent quelque secours des emprunts. 

« Nous ne pouvons pas, dans ce moment, rétablir 
les finances. Quelle est donc la ressource de l'État? 
C'est le crédit national. Le royaume est toujours le 
même; les ennemis ne l'ont pas dévasté; un nom- 
breux numéraire est toujours renfermé dans les 
caisses; la nation débitrice est toujours riche et puis- 



■■■■■^■■■^■■■^"■■■^^^" 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 459 

sanle. Que la concorde se rétablisse et le numéraire 
reparaîtra bientôt. 

c< 11 est donc important de nous occuper du crédit 
national. Ce n'est pas une œuvre compliquée et elle 
est indispensable. 

« Ces considérations m'ont porté à vous entretenir 
de l'emprunt que vous avez volé. 

« N'attendons pas que l'on vienne nous dire qu'il 
n'est pas rempli. L'on y porte peu d'argent; il ne sera 
pas encore rempli, lorsque de nouveaux besoins exi- 
geront un nouvel emprunt et nous réduiront à l'im- 
puissance de le consentir. 

« Laissons surtout les plaintes contre les financiers, 
eontre les agioteurs. 

« Nous avons voulu déterminer l'intérêt de notre 
emprunt. Le ministre des finances ne pouvait le fixer. 
Il comptait sur un mouvement patriotique, et il a 
été trompé; son opinion nous a entraînés dans une 
erreur, mais cette erreur est celle de la vertu. 

« 11 ne pouvait prévoir les craintes qui se sont ré- 
pandues; il ne pouvait croire que chacun tremblerait 
pour sa fortune. 

« On s'éclairera de plus en plus sur les circon- 
stances qui ont nécessité les arrêtés de la nuit du 4, 
et certes, vous n'aurez pas besoin alors d'apologie à 
cet égard; si elles eussent paru avec plus de lenteur, 
l'on aurait peut-être moins craint pour la propriété. 

« Vous avez cru devoir faire l'emprunt; vous avez 
mis la dette sous la sauvegarde de la loi publique; 
l'intérêt a été fixé à 4 et demi pour cent. 

« L'on a craint que nous ne voulions établir de la dif- 
férence entre la dette contractée et celle à contracter. 









400 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Méfiance absurde! mais la méfiance ne raisonne pas. 

« Le respect pour la foi publique est la sauvegarde 
de tous les engagements. 

« Nous ne pouvons emprunter, ni sur le crédit du 
roi, ni sur celui du ministre ; l'un et l'autre sont 
épuisés : le seul crédit national reste, il importe de 
prévenir sa chute; votre emprunt peut l'entraîner, et 
c'est pour la prévenir que je vous propose l'arrêté 
suivant : 

« L'Assemblée nationale, persévérant invariablement 
dans ses précédents arrêtés qui tendent à maintenir la 
foi publique, considérant que l'emprunt du 9 n'est 
pas encore rempli, autorise Sa Majesté à employer tous 
les moyens que sa prudence jugera convenables pour 
faire remplir l'emprunt, lors même que ces moyens 
apporteraient quelques modifications à l'article 4 du 
dit emprunt, du mois d'août 1789. » 

La motion de M. de Mirabeau a été mise sur le bu- 
reau. 

Quelques membres ont représenté qu'il n'y avait 
pas encore assez de temps écoulé pour que les ordres 
eussent pu parvenir de l'étranger et même de nos pro- 
vinces éloignées; que si les capitalistes de Paris vou- 
laient pressurer l'État, il fallait s'adresser aux pro- 
vinces, y créer des paisses d'escompte; mais cette 
matière délicate a été renvoyée aux bureaux. L'As- 
semblée s'est séparée de dix à onze heures, avec indi- 
cation au lendemain matin. 

On n'a pas réfléchi que le patriotisme des capita- 
listes sort rarement de leur coffre-fort. L'emprunt a 
été fixé à un taux trop bas pour ces messieurs. Que 
leur importe le bien général ? Le grand principe de 



■■■■■^■■■■■^■■■■■■■^■'■■■■^ 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



461 



ces messieurs est que l'intérêt général doit toujours 
marcher après leur intérêt particulier. 



^Hl'iSl 



SÉANCE liU 20 AOUT 17MJ. 

On a repris la délibération sur la Déclaration du 
sixième bureau. 

On a divisé la dissertation en trois points : 1° Ré- 
flexions générales; 2° Réflexions sur le préambule; 
5° Réflexions sur les articles. 

RÉFLEXIONS GÉNÉRALES 

M. Hanson, membre du sixième bureau, a observé 
que son bureau n'avait entendu faire qu'un canevas. 
11 a terminé par une sortie assez plaisante sur les fi- 
nanciers. « Quoique financier, j'ai été nommé député; 
il n'y a pas longtemps que je suis entré dans cette mi- 
lice qui n'est pas nationale, mais je n'en désire pas 
moins la réforme. » 

M. Target a communiqué aussi quelques idées sur 

le plan général. 

« La Déclaration, a-t-il dit, ne contient aucun prin- 
cipe faux ; il ne manque que de l'énergie dans les 
expressions et de la force dans les pensées. On doit la 
regarder, non pas comme un modèle de Déclaration, 
mais comme l'ébauche d'un travail que nous avons à 
faire, comme l'occasion de la discussion que nous 
allons entreprendre. Il y manque plusieurs disposi- 
tions nécessaires; il y manque des détails essentiels; 
il y manque des articles qui concernent la liberté; 
il y manque unarlicle qui apprenne à chaque citoyen 
qu'il peut opposer la résistance à la vexation. » 










462 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. Desmeuniers a parlé ainsi : « On l'a dit avec 
raison; jamais la Déclaration n'aura qu'une perfection 
relative. Dans les circonstances où nous sommes, votre 
position est très-embarrassante. Vous avez promis à 
la France une Déclaration des droits ; vous sentez les 
difficultés d'un travail aussi pénible. Les diflicullés 
viennent de ce que la matière est nouvelle pour nous: 
le temps nous presse; il faut marcher en avant, et 
placer au dehors les remparts que nous voulions 
placer au dedans. Il me semble que, pour abréger, 
on doit passer les douze premiers articles; ils° ne 
contiennent que des vérités connues ou pas assez im- 
portantes. Je proposerais de commencer notre travail 
par le treizième article. » 

^ L'avis de M. Desmeuniers n*a pas été adopté, el 
l'on est passé tout de suite au préambule. 

Quoi qu'il en soit delà Déclaration des droits, une 
foule de personnes croient qu'elle doit être une vé- 
rité de fait, une, simple et incontestable; enfin, le 
principe de la Constitution, et que ce principe ne doit 
pas être divisé en articles, mais bien la Constitution. 
C'était sans doute un grand et sublime travail que 
celui du préambule. 11 était tout fait, et l'on s'en 
doutait peu, car on a discuté longtemps avant de le 
deviner. 

M. de la Borde est entré dans un long développe- 
ment des principes sur les gouvernements, sur les 
pouvoirs qui les composent, sur les Déclarations des 
droits de l'homme et du citoyen, qui en sont comme 
la suite. M. de la Borde a répété ce que bien d'autres 
avaient dit avant lui. Il a parlé en homme des droits 
de l'homme. 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 465- 

« Les représentants de la nation française, réunis 
en Assemblée nationale, chargés de régler la Consti- 
tution de l'État, après avoir invoqué le suprême légis- 
lateur : 

« Considérant que le but de toute société est de ma- 
nifester, d'étendre et d'assurer les droits de l'homme 
et du citoyen ; 

« Qu'aucun corps politique constituéne peut excéder 
les bornes de son pouvoir ; 

« Qu'il est surtout indispensable d'ôter aux corps 
législatifs tous les moyens d'en abuser, en le renfer- 
mant dans la défense des droits de l'homme, et qu'il 
importe encore de constituer tous les autres pouvoirs 
pour que les droits que les citoyens tiennent de la 
nature soient à l'abri de toute atteinte; en consé- 
quence, elle déclare les articles suivants où ses pou- 
voirs constitués trouveront les limites dans lesquelles 
ils doivent être renfermés ; etc. » 

Celui qui a parlé ensuite a attaqué le préambule 
du sixième bureau, sans en présenter un autre. « Il 
faut, a-t-il dit, distinguer les pouvoirs, et cela n'est 
pas dans le préambule ; on y annonce que l'homme 
est libre ; cette vérité est trop connue. On y invoque 
l'Etre suprême ; cette invocation doit être faite en 
d'autres termes. » 

Pour abeéger, nous passerons sous silence des re- 
proches aussi légers. 

M. du Verrière a présenté le préambule de M. l'abbé 
Siéyès, mais corrigé par lui. Ce préambule est dans 
les mains de tout le monde, et les changements sont 
trop peu intéressants pour en faire mention ici. 

M. du Quesnoy a parlé en faveur de la motion 



m 



1 







*fii LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de M. de Ja Borde; il a répondu à M. Desmeu- 
niers qui avait avancé que la Déclaration ne pouvait 
avoir qu'une perfection relative. c< Une Déclaration, a- 
t-il dit, doit être de tous les temps et de tous les peu- 
ples; les circonstances changent, mais elle doit être 
invariable au milieu des révolutions. Il faut distin- 
guer les lois et les droits : les lois sont analogues aux 
mœurs, prennent la teinte du caractère national ; les 
droits sont toujours les mêmes. (Juant au préambule 
de M. delà Borde, je proposerais d'ajouter deux prin- 
cipes incontestables : « 1° L'homme n'entre en société 
« que pour acquérir et non pour perdre; 2° toute so- 
ft eiété est le résultat d'une convention. Ce sont là les 
« deux principes que je voudrais insérer dans le pro- 
jet. » 

Jusqu'ici la motion de M. de la Borde avait eu un 
succès rapide; M. de Virieu l'a arrêté. Des idées 
simples et sublimes, des réflexions touchantes ont 
entraîné toutes les opinions vers le préambule de la 
Déclaration du sixième bureau. « Ce préambule, a-l-il 
dit, n'annonce que des vérités déjà bien connues ; mais 
l'art avec lequel elles sont dites semble les rajeunir. 
Comment peut-on dire avec plus de noblesse, avec 
plus de dignité, que l'homme, pour être libre, se met 
sous la protection de la force commune. 

«Cequime touche davantage encore, c'est l'invoca- 
tion de l'Être suprême; l'on n'y dit pas nos droits; 
nous les tenons de la nature; c'est un pacte que la 
nation fait sous les auspices de la divinité ! Eh ! 
qu'est-ce que la nature? Quelle idée présente-t- 
elle ? C'est un mot vague de sens qui nous dérobe 
l'image du créateur pour ne considérer que la ma- 



[■■■IBi^Bi^MBi""" 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 465 

tière. Voici le préambule que je proposerais : « Les 
« représentants du peuple français, réunis en assem- 
« blée nationale, considérant que l'ordre social et 
« toute bonne constitution doivent avoir pour base des 
« principes immuables ; que l'homme, créé avec des 
« facultés et des besoins; et par conséquent avec le 
« droit inaliénable d'exercer les unes et de satisfaire 
« les autres, ne s'est soumis au régime d'une société 
« politique que pour mettre ses droits sous la protec- 
« lion d'une force commune ; considérant que les 
« gouvernements n'existent que pour les intérêts des 
« gouvernés, et non pour l'intérêt de ceux qui gou- 
« vernent, et qu'il est essentiel d'annoncer à tous 
« les membres du corps social leurs droits inaliéna- 
bles et imprescriptibles, afin que les réclamations 
a des citoyens, fondées sur des principes incontesla- 
« blés , puissent en même temps tourner et servir au 
« maintien des lois et au bonheur de tous; voulant 
« enfin consacrer, au nom du peuple français et en 
« présence de l'être suprême, les droits impres- 
« criptibles de tout citoyen, déclarent qu'ils reposent 
« sur les vérités suivantes, etc. » 

M. le vicomte de Mirabeau, qui a toujours des 
saillies piquantes, a représenté à l'Assemblée que les 
discussions allaient durer longtemps; qu'il propose- 
rait le Dccalogue, si l'on n'avait pas reeté les devoirs, 
et qu'on allait disputer sans lin, n'étant entendu que 
de très-peu de personnes, et qu'on ne serait admiré 
que de ceux qui n'ont rien entendu. Le préambule 
qu'il soumet est ainsi conçu : « Les représentants de 
«l'Assemblée nationale, réunis pour régénérer la 
« Constitution de l'Étal, pour veiller à l'intérêt de 
m. 50 



■ 







466 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« tous, assurer à chaque citoyen liberté, propriété et 

« sûreté, sont convenus de ce qui suit, etc. » 

M. de Volney a proposé une' toute autre forme de- 
préambule, celle de faire part des circonstances qui 
ont rendu nécessaire une déclaration des droits. «L'an 
« 4789, la seizième année du règne de Louis XVI, les 
« représentants réunis en corps législatif, considérant 
« que, depuis longtemps et particulièrement depuis 
« quelques années, les contributions des peuples ont 
« été dissipées, les trésors publics épuisés, la sûreté, 
« la liberté et la propriété violées d'une manière in- 
« signe; considérant que les causes de ces désordres 
« tiennent^ l'ignorance du peuple, à l'oubli des de- 
ce voirs de la part du pouvoir exécutif, ont arrêté les 
« articles suivants. » 

Dans ce moment s'est élevée une contestation qui 
n'aurait jamais dû éclater dans une assemblée aussi 
auguste. 

M. de la Borde a réfuté M. de Virieu : « Il est inutile 
de déclarer que c'est en présence de 1 être su- 
prême, etc. » 

L'homme tient ses droits de la nature ; il ne les re- 
çoit de personne. Certes, ne n'était pas là le moment 
d'examiner à quelle puissance, à quel génie, 1 homme 
est redevable de ces droits. M. l'évêque de Nîmes a 
répondu avec avantage à un paradoxe avancé si lé- 
gèrement. « C'est une idée triviale, a-t-il dit, que 
l'homme tient son existence de Dieu. Plût à Dieu 
qu'elle le fût encore davantage et qu'elle ne fût ja- 
mais contestée. Mais, quand on fait des lois, il est 
beau de les placer sous l'égide de la divinité. » 
11 s'agissait d'une question de droit public, et on 



■■^^■^^■■■■■i 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 467 

en a fait une question de théologie. On a parlé des 
anciens et des modernes ; on a invoqué leurs usages 
pour répondre à M. de la Borde, et pour combattre 
une motion qui était déjà tombée. Enfin, celte ques- 
tion s'est terminée, et un autre a continué la discus- 
sion du préambule. 

Un membre en a présenté un en ces termes : 

« L'assemblée nationale, considérant qu'après avoir 
« invoqué l'assistance de l'être suprême, son premier 
« devoir est de consacrer par une promulgation solen- 
« nelle les droits imprescriptibles de 1 homme et du 
« citoyen, etc. » 

Tels ont été les divers projets lus successivement à 
l'Assemblée. 

On les a repris ensuite les uns après les autres. On 
allait aller aux voix pour en adopter un, lorsque plu- 
sieurs personnes ont demandé le préambule du co- 
mité des cinq ; on l'a lu ; il a été applaudi, on a de- 
mandé qu'il fût mis en délibération sur-le-champ, et 
avant tous les autres; il y a été mis et il a été adopté, 
tel qu'il suit, à la grande majorité. 



I 



PRÉAMBULE DE LA DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME 

ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE. 

« Les représentants du peuple français, constitués. 
« en Assemblée nationale, considérant que 1 igno- 
« rance, l'oubli et le mépris des droits de l'homme, 
« sont les seules causes des malheurs publics et de la 
« corruption des gouvernements, ont résolu d'expo- 
« ser dans une déclaration solennelle les droits in- 







468 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« aliénables et sacrés de l'homme, afin que cette dé- 
« claralion, constamment présente à tous les mem- 
« bres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs 
« droits et leurs devoirs; afin que les actes du pou- 
« voir législatif et du pouvoir exécutif pouvant être à 
« chaque instant comparés avec le but. de toute insti- 
« tulion politique, en soient plus respectés; afin que 
« les réclamations des choyons, fondées désormais sur 
« des principes simples et incontestables, tournent 
« toujours au maintien de la Constitution et au bon- 
« heur de tous. » 

C'est ainsi que s'est terminée une discussion dont, 
au dernier moment, on était loin de prévoir la solu- 
tion. 



DISCUSSION DES ARTICLES I, II, III, IV ET V. 

L'on ne devait discuter qu'un article à la fois; 
M. d'André a joint cependant les cinq premiers en- 
semble. 

« Le premier parle de désirs et de besoins : ce n'est 
pas une déclaration de désirs que nous avons à faire. 
I.e second, je ne l'entends pas, et je doute que mes 
commettants puissent l'entendre. 

« Le troisième, le quatrième et le cinquième peuvent 
•-e réunir ensemble; et c'est ainsi que je le propose, 
d'après l'avis de M. de la Fayette: 

« Les droits inaliénables et imprescriptibles do 
l'homme sont la liberté, la propriété, la sûreté, 
l'égalité des droits, la conservation de son honneur 
cl de sa vie, la communication de ses pensées et la 
résistance à l'oppression. Quant à celle dernière partie, 



MM 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 469 

j'observerai qu'elle esl sans danger, elle est dans notre 
constitution de Provence que nous abandonnons, parce 
que nous espérons que vous nous en donnerez une 
meilleure. » 

M. Target a proposé de supprimer les dix premiers 
articles et d'y substituer ceux-ci : 

« Art. 1 er . Chaque homme tient de la nature le droit 
d'user de ses facultés, sous l'obligation de ne pas 
nuire à l'exercice des facultés d'autrui; l'un est son 
droit, l'autre son devoir. 

« Art. 2. La sûreté, la liberté et la propriété, l'un 
qui est le droit de jouir, l'autre le pouvoir exclusif de 
posséder certaines choses; c'est là ce qui constitue le 
droit des hommes. 

« Art. 5. Les moyens et les facultés des hommes ne 
sont pas les mêmes; et le but de toute société est 
de maintenir l'égalité au milieu de l'inégalité des 
moyens. 

« Art. 4. Lorsque les hommes perdent de leurs 
droits, en se réunissant dans la société civile, ils acquiè- 
rent une plus grande assurance de les confirmer. 

« Art. 5. Hors de la société, il n'y a aucune garantie 
dans la société. Au contraire, la loi garantit tous les 
droits. » 

M. l'évêque de Langres a proposé de substituer 
l'article suivant aux deux premiers articles : 

« L'auteur de la nature a placé dans tous les hommes 
le besoin et le désir du bonheur, et les facultés d'y 
parvenir; et c'est dans le plein et entier exercice de 
ses facultés que consiste la liberté. » 

Enfin, M. l'archevêque d'Aix et un autre orateur 
ont terminé cette longue discussion Le premier a 



' 



■;.* -■ 






470 LA RÉVOLUTION RACONTÉE KT JUGÉE 

parlé avec éloquence, le second avec une prolixité 
qui a épouvanté les galeries, surtout lorsqu'il a dit 
que la société commençait avec la mère et le fils. 

Aussi M. de Mortemart a-t-il observé que la séance 
était irrégulière, le règlement portant qu'elle doit être 
publique, et que les galeries étaient désertes. 

L'heure était déjà très-avancée, et cependant l'As- 
semblée n'avait encore aucune idée fixe. 

M. Monnier l'a fait sortir de sa léthargie, en pro- 
posant les articles suivants : 

« Art. 1 er . Les hommes naissent et demeurent libres 
et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peu- 
vent être fondées que sur l'utilité commune. 

« Art. 2. Le but de toute association politique est la 
eonservalion des droits naturels et imprescriptibles de 
l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la 
sûreté, et la résistance h l'oppression. 

« Art. 5. Le principe de toute souveraineté réside 
essentiellement dans la nation; nul corps, nul indi- 
vidu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane ex- 
pressément. » 

Ces trois articles sont passés au milieu du tumulte 
et des contradictions; le clergé, la noblesse, les com- 
munes, y apportaient sans cesse des amendements con- 
traires. Mais enfin, après bien des débats, ils ont été 
adoptés, tels qu'ils sont transcrits. 



SÉANCE DU 21 AOUT 1789. 



Enfin, la noblesse de Bretagne commence à abjurer 
ses préjugés. Celle de Quimper vient d'adhérer à 
tous les arrêtés de l'Assemblée nationale et à tous 



HHHMHV^^H 



l'Ait LES HOMMES DU TEMPS. 471* 

ceux qu'elle fera par la suite. La noblesse de Bre- 
tagne a assez donné de preuves de son courage; elle 
va maintenant en donner de son désintéressement. 

M. le président a encore donné lecture par extraits 
de plusieurs autres adresses. 

Un des secrétaires a annoncé qu'un député de 
Saint-Domingue avait donné sa démission, et qu'il 
était remplacé par M. le marquis de Renaud. 

M. Buzot, nommé pour être du comité des douze, 
étant déjà du comité féodal, a donné sa démission 
pour le premier. 



DISCUSSION DE L'ARTKLE VII. 

M. le chevalier de Lameth a ouvert cette discussion ; 
il a représenté un projet de deux articles, pour rem- 
placer les articles 8, 9 et 10 du bureau sixième. Ce 
projet a été adopté avec empressement. Le voici tel 
qu'il a été adopté à la grande majorité. 

« Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce 
qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits 
naturels de chaque homme n'a de bornes que celles 
qui assurent aux autres membres de la Société la 
jouissance des mêmes droits. Ces bornes ne peuvent 
être déterminées que par la loi. 

« Art. 5. La loi ne doit défendre que les actions 
nuisiblesàla société. Tout ce qui n'est pas défendu par 
la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être con- 
traint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. » 

Il y avait dans la première version, les actions qui 
sont évidemment nuisibles. Plusieurs membres ont de- 
mandé le retranchement, de ce mot. L'on disait en sa 



ï 



■ 










-472 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

faveur qu'il y avait des actions nuisibles qui étaient 
commandées par la loi même, que c'était en cela 
qu'était le mérite ou le démérite des actions. L'on 
s'appuyait sur les lois commerciales qui sont funestes 
au commerce, à la circulation et à l'agriculture. 

M. Pison du Galland ajoutait encore que telle action 
paraissait nuisible qui ne l'était pas effectivement; 
mais les réflexions de M. Marlineau lont emporté! 
Si le mot évidemment subsiste, c'est rendre tous les 
citoyens- juges de la loi; il en résultera pour le légis- 
lateur une incapacité de défendre les 'actions nui- 
sibles; chacun dira : la loi n'a pas pu défendre telle 
action, parce qu'elle n'est pas nuisible; donc la loi 
sera nulle. Le mot évidemment a été ôté. 

M. Marlineau a encore proposé un amendement. 
Le second article commençait ainsi : la loi ne peut 
défendre, etc. Il a proposé de changer le mot peut en 
doit. 

M. Duport s'est élevé contre cette proposition ; il 
trouvait plus d'énergie dans le mot peut. « La Décla- 
ration des droits, a-t-il dit, est pour empêcher les 
abus du Corps législatif. Substituerez-vous le mot 
doit, c'est supposer à ce corps la faculté, la puis- 
sance d'en commettre, et le mot peut le réduit à une 
incapacité absolue. » Pour abréger cette discussion, 
un membre a proposé par forme de sous-amendement, 
de mettre les deux mots ne peut et ne doit. L'amen- 
dement de M. Martineau a encore été adopté. 

M. l'évêque de Langres voulait ajouter la liberté 
civile, en changeant la phrase : la liberté civile con- 
siste. 

Cette objection a entraîné dans une discussion 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 475 

sur le droit naturel et sur le droit civil. M. i'évêque de 
Langres disait qu'il ne pouvait s'agir ici de la liberté 
naturelle, mais de la liberté politique; que telle 
action était conforme à l'une et contraire à l'autre. 
Cette opinion a été combattue par plusieurs mem- 
bres, et surtout par MM. Populus, Volney et Redon. 

« Jusqu'à présent, a dit ce dernier, les articles ne 
peuvent être entendus que de l'homme qui n'est pas 
encore en état de société; et, là où il n'y a pas de 
société, il n'y peut avoir de lois. C'est quand la loi 
est faite que la société se forme, et que l'homme est 
alors placé sous l'empire de la loi. De quoi s'agit-il 
jusqu'ici dans la Déclaration des droits? De la liberté 
naturelle, des droits que tout homme apporte en 
naissant 1 . Ce n'est donc pas encore ici le moment de 
parler de la liberté civile; il s'agit, non pas de 
l'homme gêné dans l'exercice de ses droits, mais de 
l'homme avec la plénitude de ses droits. La liberté 
porte sur des droits naturels ou sur des conventions. 
Parlez-vous des premiers; alors vous ne pouvez pro- 
noncer que le seul mot de liberté; parlez-vous de 
la liberté conventionnelle, alors vous parlez de la 
liberté civile. » 

Ces réflexions ont fait rejeter l'amendement de 
M. l'évêque de Langres. 

M. d'André a aussi proposé un projet d'article, 
qu'il substituait à tous les derniers articles inclu- 



' L'homme en naissant n'apporte que des besoins, et il n'a d'autres 
droits que ceux de sa faiblesse individuelle. Il en est ainsi toute la vie, 
puisque nous ne pouvons vivre seuls ou absolument isolés. Chaque in- 
dividu est dans la même position. A cet égard, et c'est de là que décou- 
lent naturellement les lois civiles et politiques qui ont pour base les be- 
soins de tous, et pour but l'intérêt et le bonheur de chacun. 



ïi 




47! LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

sivement jusqu'à dix. « M. de Lameth a voulu abré- 
ger, a-t-il dit; je vais abréger davantage. 11 vous 
propose deux articles; je n'en propose qu'un : c'est 
celui du comité des Cinq. Le voici : « la liberté du 
citoyen consiste à n'être soumis qu'à la loi, et à 
n'èlre tenu d'obéir qu'à l'autorité établie par 'la loi, 
à pouvoir faire, sans crainte de punition, tout usage de 
ses facultés qui n'est pas défendu par la loi. » M. d°'An- 
dré a depuis relire ce projet. 

Un membre s'esl élevé contre la définition de la li- 
berté donnée par M. deLamelh. «Ce n'est pas assez, 
s'est-il écrié que de dire que « la liberté consiste à 
pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; » 
il faut faire davantage; il faut intéresser les mœurs 
et les recommander; c'est là le premier but des lois. 
Nous avons une définition plus exacte, et plus noble 
dans les premières lois de l'univers. Libertas est non 
solum qnod lireai, ml rtiam quoi honestum ait '. Celte 
définition est sans doute plus étendue que la vôtre; 
elle rétrécit le cercle des actions premières; mais aussi 
elle ne semble pas exclure les actions honnêtes; elle 
les recommande; elle en fait un précepte. » Ces ré- 
flexions, sages sans doute, ne firent rien changer dans 
la définition de M. de Lamelh, et sa motion a passé 
telle que nous l'avons transcrite. 



DISCUSSION DES ARTICLES XI ET SUIVANTS. 

L'on a dit souvent qu'il ne subsisterait aucun ar- 
ticle du projet adopté, et celte prophétie est déjà 

» C'est-à-dire: la liberté consiste non-seulement en ce qui est permis 
mais en ce qui est bien et honorable. 



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l'Ait LES HOMMES DU TEMPS. 



475 



presque accomplie. Le onzième article était soumis 
seul, comme les autres, à la discussion, et il a été 
supprimé, comme les autres l'avaient été, avec ceux 
qui le suivaient. 

M. de Bcauharnais qui, le premier, a pris la pa- 
role sur l'article 1 1 , à proposé un projet qui devait 
le remplacer avec les quatre suivants. 
Voici son projet : 

« Du principe de l'égalité civile dérive que les peines 
portées par la loi doivent être infligées sans aucune 
distinction, suivant les délits et les crimes, et que 
les emplois et les places doivent être accordés, sans 
aucune distinction, aux talents et à la vertu ; tous 
les citoyens y sont admissibles, suivant la mesure de 
leur capacité. » 

Ici la discussion a été suspendue par une observa- 
tion de M. Pison du Galland, et dont M. de Volney a 
fait une motion. «L'article 11, a-t-il dit, n'a aucun 
rapport au dernier article que nous avons adopté ; il 
tient à l'égalité civile, et il faut le placer après l'ar- 
ticle 12 et 15. » 

Celte motion a été appuyée, mais n'a pas élé adoptée. 
M. Marlineau a proposé d'autres articles qui ont 
trouvé beaucoup d'approbateurs. 

« Atvr. l' r . La loi est une convention des citoyens 
réunis : elle se forme par la volonté générale : comme 
il n'est personne qui n'ait concouru par soi-même ou 
par ses représentants à la formation de la loi, il n'est 
personne aussi qui ne soit obligé de s'y soumettre ; il 
n'est personne qui ne soit forcé de faire ce qu'elle 
commande; il n'est personne qui ne soit forcé de ne 
pas faire ce qu'elle défend. 








i7fi LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

c AnT. 2. S'il résiste, il se révolte contre la loi. 

«Art. 5. Tout citoyen, appelé ou saisi au nom de la 
loi, doit se soumettre à la loi, ou au magistrat qui 
parle au nom de la loi. 

« Art. 4. Tout citoyen ne peut être appelé, saisi ou 
mis en prison qu'au nom de la loi, que dans les cas 
prévus par la loi et avec les formes qu'elle a prescrites. 

« Art. 5. Tousles hommes sont égaux aux yeux delà 
loi. Elle inflige à tous les mêmes punitions, et elle les 
appelle tous aux dignités, aux places et aux emplois 
de la société, sans autre distinction que celle des ta- 
lents et de la vertu. » 

M. Camus a présenté ensuite un projet qui laissait 
subsister l'article 9 du projet du sixième bureau, et le 
dernier de M. Martineau. 

« Art. i ". Les lois n'étant que des conventions faites 
par la société, chaque citoyen doit y concourir par lui- 
même ou par ses représentants. 

«Art. 2. La volonté de la loi ne peut imposer la 
nécessité d'obéir à ce qu'elle ne prescrit pas. » 

Ces deux articles ne remplissaient certainement pas 
ce que portaient les articles qu'on voulait supprimer; 
aussi l'Assemblée na-t-elle marqué aucun empresse- 
ment pour les adopter. 

M. Le Chapellier est le seul qui ait parlé en faveur 
de l'article 1 1 du sixième bureau ; encore y a-t-il 
fait un amendement, celui de retrancher le mot ré- 
compensé. 

M. Target a proposé également, sans aucun succès, 
les articles suivants : 

«Art. l"'. La loi est l'expression de la volonté gé- 
nérale ; elle seule peut commander par l'organe 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS 477 

des magistrats, et tous les citoyens y sont soumis. 
« Art. 1, Tous les citoyens ont droit de coopérer mé- 
diatement ou immédialementà sa formation. Tous les 
citoyens doivent aussi jouir également des avantages 
qu'elle procure. Ainsi, ils sont tous appelés, sans dis- 
tinction, à tous les emplois civils, ecclésiastiques eL 
militaires. 

« Art. 5. Tout citoyen ne peut être arrêté, accusé ni 
puni que dans les cas prévus par la loi ; tous citoyens, 
coupables du même crime, sans distinction, seront 
sujets aux mêmes peines. » 

Voici lepremier projetqui ait commencé à réunir les 
suffrages. « La loi doit être l'expression de la volonté 
générale ; elle est la même pour tous, soit qu'elle 
récompense, soit qu'elle punisse, et tous les citoyens 
ont un droit égal à tous les emplois. » 

M. Mounif.r. « Le premier devoir de tous les citoyens 
est de servir la société selon la capacité de leurs talents; 
sujets aux mêmes peines pour les délits, ils sont aussi 
tous admissibles, sans distinction, à tous les em- 
plois. » 

M. le marquis de Gouy d'Àrcy en a offert un qui 
n'était que le résultat de toutes les idées combinées 
ensemble. 

« La loi, étant l'expression de la volonté générale, 
sera le résultat du vœu médiat ou immédiat de tous. 
Égale pour tous dans les mêmes délits, elle pronon- 
cera à tous les mêmes peines ; n'écartera des em- 
plois aucun citoyen, et punira uniformément tous les 

délits. » 

Jusqu'ici on n'avait pas encore observé qu'un des 
articles à rédiger se rapportait à un de ceux passés 




478 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

dans la nuil du 4; que, par conséquent, il fallait le 
rédiger de même. Celte observation eût été juste, si 
l'on n'eût agité que la seule admission des charges. 
M. l'évèque d'Autun a enfin réuni tous les suf- 
frages. Jusqu'alors les opinions avaient été divisées 
sur tous les projets. 

« La loi étant l'expression de la volonté générale, 
tous les citoyens doivent concourir personnellement 
ou par représentation à sa formation; elle doit être 
la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle 
punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont 
susceptibles de toutes les places, de tous les emplois 
publics, selon leurs capacités. » 

L'Assemblée a témoigné son empressement pour 

adopter cet article ; elle a demandé à aller aux voix. 

On y allait aller sur chaque projet par ordre de 

priorité, la motion de M. l'évèque d'Autun étant la 

dernière. 

M. Barnave a fait une motion tendante à donner la 
priorité à cette motion et la mettre en délibération. 
La motion de M. Barnave a été accueillie; cependant 
un de MM. les secrétaires a donné lecture de tous les 
arrêtés divers et projets de rédaction. 

Après quoi l'on est revenu à celle de M. l'évèque 
d'Autun. 

Jamais motion n'essuya autant d'amendements ; ja- 
mais séance ne fut si orageuse. 

M. Mounier a proposé d'ajouter à la fin de la rédac- 
tion ces mots : selon leur capacité ; un autre membre, 
de changer susceptibles en admissibles; un troisième 
veut ajouter : sans distinction; un quatrième, de 
naissance; un cinquième sont au lieu d'étant. Je ne 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 479 

parle pas d'une infinité d'aulres amendements aux- 
quels l'Assemblée n'a point eu égard ; je donne seule- 
ment ici ceux qui ont passé. 

Après des débats assez vifs, le Président a demandé 
à l'Assemblée si elle jugeait la question assez discutée. 
Un oui général a été la réponse de l'Assemblée. Il a 
proposé d'aller aux voix séparément, pour admettre 
ou non chacun des quatre amendements. 

On a commencé par aller aux voix sur le mot ad- 
missibles ; l'amendement a passé à la majorité. 

On est venu ensuite au second amendement : selon 
leur capacité ; cet amendement a encore passé à la 
majorité. 

Un honorable membre s'est alors écrié que la déli- 
bération avait été enlevée sans discussion. C'est ici 
vraiment où a commencé le désordre ; on eût dit que 
la Discorde, désespérée de voir régner la Paix dans 
noire auguste sénat, venait d'y secouer ses sinistres 
ilambiaux, ou qu Eole, gagné par .lunon, avait dé- 
chaîné les vents et les tempêtes. Avant de quitter l'al- 
légorie, je crois devoir dire que le public commence 
à croire qu'il existe plus d'un Éole capable d'épouser 
je ne dis pas des haines, mais des préjugés invétérés. 
La tempête, l'ouragan ont été tels que le pilote de 
l'Assemblée a perdu le sang froid qui le caraclérise, 
et qu'il a presque laissé échapper de ses mains le 
gouvernail du vaisseau. 

L'orage est devenu d'autant plus bruyant que le 
feu et le tonnerre avaient deux foyers : 1° l'interpré- 
tation que M. Mounier a donnée à son amendement; 
2° le malentendu dans la question posée par M. de 
Clermont-Tonnerre. 







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480 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Je suis bien éloigné de faire le procès à qui que ce 
soit. Je suis bien plus porté à croire le bien que le 
mal ; mais la franchise dont j'ai toujours fait profes- 
sion nécessite de moi l'aveu que l'on pouvait tirer les 
conséquences les plus funestes des principes de 
M. Mounier. Aussi M. Emery et M. Rebel se sont-ils 
fortement récriés ; aussi la salle retentissait-elle de 
cris contre l'aristocratie! 

Comment, en effet, interpréter ce langagedeM. Mou- 
nier: ..Lorsque vous travaillerez àla Constitution, vous 
fixerez les conditions auxquelles on pourra parvenir 
aux places, quanta l'âge, quant à la fortune, etc. » 

M. Mounier donnait donc au mot « capacité » toute 
l'extension dont il est susceptible; donc on pouvait 
en induire tout, généralement tout ce qui tend à 
maintenir les distinctions humiliantes. 

En effet, un roturier, par son état même, a été ex- 
clu, depuis le régime de la féodalité, des dignités 
ecclésiastiques et militaires. El pourquoi? Parce que 
la naissance le faisait regarder comme inepte et inca- 
pable «le les remplir; donc, suivant l'acception de 
M. Mounier, tous ceux qui n'ont pas de vieux parche- 
mins emporteraient en eux mêmes un caractère d'ex- 
clusion pour toutes les places, dignités et emplois ac- 
cordes jusqu'aujourd hui à des hommes privilégiés, 
l'eul-èlre n'a-t-il pas senti toutes les conséquences de 
son principe; mais un représentant du peuple français, 
qui convient expressément que plusieurs personnes 
l'accusent d'avoir des principes faibles, doit être eu 
garde conlre lui-même; il doit surtout méditer la 
profondeur de ce grand principe : Voxpopuli, voxDei! 
le malentendu porte plutôt sur l'Assemblée que sur 



■■■^■■^■■^■^■■B 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 481 

Je président. Je m'explique : M. deClermont-Tonnerre, 
a demandé si Ja question était suffisamment débattue; 
il a sans doute entendu demander par là si les quatre 
amendements avaient été suffisamment discutés. S'il a 
ainsi entendu la question, si une partie de l'Assemblée 
l'entendait autrement, on devait réclamer. Il n'y a 
point eu de réclamation; donc M. le président est ab- 
solument irréprochable. Je le dis, parce qu'il n'y a eu 
de réclamation que lorsque l'amendement a été passé. 
.Mais peut-être aurait-il pu poser autrement la ques- 
tion et demandera l'Assemblée si les quatre amende- 
ments lui paraissaient suffisamment discutés; mais, 
dans la bourrasque, dans l'ouragan, un seul homme 
peut-il avoir plus de présence d'esprit qu'une assem- 
blée de douze cents législateurs? C'était à l'Assemblée 
à s'expliquer et à savoir que le mot question pouvait 
ne pas comprendre les quatre amendements. 

Cependant l'embarras de l'Assemblée était extrême, 
et M. le président devait être dans une position plus 
critique que tout autre. Il est vrai qu'on ne soutenait 
pas opiniâtrement l'inculpation dirigée contre lui; 
mais une partie de l'Assemblée soutenait que la ques- 
tion avait été mal posée. 

L'Assemblée ne pouvait revenir contre son décret 
sans paraître inconséquente. Pour trancher la diffi- 
culté, là on voulait rejeter toute la motion, ici on vou- 
lait que l'amendement fût regardé comme nul, plus 
loin comme non avenu, d'un autre côté qu'on allât 
aux voix sur la question préalable, s'il y avait lieu ou 
non à délibérer. 

Inutilement le président réclamait-il le règlement ; 
inutilement, arméde la clochette, criait-il continuelle- 

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Ml LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ment à l'ordre. On n'entendait rien. Deux minutes de 
silence étaient suivies d'une demi-heure de brouhaha 
el de tintamarre horrible. 

Au milieu des éclats el des cris (je dirais presque 
des mugissements) dont la salle relen lissait, Al. de 
Lally-Tollendal s'esl écrié avec la voix d'un stentor et 
le coumge d'un ciloyen attaché aux grands prin- 
cipes : 

« Je m'oppose à ce que cette question (savoir s'il y 
a un décret ou non) soit proposée; je m'y oppose en 
mon nom, au nom de mes commettants, au nom de la 
liberté. Nous sommes ici pour établir la Constitution, 
pour affermir la liberté. 11 n'y aura plus l'ombre de 
liberté si, lorsqu'une assemblée aussi respectable vient 
de rendre un décret, on peut revenir contre, sur le mé- 
contentement de la minorité; nos débats seront inter- 
minables, etc. » 

Cette sortie a fait d'abord une sensation désagréable 
dans l'Assemblée, qui bientôt a été différemment af- 
fectée, lorsqu'on a entendu la lecture du sous-amen- 
dement de M. de Tollendal. Le voici : au lieu de c< sans 
distinction de naissance, » il a proposé de mettre : « sans 
aucune autre distinction que celle de leurs talents et 
de leurs vertus. » 

Ce sous-amendement a passé à la presque unani- 
mité; après quoi l'on est allé enfin aux voix sur la ré- 
daction de M. l'évêque d'Autun. Elle a été admise à 
l'unanimité, et, au préalable, avec les amendements. 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS, 



485 



ARTICLE VI DE LA DÉCLARATION DES DROITS 

AIIUÈTÉ LE II, 

« La loi est l'expression delà volonté générale. Tous 
les citoyens ont droit de concourir personnellement ou 
par leurs représentants à sa formation; elle doit être 
la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle 
punisse; tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont 
également admissibles à toutes les dignités, places et 
emplois, selon leurs capacités, sans autre distinction 
que celle de leurs vertus et de leur talent. » 

La séance s'est levée à quatre heures et demie, après 
que M. de Clermont a eu annoncé une assemblée gé- 
nérale pour sept heures du soir. 

séance DU 2-2 aol:t 1789. 

La séance étant ouverte, on a donné lecture, par 
extraits, de différentes adresses, parmi lesquelles on ne 
doit pas oublier celle de Ë amers, qui a annoncé que 
vingt mille hommes sont armés pour la défense des 
citoyens; celle de M. Munier de Leyrac, auditeur des 
comptes, qui a fait un tableau très-intéressant des 
pensions, par ordre alphabétique, et qui demande à 
être admis de préférence au comité des pensions pour 
donner tous les éclaircissements nécessaires sur les 
pensions. L'Assemblée a agréé les offres de M. de 
Leyrac. 

M. de Laborde a demandé que l'on fît imprimer tous 
les états de finances déjà faits par le comité des finan- 
ces. Cette motion a été appuyée, puis combattue; elle 
a été renvoyée à ce soir. 






484 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 




DISCUSSION DE L'ARTICLE XIV. 

M. Target a présenté le projet suivant : 
« Art. 1 er . Aucun citoyen ne peu! être accusé, arrêté, 
détenu et puni, qu'au nom de la loi, et qu'avec les 
formes prescrites, et suivant les dispositions précises 
de la loi. 

« Art. 2. Tout ordre arbitraire contre la liberté doit 
être puni. Ceux qui l'ont sollicité, expédié, exécuté et 
fait exécuter doivent être punis. » 

M. de Bonnet en a présenté un autre qui portait sur 
une distinction de ce qui appartient à la propriété et 
à la législation ; il a dit que le premier objet de l'ar- 
ticle appartient à l'un, et que l'accusation appartient 
à l'autre. M. de Bonnet a proposé de retrancher les ar- 
ticles 14, 10, 18 et 19, et de les remplacer par les 
trois suivants : 

« Aut. 1 er . Toute loi ne peut avoir d'effet rétroactif; 
mais, dès l'instant qu'elle est promulguée, elle devient 
obligatoire pour tous les citoyens, et c'est dans cette 
soumission à la loi commune, égale pour tous, que 
consiste l'égalité civile. 

a Art. 2. Nul ne peut être accusé, arrêté, détenu 
i]ue par la loi, et suivant les formes prescrites par 
elle. 

« Art. 5. Nul ne peut être inquiété pour ses opi- 
nions religieuses, tant qu'il ne trouble pas le culte 
établi ; nul ne peut être gêné pour ses pensées, lors- 
qu'elles ne nuisent pas à autrui par leur publicité. » 

M. Duporl a parlé ensuite. 

Il a étendu ses vues sur une partie très -intéressante 
de notre droit criminel. Il a fait sentir que des lois 



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PAR LES HOMMES DD TEMPS. 485 

douces et humaines contre les coupables font la gloire 
des empires et l'honneur des nations. 

Il a exposé qu'il existait en France un usage bar- 
bare de punir les coupables, lors même qu'ils ne le sont 
pas encore déclarés. Il a vu deux fois les cachots de la 
Bastille; il a vu ceux de la prison du Chàtelet, et ils 
sont mille fois plus borribles. Et cependant c'est une 
vérité que les précautions que l'on prend pour s'assu- 
rer des coupables ne font pas partie des peines. C'est 
d'après ces idées qu'il a proposé le projet suivant. 

Deux principes en sont la base : l'égalité des peines 
pour les mêmes délits, et la douceur dans les moyens 
de s'assurer des coupables. 

« Aut. 1 er . La loi ne peut établir de peines que celles 
qui sont strictement et évidemment nécessaires; et nul 
ne peut être puni qu'en vertu d'une loi entièrement 
établie et légalement appliquée. 

(( Art. 2. Tout homme étant innocent jusqu'à ce 
qu'il soit condamné, s'il est jugé indispensable de l'ar- 
rêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour 
s'assurer de sa personne doit être sévèrement répri- 
mée. » 

M. de Lally-Tollendal a fortement appuyé la mo- 
tion de M. Duport. « Elle fait honneur à l'humanité, 
s'est-il écrié; jouissons des articles présentés par un 
magistrat, et qu'ils prouvent du moins que les cruau- 
tés qui souillent notre jurisprudence criminelle sont 
moins celles des magistratsque celles des institutions.» 

M. Martineau a également applaudi à cette motion; 
mais il a proposé d'ôter le mot accusé, parce que ce 
n'est pas la loi qui accuse, mais l'homme seul. Son 
autre amendement portait sur la partie de la motion 



486 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

relative aux lettres de cachet; parce que c'est assez dire 
que tout homme est soumis à la loi, et que ce serait 
affaiblir ce principe que de prendre des mesures, pour 
s'opposer encore à une exception que la force y a ap- 
portée pendant longtemps. 

Un autre membre a élevé une question qui peut-être 
n'aurait pas dû être agitée : celle de la responsabilité. 
11 voulait rendre le ministre seul responsable de l'or- 
dre arbitraire, et en soustraire les officiers subalternes. 
Cette dernière objection, qui se réunissait à celle de 
M. Martineau, a été combattue fortement par M. le 
comte de Mirabeau : 

« Si la loi de la responsabilité, s'esl-il écrié avec 
force, ne s'étendait pas sur tous les agents subalternes 
du despotisme, si elle n'existait pas surtout parmi 
nous, il n'y aurait pas une nation sur la terre' plus 
faite pour l'esclavage; il n'y en a pas qui ait été plus 
insultée, plus oppressée par le despotisme 1 . 

« Jusqu'en 1 705, il existait une loi salutaire que tout 
détenu devait être interrogé dans les vingt-quatre heu- 
res de sa détention. 

« En 1705, elle a été abolie, détruite; un monceau 
de lettres de cachet a précipité une foule de citoyens 
dans les cachots de la Bastille. Je le répète, notre li- 
berté exige la responsabilité de toute la hiérarchie des 
mandataires. Tout subalterne est responsable; et vous 
ne serez jamais que des esclaves si, depuis le premier 
visir jusqu'au dernier sbire, la responsabilité n'est 
pas établie. » 

M. le duc du Châtelet a proposé d'adopter la forme 

1 Erreur évidente et passionnée. 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 487 

usitée en Angleterre, celle du warrant. C'est un ordre 
qui est signé du secrétaire d'État; cet ordre est une 
garantie que contracte le secrétaire d'État envers celui 
contre qui il est donné. Il est arrivé un exemple de 
cette garantie dans l'affaire célèbre de Wisk. Le se- 
crétaire d'État qui avait signé le warrant a été con- 
damné envers lui en 100,000 livres. 

M. Malouet a proposé aussi d'ajouter l'article 19 de 
la déclaration des droits rie l'abbé Siéyès. 

C'est au milieu de la variété de ces opinions que 
l'Assemblée a manifesté son vœu pour les projets de 
MM. Duport et Target; on demandait qu'ils fussent 
réunis ensemble; mais, avant de les mettre en délibé- 
ration, on a discuté les amendements. 
Premier amendement de M. Marlineau. 
« Retrancher du projet de M. Target le mot accusé, 
et laisser ainsi la phrase : « Nul ne pourra être arrêté 
« et détenu , etc. » Cet amendement a été appuyé, 
mais il a été rejeté. Plusieurs opinions avaient été 
pour le retrancher, parce qu'il s'agit de l'homme avec 
ses droits naturels; cela est vrai, mais il s'agit aussi 
de ceux du citoyen. » 

Deuxième amendement de M. Martineau : 
« Renvoyer à la Constitution le dernier article de 
M. Target, qui concerne les ordres arbitraires. 

M. de Gouy d'Arcy a appuyé, mais sans succès, ce 
renvoi. Il s'est fondé sur deux réflexions assez fausses : 
la première, qu'une déclaration doit être précise et 
que les lettres de cachet n'y ont aucun rapport; la 
deuxième, que les détails sont quelquefois dangereux. 
C'est lors de la Constitution, que vous examinerez si 
tous les officiers subalternes sont responsables. Les 



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48S LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

ministres sont responsables sans doute ; c'est parce 
qu ils sont les seuls qui prennent les ordres du roi, et 
qu'on suppose qu'ils en font exécuter souvent sans son 
ordre. Il est impossible que tous les agents du despo- 
tisme connaissent la loi ; et, si chacun d'eux la discu- 
tait, jamais rien ne serait exécuté, tout retomberait 
dans l'anarchie. 

La thèse que le marquis de Gouy d'Arcy soutenait 
était contraire à tous les cahiers. Tous rendent respon- 
sables d'une autorité et le ministre et celui qui l'exé- 
cute. 

M. de Mirabeau a pulvérisé toutes les raisons des 
préopinants avec une supériorité que lui assurent ses 
talents et la défense de la liberté. 

« C'est toujours, a-t-il dit, parce que l'on confond 
le dogme de la responsabilité avec le mode de la res- 
ponsabilité, que l'on rentre dans le cercle vicieux des 
raisonnements auxquels j'ai déjà répondu. Le dogme 
de la responsabilité doit être consigné dans la décla- 
ration des droits, puisque c'est un droit que le citoyen 
a sur son mandataire. Le mode doit être énoncé dans 
la Constitution, parce que c'est une loi particulière 
qui doit fixer, déterminer l'exercice des droits; le seul 
chef de la société est excepté, parce que, délégué de la 
nation, il est, par sa dignité, au-dessus de la responsa- 
bilité. Mais toute la hiérarchie sociale est soumise à la 
vérité de cette loi ; il faut être esclave pour soutenir 
le contraire. Vos lois assureront le mode de la responsa- 
bilité dans votre Constitution; vos lois doivent proscrire 
le système contraire; c'est en les promulguant, c'est 
en les mettant au grand jour qu'on en dégoûtera les 
apôtres. » 



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PAR LES HOMMES W TEMPS. 489 

M. Desmeuniers a réfuté M. le duc du Chàtelel sur 
le warrant; il a été d'un très-grand usage en Angle- 
terre, mais l'abus s'en est fait bientôt sentir, et il est 
aujourd'hui tellement limité qu'il n'y a aucun messa- 
ger d'État qui voulût, sur un simple warrant, conduire 
un prisonnier à Douvres. 

La discussion s'est enfin terminée, et l'amendement 
a été proposé et encore rejeté. 

Troisième amendement de M. l'archevêque d'Àix : 

« Supprimer l'article des lettres de cachet, et le 
remplacer par celui-ci : « Ceux qui sollicitent, obtien- 
« nent et exécutent des ordres arbitraires, hors des 
« cas prévus par la loi et déterminés par elles, doivent 
« être punis. » 

M. l'archevêque d'Aix a longtemps parlé en faveur 
de cet amendement ; peu et très-peu de personnes l'ont 
appuyé, et l'auteur l'a retiré. 

Quatrième amendement de M. Malouet : 

« Ajouter à la motion de M. Duport le dix-neuvième 
article de la- Constitution des droits de M. l'abbé Siéyès, 
ainsi conçu : « Tout citoyen appelé ou saisi au nom 
« de la loi doit obéir à l'instant; il se rend coupable 
« par la résistance. » 

Cet amendement a été appuyé de beaucoup de 
membres ; il a donc été discuté. Pour le faire tomber, 
on a été d'avis que cet article ne prescrivait qu'un de- 
voir, et qu'il s'agissait au contraire des droits de 
l'homme. 

M. d'Andréa observé que ce sont là les droits de la 
société; qu'il importe que les lois soient exécutées, et 
qu'elle a le droit de les faire exécuter. 

M. Desmeuniers a proposé de l'admettre; mais a la 












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490 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JL'GÉE 

fin de l'article de M. Target, c'est-à-dire à la fin de 
l'article 7. 

Cette idée a été généralement applaudie. 

Il y a eu deux sous-amendements. 

Le premier était de retrancher le mot appelé, qui n'a 
pas été appuyé, et qui, par conséquent, a été rejeté. 

Le second sous-amendement était de retrancher : 
« au nom de la loi, » et de mettre : « en vertu de la 
loi. » Cette distinction a paru nécessaire, car tous les 
agents du despotisme, lors même qu'ils violent de la 
manière la plus insigne les droits les plus sacrés, ré- 
pèlent sans cesse qu'ils agissent au nom de la loi. Au 
moins ces violations qui profanent son nom ne se fe- 
ront pas en vertu de sa disposition. L'amendement a été 
admis. 

Voici les articles tels qu'ils ont été adoptés : 

« Art. 7. Nul homme ne peut être* accusé, arrêté, 
m détenu que dans les cas déterminés par la loi, et 
selon les formes qu'elle a prescrites; ceux qui sollici- 
tent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres 
arbitraires, doivent être punis; mais tout citoyen ap- 
pelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'inslant; il 
se rend coupable par la résistance. 

« Art. 8. La loi ne doit admettre que des peines 
strictes et évidemment nécessaires, et nul ne peut être 
puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée an- 
térieurement au délit, et légalement appliquée. 

« Art. 9. Tout homme étant présumé innocent jus- 
qu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé in- 
dispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait 
pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être 
sévèrement réprimée par la loi. » 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



-491 



DISCUSSION DE L'ARTICLE XVI. 

Un prélat a porté le premier la parole sur cet arti- 
cle important, parce qu'il touche à la religion. Il a 
plaidé la cause de la religion avec une dignité conve- 
nable à la matière dont il parlait. « La religion, a-t-il 
dit, est la base des empires; c'est la raison éternelle 
qui veille à l'ordre des choses; l'on élèverait plutôt une 
ville dans les airs, comme l'a dit Plutarque, que de 
fonder une république qui n'aurait pas pour principe 
le culte des dieux; je demande donc que les principes 
de la Constitution française reposent sur la religion 
comme sur une base éternelle. » 



DISCOURS DE M. DE LA BORDE. 

« La tolérance est le sentiment qui doit nous animer 
tous en ce moment; s'il pouvait se faire que l'on vou- 
lût commander aux opinions religieuses, ce serait por- 
ter dans le cœur de tous les citoyens le plus cruel des- 
potisme. 

« Je ne rappellerai pas ici le sang que l'intolérance 
a fait couler, les ravages qu'elle a faits parmi les na- 
tions, etc. L'Europe présente encore un spectacle bien 
étrange dans la diversité de ces religions et dans le 
despotisme que quelques-uns de ses gouvernements 
emploient pour les maintenir; mais à quoi cette rigi- 
dité a-t-elle servi? A rendre nécessaire la persécution, 
et la persécution à étendre, à encourager les sectes. 
J'ai été témoin dans une ville d'un exemple que je 
n'oublierai jamais : l'on persécutait des quakers; un, 




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492 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

qui était oublié, s'écria avec regret: « Pourquoi ne 

« me persécute-t-on pas aussi? » 

« La neutralité est sans doute le parti le plus sage; 
les chefs n'ont d'autre occupation que de maintenir- 
la paix; et la seule manière de ne pas troubler cette 
paix, c'est de respecter les cultes. J'avoue que je suis 
affligé de voir des chrétiens iavoquer l'autorité civile 
pour une religion qui ne doit se maintenir que par la 
pureté de sa doctrine. Comment, en effet, veut-on la 
préserver des révolutions avec le secours de la force, 
cette doctrine qui nous commande d'aimer Dieu de 
tout notre cœur, d'aimer notre prochain comme nous- 
mêmes? 

« Certainement les puissances de la terre n'ont rien 
de commun avec la religion; le pouvoir légitime peut 
empêcher que l'on ne porte atteinte aux cultes, mais 
il ne peut déterminer la liberté des consciences. La 
liberté de la religion est un bien sacré qui appartient 
à tout citoyen; on ne peut employer l'autorité pour 
l'enlever, puisque Jésus-Christ et les apôtres ont re- 
commandé la douceur. Respectons les cubes étrangers 
pour que l'on respecte le nôtre. Nous ne pouvons pas 
professer d'autres sentiments; notre culte ne doit por- 
ter aucun empêchement à l'exercice des religions. » 
M. l'abbé Desmarets a répondu avec noblesse, avec 
énerve à M. de la Borde : « Nous avons abandonné, 
a-t-il dit, tout ce qui concerne les intérêts temporels; 
mais nous aurons toujours assez de courage pour dé- 
fendre la cause de la religion. Je propose de diviser 
les articles que l'on a voulu réunir. » 

Ici l'ordre est troublé. L'on aurait cru assister aux 
colloques de Poissy. Dans ces conférences où chacun, 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 495 

échauffé du feu de la discussion, raisonnait sans en- 
tendre son adversaire; il a fallu savoir si on diviserait 
les articles ou si on ne les diviserait pas; il a fallu 
savoir s'il y avait lieu à délibérer ou non. 

Enfin la discussion principale a été perdue de vue 
pour savoirs'ilyavaitlieuàdélibérer, d'après l'opinion 
de plusieurs membres qui soutenaient qu'on ne devait 
parler delà religion que* dans la Constitution. 

M. de Mirabeau a pris la parole : 

« Je suis loin de parler ici de tolérance; car la to- 
lérance me paraît être une effroyable intolérance. Le 
culte public n'est pas un droit; ce n'est pas une chose 
que les hommes apportent en société. Sous ce rapport, 
le culte public est une institution humaine; c'est un 
devoir et non pas un droit; mais ce devoir fait naître 
un droit, celui de savoir si l'on peut troubler un 
citoyen dans ses opinions. 

« On ne peut empêcher la diversité des opinions; 
donc, elles ne peuvent être attaquées; c'est le droit 
de chacun; chacun doit donc respecter le culte de 
chacun. 

u Nous sommes jusqu'ici hors de la question. Ce n'est 
que quand vous en serez arrivés à la législation, aux 
règlements de police que vous vous appliquerez à tout. 
Le culle est certainement une institution sainte. Que 
l'on n'objecte pas le maintien de la paix comme s'il 
dépendait de l'unité d'un culle. 

<< Regardons autour de nous. La diversité des cultes 
y est admise, et l'on vit autour de nous paisiblement, et 
l'on y prospère. Ne vous laissez donc pas entraîner par 
les circonstances. Votre mission est de ce monde; ce 
n'est pas ici le temps de délibérer. Quant aux protes- 



il 
































m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tants, ils ont arrangé leurs affaires assez bien dans ce 
monde; sans doute l'Être-Suprême a été assez bon 
pour leur accorder cette compensation. » 

Un curé a réfuté M. de Mirabeau : « La religion est 
un devoir pour l'homme ; mais c'est un droit qu'il a de 
l'exercer paisiblement. Je vous citerais l'histoire sa- 
crée, mais on la récuserait. 11 faut donc délibérer; il 
faut en faire mention dans la déclaration des droits. 
L'homme entre en société avec tous ses droits; et, sans 
contredit, il a celui-ci. L'on dira qu'il n'avait aucun 
culte, puisqu'il était seul; mais il était au moins avec 
une compagne; et d'ailleurs, je nie qu'il fût seul En 
Angleterre, l'on ne reconnaît de culte public que la 
religion protestante. Je ne demande pas la proscrip- 
tion de toutes ces religions; moi-même j'ai prêché la 
tolérance plus d'une fois, Je demande qu'on divise les 
articles 16 et 18, et qu'on délibère. » 

M. Camus a aussi appuyé les raisons de ce curé- 
mais le trouble a empêché la continuation de la déli- 
béra tion. On a remis à demain, malgré les réclama- 
tions de M. de Mirabeau, qui a dit que les tolérants 
s en iraient, que les intolérants resteraient, et que c'é- 
tait la veille de la Saint-Barthélémy. 

Cette observation n'a point plu. M. de Mirabeau n'a 
pas toujours raison, mais fort souvent. 

La question de savoir si on remettrait la séance à 
demain ou à lundi a été l'objet d'une très-grave, 
d une très-laborieuse délibération. 

M. le président a fait lire une lettre d'un ministre 
qui annonce qu'il se rendra mercredi à l'Assemblée 
pour y communiquer ses réflexions sur l'emprunt, 
qu'il espère demain prendre les ordres du roi à ce su- 



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PAR LES. HOMMES DU TEMPS. 495 

jet, et qu'il croit que toute délibération sur l'emprunt 
doit être suspendue jusqu'à celte époque. 

Un membre a fait la motion de suspendre la délibé- 
ration. 

On a exposé qu'il serait très-dangereux qu'un mi- 
nistre pût interrompre une délibération par une simple 
lettre. Cette motion a été renvoyée à ce soir, et l'Assem- 
blée s'est levée. 



SKA3CE DU îi AU SOIR. 



La séance étant ouverte, un des membres du Comité 
des recberches a pris la parole ; il s'est étendu d'abord 
sur le nom du comité : 

« L'appellera-t-on comité des recherches? C'est le 
but de son institution, mais il n'en fait aucune; le 
nom de comité des douze est le seul qui lui convienne. 
M. le rapporteur s'est ensuite excusé sur ce que le co- 
mité n'avait fait aucun rapport. S'il n'a encore rien 
dit, a ajouté l'orateur, c'est qu'il n'avait rien à dire. 
L'affaire dont le comité de rapport a entretenu l'As- 
semblée portait sur une lettre intitulée : d'vm imprimé 
déterré à la Bastille. Il y a en effet dans celle lettre un 
imprimé d'un ancien lieutenant de police au sieur de 
Launay, relative à un jeune homme dont le magistrat 
de la police voulait se défaire. » 

M. le comte de Mirabeau a observé qu'il ne fallait 
pas s'arrêtera toutes les feuilles dont Paris était inondé, 
et qu'il n'y avait rien à délibérer; c'est le parli que 
l'Assemblée a pris. 

Le comité de subsistance a fait un rapport qui, dans 
le moment présent, est de toute inutilité. Ce comité- 



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m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

n'a pu remédier aux malheurs de la famine, et ils 
sont sans doute bien grands ces malheurs, puisque, 
dans le moment présent, au milieu de l'abondance des 
récoltes, on manque de pain; mais il a voulu la pré- 
venir. Il a proposé un arrêté qui porte la prohibition 
de l'exportation des grains et la circulation intérieure 
des grains dans tout le royaume. Il a proposé cet ar- 
rêté après avoir fait l'éloge du gouvernement sur ses 
soins pour empêcher la famine, après avoir vanté une 
dépense qui n'est pas vériliée, une dépense de trente 
millions. 

Il y a eu beaucoup de réflexions sur ce projet d'ar- 
rêté ; plusieurs membres ont demandé qu'il fût di- 
visé : 

1° Décider la circulation intérieure des grains; 
2° Renvoyer dans les bureaux sur l'exportation. 
Le projet d'arrêté a été renvoyé dans les bureaux. 




SEANCE DC DIMANCHE 23 AOUT 17S9. 

Lorsque If. le président a eu rappelé à l'Assemblée 
l'ordre du jour, M. Pétion de Villeneuve a pris ainsi la 
parole : 

« La question soumise à votre décision est de savoir 
si vous agiterez les articles 16 et 17 du projet de dé- 
claration des droits, ou si vous en renverrez la dis- 
cussion à la Constitution. II y a sans doute une certaine 
sagesse à ne pas se livrer à un examen qui pourrait 
devenir inutile, s'il faut s'en occuper, lors de la Con- 
stitution ; et ce n'est vraiment qu'à la Constitution 
qu'on doit traiter les articles 16 et 17. Car, si vous y 
•faites attention, ces articles vous annoncent des de- 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. !07 

voirs et non des droits: Il ne s'agit pas ici de faire une 
déclaration des droits seulement pour la France, mais 
pour l'homme en général. 

<< Ces droits ne sont pas des lois, et ces droits sont 
de tous les temps et avant les lois. Je demande donc 
que l'on renvoie l'examen de ces deux articles à la 
Constitution. 

M. Maillet a soutenu le système contraire. « La reli- 
gion est un de ces principes, a-t-il dit, qui tiennent 
aux droits des hommes; l'on en doit faire mention dans 
la déclaration. .Si la religion ne consistait t|ue dans les 
cérémonies du culte, il faudrait sans doute n'en par- 
ler que lorsqu'on rédigera la constitution; mais la re- 
ligion est de toutes les lois la plus solennelle, la plus 
urgente et la plus sacrée; l'on doit en parler dans la 
déclaration des droits. Je propose l'article suivant : 

a La religion étant le plus solide de tous les biens 
« politiques, nul homme ne peut être inquiété dans ses 
« opinions religieuses. » 

Cet article était en substance celui de M. le comte 
de Caslellane, dont la dernière partie était retranchée. 

M. Bouché a pris la parole pour voter la suppres- 
sion des articles 16 et 17; quant à présent, il faut en 
venir à l'article 18 qui porte que : «Tout citoyen qui 
ne trouble pas le culte public, ne doit pas être in- 
quiété. » 

« Je commencerais donc par mettre en avant, a-t-il 
dit, une maxime qui est de tous les peuples, qui ap- 
partient à la morale, et une vérité que l'auteur des 
Opinions religieuses a si bien développée. 

«Selon lui, il ne peut y avoir de société durable 
« sans religion. A tel point que, s'il pouvait en exister 








498 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« sans religion, la politique devrait se hâter de lui en 
«donner une. » 

« Je proposerais donc d'adopter l'article 18, tel qu'il 
est dans le projet du sixième bureau, et en plaçant au 
lieu du mot culte, notre croyance et les opinions reli- 
gieuses. En rédigeant ainsi l'article, c'est prendre l'es- 
prit de l'édit de 1785. 

« Voici l'article que je prends la liberté de pré- 
senter : 

« Comme aucune société ne peut exister sans reli- 
« gion, tout homme a le droit de vivre libre dans sa 
« croyance et ses opinions religieuses, parce qu'elles 
« tiennent à la pensée que la divinité seule peu! 

«juger. » 

Cette rédaction a trouvé quelques approbateurs, 
mais aucun orateur ne l'a présentée pour être adoptée, 
La question de savoir si l'on devait traiter les arti- 
cles 16 et 1 7 ou les renvoyer à la Constitution, n'était 
que la suite de la motion faite par M. l'abbé Desmares. 
Il a demandé la parole et a parlé ainsi : 
« Les réflexions des préopinants m'ont inspiré des 
idées nouvelles sur le projet que j'ai eu l'honneur de 
vous présenter hier; elles pourraient peut-être conci- 
lier la diversité des opinions. L'article 16 présente 
une variété qui découle des articles derniers que vous 
avez sanctionnés; il renferme un droit sublime, en 
ce qu'il proclame un tribunal supérieur, le seul qui 
puisse agir sur les pensées secrètes, le tribunal de la 
conscience et de la religion. 

«Il est important de sanctionner, je ne dis pas 
l'existence de cette vérité, mais encore la nécessité de 
mettre sans cesse sous les yeux des hommes un prin- 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 499 

cipe avec lequel ils doivent naître et mourir. Il est la 
sauvegarde, il est le premier intérêt de tous, et il 
serait funeste que tout ce qui existe n'en fût pas pé- 
nétré. J'ai changé l'article que j'ai eu l'honneur de 
proposer hier. 

«Je n'y annonce rien de relatif au culte. Cet objet 
tiendra mieux sa place dans la Constitution, soit pour 
fixer la dignité de son objet, soit pour déterminer de 
quelle manière il sera exercé. Je vous observe cepen- 
dant qu'en discutant l'article rédigé, tel que je vais 
avoir l'honneur de le lire, il ne faut pas se livrer en- 
core à la discussion du dix-huitième article; l'essen- 
tiel, au reste, est d'examiner avec la sagesse, avec la 
gravité du sujet, les questions qu'il présente; c'est en 
s'élevanl, pour ainsi dire, à la hauteur même de son 
travail, que l'on peut raisonner sur des questions aussi 
grandes, aussi majestueuses, et ce n'est point avec 
des phrases étendues, ni avec la hardiesse du para- 
doxe, ni avec des plaisanteries facétieuses que l'on 
doit les réfuter. » 

SECOND PROJET D'ARTICLE PRÉSENTÉ PAR M. L'ABBÉ DESMARES. 

« La loi ne pouvant alteindre les délits secrets, c'est 
à la religion seule à la suppléer. Il est donc essen- 
tiel et indispensable, pour le bon ordre de la société, 
que la religion soit maintenue, conservée et res- 
pectée. » 

M. de Mirabeau s'est élevé avec force contre cette 
motion; il a prétendu qu'elle élait nouvelle, qu'elle 
était contraire à l'ordre du jour, et qu'il n'était pas 
permis de la mettre en délibération. 












Il 




MO LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

La motion avait été appuyée et applaudie, sans cela 
M. de Mirabeau aurait gardé le silence. M. le président 
a réfuté M. de Mirabeau, et la motion a été mise en 
délibération. 

M. le vicomte de Mirabeau est le premier qui l'ait 
défendue, quoique en appuyant une toute autre mo- 
tion. 

« Voudriez-vous donc, dit-il, en permettant les ail- 
les, faire une religion de circonstance? Chacun choi- 
sira une religion analogue à ses passions : la religion 
turque deviendra celle des jeunes gens, la religion 
juive celle des usuriers, la religion de Brama peut- 
être celle des femmes. L'on vous a dit, messieurs, 
que 1 homme n'apportait pas la religion en société! 
Certes, un tel système est bien étrange : quel est le 
sentiment de tout homme qui contemple la nature, 
qui élève ses regards jusqu'aux cieux, et qui, par un 
retour sur lui-même, médile sur son existence? Quel 
est le premier sentiment de celui qui rencontre dans 
la solitude son semblable? N'est-ce pas de tomber à 
genoux ensemble, et d'offrir au créateur le tribut de 
leurs hommages, etc.? Je n'avais pas imaginé que je 
pourrais devenir un jour l'apôtre de la religion que 
je professe; je ne me croyais pas réservé à des dis- 
cussions théologiques : je me contentais d'adorer et de 
croire. J'appuie donc la première partie de la motion 
de M. de Caslellane. » 

Celle motion, dont nous n'avons pas rendu compte 
hier, est ainsi conçue : 

« Nul homme ne peut être inquiété sur ses opi- 
nions religieuses, ni troublé dans l'exercice de son 
culte. » 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



501 



DISCOURS DE M. CLEUMONT-LODÊVE. 

« Il paraît que les différents avis tendent à ren- 
voyer la discussion des articles I G et 1 7 à la Constitu- 
tion. Moi, je pense le contraire : l'on parle d'une dé- 
claration des Droits; j'avais cru que c'était dans cet 
acte que l'on devait appeler tout ce qui sert à les ga- 
rantir. 

a Dans toutes les déclarations qui nous ont été pré- 
sentées, on a traité des lois qui assurent l'exercice des 
droits, on a appelé la force qui les protège. Or, com- 
ment peut-on oublier un moment cette garantie si sa- 
crée, si solennelle de la religion? 

« Dans cette Assemblée où chaque député cherche à 
mettre à l'abri de toute violation les droits de ses 
commettants; lorsqu'on se munit de toutes parts contre 
les atteintes qu'y pourrait porter le pouvoir exécutif, 
comment n'y oppose-t-on pas la barrière la plus in- 
surmontable, celle de la religion? Le pouvoir exécutif 
n'est pas à craindre, mais ce sont les passions, mais 
c'est l'avidité des hommes qui sans cesse attaque, bou- 
leverse et envahit les propriétés. 

« En vain répondra-t on que la loi est une garantie 
entre tous les citoyens; mais ces lois ne sont-elles pas 
souvent impuissantes? N'en sait-on pas abuser pour 
opprimer l'impéritie ou la faiblesse? La loi ne punit 
que les délits et les délits prouvés. La morale seule 
réprime les désirs attentatoires aux droits d autrui. 
Les hommes qui ne sont réunis en société que pour 
maintenir l'égalité des droils au milieu de l'inégalité 
des moyens, sont liés par un nœud indissoluble, celui 
de la religion. 



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502 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Les mélropoles, éloignées de leurs provinces, sont 
plus unies par les mêmes fêtes, les mêmes habitudes 
que par 1 intérêt du commerce. La religion, voilà la 
vraie garantie des lois; sans elle je ne serais jamais 
assez garanti contre la perfidie. Qui garantira ma vie 
contre es embûches, mon honneur contre la ca- 
lomnie? Sans la religion, tous les rapports de la so- 
ciété sont séparés. Sans elle, à peine suis-je le maître 
de ma personne. L'on en viendra à ce point que cha- 
cun pourra répéter ce que Rousseau se disait à lui- 
même : « Par.quelle raison, étant moi, puis-je régler 
« « J conduite? » En nn mot, sans religion, il est inu- 
tile de faire des lois, des règlements; il ne reste plus 
qu a vivre au hasard. » 




DISCOURS DE M. L'ÉVÊQUE D'AUTÛN. ' 

« Les articles 16 et 17 doivent-ils trouver place 
dans la déclaration des Droits? Dans la dernière séance 
ils ont ete réunis, puis ensuite séparés. Je pense que 
c est précisément en les divisant que l'on peut mieux 
raisonner sur leurs disconvenances. 

« Si on les admettait, il faudrait au moins sup- 
pléer à leur insuffisance. L'article 16 porte : « La loi 
« ne pouvant atteindre les délits secrets, c'est à la re- 
« ligion et à la morale à la suppléer... Il est donc es- 
«sentiel... que l'une et l'autre soient respectées .. » 
« La religion, mais quelle religion ? S'agit-il de 
toute religion? Non, cela n'est pas exact. 
« La religion el la morale respectées. » 
«Ce n'est là qu'une conséquence; il faut le prin- 
cipe : elles doivent être l'une et l'autre enseignées- on 



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PAÏ LES HOMMES DU TEMPS. !>(T, 

doit les promulguer, les graver dans tons les cœurs. 

a L'article 17 porte : «Le maintien de la religion 
« exiu-e un culte public. Le respec! pour le culte public 
« est donc indispensable. » 

« Sans doute, cela est vrai; mais il n'y a ici aucun 
rapport entre la conséquence et les délits secrets : le 
culte ne prévient pas ces délits (le culte est un hom- 
mage extérieur rendu au Créateur, le premierprincipe): 
c'est la religion; la conséquence est le culte, et la loi 
à faire, c'est quel sera ce culte : c'est pour l'examen 
de ces vérités que je me décide dans la question ac- 
tuelle. Chaque article d'une déclaration des Droits doit 
■commencer par ces mots : « Tout homme vivant dans 
« une société a le droit de... etc. » 

« Certes, l'article du culte de la religion ne peut 
commencer ainsi. Il faut donc trouver une autre place, 
et cette place est dans la Constitution. 

a C'est là que sera prononcé le mot sacré et saint 
de religion catholique; c'est là qu'on apprendra ce 
que c'est que le culte. 11 n'est pas temps encore de 
délibérer. » 

Ces raisons, développées avec art et surtout avec une 
logique particulière à l'auteur, ont fait adopter son 
avis. L'Assemblée a donc jugé, quanta présent, qu'il 
n'y avait lieu à délibérer. 

DISCOURS DE M. LE COMTE DE MIIUHEAU. 

(( Il me semble que, lorsque vous établissiez une 
distinction que le préopinant a rendue si claire, vous 
avez préjugé l'article qui vous est soumis. 

« Si le culte public est un devoir, il ne peut faire 
partie de la déclaration des Droits. 



* 











m LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Nous avons démontré que le culte naissant en 
commun, est une institution sociale, et par consé- 
quent qu'il ne peut être un droit; mais de ce devoir 
il résulte un droit : c'est que l'exercice de tout culte 
doit être respecté. L'arrêté de M. de Castellane est le 
seul que j'adopte dans toutes ses parties. En vain fe- 
rait-on cette objection, qu'il faut que la police veille 
au culte religieux; mais, sous aucun rapport, la po- 
lice, en tant qu'elle s'écarte de la liberté humaine ne 
peut faire partie de la déclaration des Droits. Mais' au 
surplus, j'attaque l'argument. 

« La police permet le culte intérieur et défend Je 
culte extérieur. Je demande à ceux qui font" cette diffi- 
culté, s'ils la font comme législateurs ou comme ca- 
tholiques. 

« Si la police peut permettre un culte, il est civil 
«Si le culte est civil, c'est une constitution hu- 
maine, et elle est faillible; donc il suit que le culte 
n'est pas d'institution divine; donc ceux mêmes qui 
parlent ainsi ne sont pas catholiques. Si l'on me 
parle en homme d'État, je répondrai également en 
homme d'Etat. 

« Le culte consiste en prières, en adorations, en 
hymnes, etc. Certes, cette matière n'a pas encore été 
soumise à des inspecteurs de police. Le but de la po- 
lice est d'empêcher que l'ordre soit troublé, voilà 
pourquoi elle veille dans les places, dans les rues, 
dans les chemins, et autour de vos temples. Je trouve 
donc absurde, encore une fois, que pour prévenir le 
desordre de vos actions, il faille défendre vos actions; 
veiller à ce qu'aucun autre ne trouble l'ordre public,' 
pas même le vôtre, est de votre devoir. Mais quel tort 



^■■■■■HBI 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 50:. 

vous fait celui qui prie l'Être suprême dans la pu- 
reté de son cœur? La religion n'est pas du ressort de 
la police; la religion n'est pas un droit, mais un de- 
voir. 

« Je ferai encore une définition; je demande ce que 
l'on entend par culte dominant, Ce n'est pas sans 
doute un culte oppresseur; ce n'est pas celui du prince : 
le culte est le résultat des opinions. Mais le mol do- 
minant est un mot qu'il faut supprimer de notre lé- 



gislation; sans cela l'on aurait bientôt 



un 



système 



dominant, une phihmphia dominante; rien ne doit 
dominer que la justice. » 



DISCOURS DE M. DE CASTELLANE. 

o La plus grande partie des opinions a paru res- 
pecter la première partie de mon arrêté: je ne m'é- 
tendrai donc que sur la seconde. 

«Nous avons à parler des droits des hommes. La 
liberté des opinions en est un certainement. C'est dans 
le même cas que vous avez dit, sans être arrivés à la 
législation, que nul ne peut être arrêté sans être ac- 
cusé. C'est en conséquence de ce principe, qu'avant 
d'être arrivés à l'époque de la Constitution où nous 
fixerons le culte, que nul homme ne peut être in- 
quiété dans ses opinions religieuses et troublé dans 
l'exercice de son culte. Je suis encore parti d'un prin- 
cipe plus sacré, celui que nous lisons dans tous les 
livres de morale : Ne faites pas à autrui ce (\up, vous 
ne tondriez pas qu'on nuis fit. 

r. Que l'on ne nous objecte pas que la diversité des 
cultes a occasionné les guerres de religion. Ces guerres, 




506 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

on ne les doit pas à Ja loi que je défends, mais à l'am- 
bition des chefs qui ont profilé du fanatisme et de 
l'ignorance des peuples pour ensanglanter la terre 1 . 

« Je répondrai encore à celui qui a objecté le dés- 
ordre qui résulterait de la tolérance des religions, 
que chacun adoplera celle qui est analogue à ses 
passions. 

« Mais croit-on que ceux qui sont inviolablement 
attachés à notre sainte religion puissent se déterminer 
par là à l'abjurer? 

«Croit-on encore que ceux qui n'y tiennent que 
faiblement se donneront la peine d'en changer et de 
se soumettre à tous les rites fatigants de la religion 
musulmane? 

« On n'a pas le droit d'interdire aucun culte. La 
vérité est que nul liomme ne peut être inquiété dans 
ses opinions religieuses, et ne peut être troublé dans 
l'exercice de sa religion. Si ce n'est pas là la vérité, le 
contraire doit donc l'être; or, je doute que l'on puisse 
le placer dans voire déclaration. 

« Empêcher un homme d'offrir le tribut de sa re- 
connaissance à la divinité, c'est tyranniser les con- 
sciences, c'est violer les droits les plus sacrés d'homme 
et de citoyen. » 

Ici la discussion a été interrompue; il s'est fait 
deux motions différentes : 

L'une, d'admetlre l'arrêté de M. de Castellane, en 
en retranchant la seconde partie. 

L'autre, de M. l'archevêque de Paris, de décider 
qu'il n'y avait pas lieu à délibérer. 

1 Jamais, en effet, la religion n'a été qu'un prétexte aux persécutions. 






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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 507 

On allait discuter, lorsque M. de Caslellane a re- 
tiré la seconde partie de sa motion ; elle a réuni tous 
les suffrages. 

L'article 18 du sixième bureau a été rejeté; et on a 
mis en discussion l'article suivant : 

« Nul homme ne peut être inquiété dans ses opi- 
nions religieuses. » 

.l'intervertis l'ordre des faits ici : il est impossible 
d'ailleurs de suivre exactement les opérations d'une 
séance où le désordre le plus marqué dominait, où la 
partialité commandait, où le cri de la nature, la voix 
de la raison, les droits de l'homme ont été mépri- 
sés, où le président, ne pouvant résister davantage 
aux cris de sa conscience, a offert deux fois sa dé- 
mission. Désespéré sans doute d'être l'homme de la 
loi dans cette circonstance, il a fait humainement tout 
ce qu'il pouvait faire pour ramener l'Assemblée à la 
raison, pour l'empêcher d'être inconséquente. Ses re- 
montrances, sa douleur profonde, rien n'a fait im- 
pression à l'Assemblée nationale; elle a voulu opiniâ- 
trement prononcer un décret qui combat, qui milite 
contre ses premiers décrets. 

La motion de M. de Castellane a été amendée, sous- 
amendée, divisée, alambiquée, entortillée de cent ma- 
nières. On entendait de tous côtés : «Je propose un 
amendement! Je demande la parole I » M. le prési- 
dent a conservé tout lesang-froid d'un Solon, au milieu 
du tumulte. 

Les amendements successifs proposés et adoptés par 
l'Assemblée nationale, en suivant l'ordre des idées de 
la motion de M. de Caslellane, ont été ceux-ci : le 
premier d'ajouter même après le mot opinions; le 



■ 




508 L A RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

second de mettre à la fin de la motion : pourvu qu'il 
ne trouble pas l'ordre public; le troisième, qu'elles ne 
troublent pas, etc.; le quatrième, pourvu que leurs 
manifestations ne troublent pas l'ordre public, avec 
ce sous-amendement, établi par le roi. 

Nous ne suivrons pas le dédale de toutes les dis- 
cussions; nous nous attacherons spécialement à rendre 
compte au public des sentiments de M. Rabaud de 
Saint-Étienne, fait pour être législateur dans le dix- 
huitième siècle. 

M. Uabaud de Saint-Étienne, après avoir réfuté en 
passant le préopinant, au commencement de son dis- 
cours, a continué ainsi : 

^ «Je suis le représentant d'un grand peuple : ma 
sénéchaussée renferme au moins cinquante mille 
hommes, parmi lesquels se trouvent dix mille pro- 
testants; je remplis une mission sacrée, etc. Je ne crois 
pas que personne puisse être suspect, parce qu'il est. 
d'autre opinion. Je me fonde sur vos principes; je de-* 
mande que tout citoyen jouisse des mêmes droits. 

« Vos principes sont que la liberté est un bien com- 
mun; donc elle appartient à tous les hommes; donc 
elle appartient à tous les Français. 

«Celui qui attaque la liberté des autres mérite de 
vivre dans l'esclavage. La liberté est un droit sacré, 
inviolable, que l'homme apporte en naissant; ce droit 
s'étend sur les pouvoirs: la liberté se concentre dans 
le cœur comme dans un sanctuaire; la contrainte sur 
elle est une injustice : jamais les hommes n'ont mis 
en commun leur opinion. Donc un homme ne peut 
être forcé de penser comme un autre, etc. 

« Un culte est un dogme; un dogme tient à l'opi- 



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M. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 5«0 

nion. l'opinion à la liberté. C'est donc l'attaquer que 
de vouloir forcer un homme à adopter un dogme diffé- 
rent du sien. Agir ainsi, c'est être intolérant, injuste, 
c'est être persécuteur, etc. 

« Dans le dernier édit pour les non-catholiques, on 
ne leur a accordé que ce qu'on ne pouvait leur refuser, 
je veux dire le droit de constater seulement leur con- 
trat de mariage, etc., mais du reste ils sont exclus de 
tous les emplois et honneurs. Le militaire qui pro- 
digue son sang pour la patrie ne peut obtenir la croix 
de Saint-Louis, cet aliment de l'honneur, etc. 

« On pourrait dire avec raison que la patrie est une 
marâtre pour les protestants; ils font tout pour elle, 
et la patrie ne fait rien pour eux. Mais il existe une 
nation française, cette nation est si généreuse et sen- 
sée; elle rendra à ses membres tous leurs droits. 

« Il est banni pour jamais ce mot d'intolérance; ce 
mot barbare ne se trouvera plus désormais... Ce n'est 
pas la tolérance que je réclame ; ce mol emporte une 
idée de compassion qui avilit l'homme : je réclame la 
liberté qui doit être pour tout le monde. 

« L'erreur n'est pas crime : quelle que soit la reli- 
gion d'un homme, il ne doit pas pour cela être frustré 
de ses droits. 

« Je demande la liberté pour ces peuples toujours 
proscrits, errants, vagabonds sur le globe; ces peuples 
voués à l'humiliation, les juifs. 

c< Bannissez pour jamais cette aristocratie d'idées, 
cette féodalité d'opinions qui veut gêner et dominer 
l'opinion des autres; c'est la plus injuste et la plus 
barbare des tyrannies. 

« Je réclame l'égalité de la loi , la certitude d'être pro- 



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510 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tégé comme vous, d'être récompensé comme vous etc 
«Peut-être vous représentera-t-on que les na'tions- 
qui nous environnent font acception de ceux qui ne 
professent pas la religion du plus grand nombre Na- 
tion française, vous n'êtes pas faite pour recevoir 
1 exemple, mais pour le donner; mais si vous voulez 
imiter, imitez les Pensylvaniens. Us n'ont fait accep- 
tion de personne. L'homme d'une religion quelconque 
a droit de jouir de tous les privilèges sacrés attachés 
a 1 homme. 

« Je reviens à mes principes ou plutôt aux vôtres; 
en déclarant que tous les hommes naissent et demeu- 
rent libres, n'avez-vous pas sanctionné la liberté de 
tous les hommes? Vous avez reconnu et vous recon- 
naissez encore dans votre conscience la liberté des 
non catholiques. Tout privilège, en fait de religion 
milite et combat vos principes, parce qu'il est fondé 
sur la gêne et la contrainte du plus petit nombre 

« Instruits par la longue et sanglante expérience du 
passe, il est temps enfin de briser les barrières qui 
séparent l'homme d'avec l'homme, le Français d'avec 
le Français. 

« Ma patrie est libre; qu'elle s'en montre digne en 
faisant partager les mêmes droits à tous ses enfants. 
En attendant que la Constitution ait consacré celte éga- 
lité que je réclame, je conclus avec M. de Castellane : 

« Que nul homme ne peut être inquiété sur ses 
opinions religieuses, et que nul ne peut être troublé 
dans son culte. » 

J'ai déjà averti que je ne prendrais point à tâche 
de rapporter toutes les discussions de cette bruyante 
séance; je. passe à l'arrêté. 






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PAU LES HOMMES DU TEMPS. 511 



ARTICLE X, ARRÊTÉ LE 25. 

« Nul ne peut être inquiété dans ses opinions, même 
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble 
pas l'ordre public établi par la loi. » 

Après avoir décrété cet article, dont la fin détruit et 
anéantit le commencement, qui dit qu'on est libre de 
penser et qu'on ne l'est pas, les membres de l'Assem- 
blée se sont relirés tumultueusement; les uns, la dou- 
leur dans l'âme de n'avoir pu, malgré leur résis- 
tance, l'empêcher; les autres, et particulièrement les 
membres d'un ordre qui n'en est point un, se sont 
retirés triomphants d'avoir fait passer un décret qui, 
dans un autre siècle que le nôtre, pourrait servir de 
base à l'inquisition. 

sL\m:e nu -2i. 

Un de MM. les secrétaires a rendu compte des 

adresses. 

Un membre a demandé à faire une motion préa- 
lable afin de faciliter la discussion. Elle consistait à 
ne pas terminer celte discussion que six membres 
n'eussent parlé pour ou contre la question. 

Il a été décidé qu'il n'y avait lieu à délibérer. 

Plusieurs membres ont rappelé la seconde partie de 
la motion de M. de Castellane. Le lecteur se rappelle 
qu'elle portait : « Personne ne peut être troublé dans 
l'exercice de la religion. » L'on disait qu'elle avait été 
renvoyée à la Constitution; et, en effet, il a été décidé 
que toute question relative au culte serait traitée lors 
de la Constitution. 



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Ô12 



LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 




DISCUSSION DU DIX-NEUVIÈME ARTICLE. 

M. le duc de Lévis a ouvert le premier son opinion 
sur cet article; mais il ne s'est pas contenté de pré- 
senter un projet qui ne fût relatif qu'au dix-neuvième 
article, il a essayé de faire revenir sur l'article arrêté 
hier matin. «Il y a trois manières de manifester ses 
pensées, par écrit, par les discours, par les actions. 
Or, votre arrête d'hier soumet les actions à la plus 
terrible inquisition. » 

Plusieurs membres ont rappelé l'opinant à l'ordre; 
néanmoins il a présenté son projet tel que le voici : 
« Tout homme, ayant le libre exercice de sa pensée, 
a le droit de manifester ses opinions, sous la seule 
condition de ne pas nuire à autrui. » 

M. le duc de la Rochefoucauld a parlé ensuite; il a 
détaillé les avantages de la presse. « C'est elle, a-l-il 
dit, qui a détruit le despotisme, et c'est elle qui pré- 
cédemment avait détruit le fanatisme. » 



ARRÊTÉ DE M, LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD. 

« La libre communication des pensées et des opi- 
nions est un des droits les plus précieux à l'homme; 
tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer libre- 
ment, sauf à répondre des abus de celte liberté, dans 
les cas prévus par la loi. » 

M. Hanson a présenté l'arrêté suivant : « Nul ne doit 
être gêné dans la communication, soit verbale, soit 
écrite de ses pensées, tant qu'elle ne porte pas atteinte 
au droit d'autrui. » 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 513 

DISCOURS DE M 1! AUAL1) DE SAINT-ETIENNE. 

« C'est avec empressement que j'appuierai les divers 
projets des préopinants. Cependant il nous est impos- 
sible de conserver un article aussi vague, aussi insi- 
gnifiant que celui du sixième bureau. 

« Ce serait manquer à nos mandats que ne pas 
assurer la liberté de la presse; mais nos cahiers nous 
.prescrivent encore un devoir, celui de consacrer à 
jamais l'inviolabilité du secret de la poste; nos cahiers 
nous le recommandent, et l'article du sixième bureau 
n'en parle pas. 

« 11 y a lieu d'espérer que, réfléchissant sur la 
sainlelé de nos devoirs, et le danger de remplir la dé- 
claration des Droits de détails insignifiants, nous nous 
empresserons de remplir nos mandais sur un objet 
aussi essentiel. Quanta la presse, il est inutile de vous 
en démontrer les avantages. À qui les annoncerions- 
nous? Serait-ce aux peuples? Mais les ordres qu'ils 
nous donnent annoncent qu'ils les connaissent Se- 
rait-ce à nous-mêmes? Nos lumières sont dans nos 
cahiers? 

« Cependant, il faut le dire : la liberté de la presse 
n'est pas sans inconvénients. Mais faut-il aussi, pour 
cette raison, rétrécirune liberté quel homme ne tient 
que de lui-même? En faisant des lois, aurons-nous 
plutôt égard au droit en lui-même qu'à l'abus que 
l'on en peut faire? Dans l'ouvrage le plus sage, le plus 
modéré, ne trouve-t-on pas toujours quelque cbose 
susceptible d'une interprétation maligne, interpréta- 
tion qui est bientôt devenue un art perfectionné par 
le despotisme et l'inquisition de In police. 

m. 53 



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i'. 
















.. 





514 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Si l'on s'élève contre un homme en place, il s'écrie- 
que l'ordre est troublé, que les lois sont violées, que 
le gouvernement est attaqué, parce qu'il s'identifie 
avec l'ordre, avec les lois et avec le gouvernement. 

« Placer à côté de la liberté de la presse les bornes 
que l'on voudrait y placer, ce serait faire une déclara- 
tion des devoirs au lieu de faire une déclaration des 
Droits. 

« Jamais article ne fut plus important. Si d'un mot 
mal combiné, il en coûtait une larme, un soupir, nous 
en serions responsables. 

« Si de quelque article rédigé dans le tumulte, il 
en résultait l'esclavage d'un seul, il en résulterait, 
bientôt l'esclavage de tous ; la servitude est une conta- 
gion qui se communique avec rapidité. 

«J'adhère à l'arrêté de Mi le duc de la Rochefou- 
cauld, en y mettant la dernière phrase de M. le duc de 
Lévis, « sauf à ne pas nuire, etc. » 

M. Target a aussi présenté un article qui n'était 
que l'extrait des deux autres : 

« Tout homme a le droit de manifester ses opinions 
par la pensée, la parole et l'impression; celui qui, en 
usant de ce droit, blesse le droit d'autrui, doit en ré- 
pondre suivant les formes prescrites par la loi. » 

M. Barrèrede Vieuzac a dit : « C'est à la déclaration 
des Droits à publier les grandes maximes, à constater, 
les droits inaliénables, mais dans toute leur pureté et 
dans leur énergie. C'est ensuite à la Constitution et 
aux lois à adapter cette liberté au principe et à la na- 
ture du gouvernement. Vous devez faire de la décla- 
ration des Droits le code des législateurs mêmes; c'est 
le type sur lequel la puissance législative formera 



PAR LES HOMMES DU TEMl'S. 515 

toutes ses institutions. La déclaration des Droits sera 
enfin la règle de la liberté publique, et, si le pouvoir 
législatif pouvait jamais s'égarer ou se corrompre, le 
peuple, dont ce pouvoir émane, comme tous les au- 
tres, le rappellera sans cesse à cette déclaration, 
comme à une source dont les eaux ne peuvent être 
corrompues. 

« Concédez donc, messieurs, à la déclaration des 
Droits l'énergie et la pureté qui doivent caractériser ce 
premier acte de la législation; ne le chargez pas de ces 
modifications destructives, de ces idées secondaires 
qui absorbent le sujet; de ces précautions serviles qui 
atténuent les droits; de ces prohibitions subtiles qui 
ne laissent plus de la liberté que le nom. 11 est temps 
d'effacer de la législation française les absurdités qui 
la désbonorent depuis si longtemps. 

« C'est à la liberté de la presse, plus encore qu'aux 
besoins publics, que vous devez le bienfait de cette 
Assemblée; consacrez donc celte liberté de la presse 
qui est une partie inséparable de la libre communi- 
cation des pensées. L'arbre de la liberté politique ne 
croît que par l'influence salutaire de la liberté d'im- 
primer. 

« D'ailleurs, messieurs, le progrès de l'opinion, 
armée de presses, est devenu irrésistible. Le moment 
est venu où aucune vérité ne peut plus être dérobée 
aux regards humains; et réprimer ou contraindre la 
liberté de la presse, c'est un projet insensé. Réserver 
les droits d'autrui, est la seule modification que la 
morale des États apporte à la liberté. 

« Tout homme a le droit de communiquer et de pu- 
blier ses pensées; la liberté de la presse, nécessaire à 






i 




5f« LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

la liberté publique, ne peut être réprimée, sauf à ré- 
pondre des abus de cette liberté, dans les cas et sui- 
vant la forme déterminés par la loi » 

Un curé a réclamé ses cahiers, qui demandent la 
continuation des censeurs royaux. 

M. l'évèque de Palmy a représenté les dangers de la 
liberté de la presse; la religion est attaquée, la sain- 
teté des mœurs est souillée, l'honnête homme est ca- 
lomnié, etc., lieux communs qui ne doivent pas para- 
lyser encore les presses. 

M. l'évèque de Dijon a lu le projet suivant : « Toute 
communication libre des pensées et des opinions est 
un droit du citoyen; elle ne doit être restreinte que 
dans le cas où elle nuirait au droit d'aulrui. » 

M. l'évèque d'Amiens a dit: «Tout homme est libre 
' de parler, d'écrire et d'imprimer, pourvu qu'il n'at- 
taque ni l'honneur, ni les mœurs, ni la religion, ni la 
tranquillité publique. » 

Tous les projets se rapportaient toujours au même 
point. Il n'y a que celui de M. de Robespierre qui ait 
été illimité. 

M. de Mirabeau a demandé un amendement à faire 
à tous les modèles. Tous portaient restreindre, et il a 
proposé d'y mettre réprimer. 

« On vous laisse une écritoire pour écrire une lettre 
calomnieuse, une presse pour un libelle; il faut que 
vous soyez puni quand le délit est consommé; or, tout 
est répression et non restriction; c'est le délit que l'on 
punit, et on ne doit pas gêner la liberté des hommes, 
sous prétexte qu'ils peuvent commettre des délits. » 
H a été fait un second amendement par un ecclé- 
^iiîslique. 



■■ 



l'AR LES HOMMES DU TEMPS. 517 

Il demandait que l'on insérât dans l'article : con- 
traires aux lois de l'Etat. 

Cet amendement a été rejeté. 

On a d'abord proposé aux voix l'article 1 9 du projet 
du sixième bureau. 

L'article a été rejeté. 

On a mis aux voix celui de M. le duc de la lîoclie- 
foucauld. 

M. Dupont avait demandé pour amendement de le 
terminer ainsi : les cas (jui seront prévu* par I" lot- 

M. l'étion a observé que cela était inutile, en disant 
qu'il ne pouvait pas y avoir de lois antérieures à une 
constitution. 

ARTICLE XI, ARRÊTÉ LE 21. 

« La libre communication des pensées et des opi- 
nions est un des droits les plus précieux de l'homme. 
Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer libre- 
ment, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans 
les cas prévus par la loi. » 



DISCUSSION DE L'ARTICLE XX. 

Il semble que ce soit un titre de proscription pour 
tout article que de se trouver dans la déclaration du 
sixième bureau. 

La marche naturelle serait de les discuter d'abord; 
mais au contraire, on les oublie pour ne discuter que 
les projets que l'amour-propre des auteurs multiplie, 
et qui souvent sont bien inférieurs à ceux qu'on vou- 
drait écarter. 

M. de Gouy d'Arcy a reproché à ce projet du sixième 




518 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bureau d'être diffus, long et inintelligible, et il a 

propose Un article qui n'avait pas ces inconvénient 

« De la nécessité d'une contribution suffisante à 

entretien d'une force publique, capable de garantir 

es droits des citoyens, dérive le droit de consentir 

impôt, d'en constater la nécessité, d'en déterminer 

la quotité, d'en fixer l'assiette et la durée, enfin de 

demander compte de cet emploi à tous les agents de 

1 administration. » 

M. le baron de Margueri a présenté aussi un projet 
a peu près dans les mêmes termes. 

« Tout subside nécessaire pour les dépenses publi- 
ques étant une portion retranchée de la propriété, 
chaque citoyen a le droit de consentir l'impôt, d'en 
fixer la quotité, la durée, l'assiette et l'emploi.» 

Ici s'est élevée une querelle excitée par M de 
iMirabeau. 

« Ce n'est pas, a-t-il dit, un retranchement de la 
propriété, c'est une jouissance commune à tous les 
citoyens; c'est le prix avec lequel vous possédez vos 
propriétés. » 

M. le comte de Lally-Tollendal a demandé à défen- 
dre le principe attaqué par M. de Mirabeau ; mais 
celte controverse n'a pas été entamée. 

Voici encore quelques projets : 

« La garantie des droits particuliers nécessite une 
force publique ; son but étant la sûreté des proprié- 
tés, chacun doit contribuer à l'établissement de l'im- 
pôt, à la fixation de sa durée et de sa quotité, et à la 
responsabilité des agents de l'administration. » 

M. Target a dit : «C'est un droit des citoyens de ne 
payer aucune contribution publique que celles qui ont 



HMHHHBI 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 510 

été librement accordées par eux-mêmes ou par leurs 
représentants, et qui ont été fixées par eux, tant pour 
la forme que pour la durée. » 

M. Bouché a demandé que l'on prît quelques arti- 
cles de M. l'abbé Syéyès. Cette proposition n'a pas été 
acceptée. 

M. de la Borde a dit : « Tout citoyen a le droit de 
constater par lui ou ses représentants la nécessité des 
contributions destinées à la chose publique, d'en dé- 
terminer la quotité, l'assiette, la durée, et d'en véri- 
fier l'emploi. » 

M. le comte de Virieu a insisté sur celui de M. de 
Margueri. 

La discussion en était à ce point, tous les derniers 
articles allaient être réunis en un seul, lorsque M. le 
Chapelier a dit qu'il fallait distinguer les articles; que 
le vingtième article établissait l'emploi des impôts, et 
les autres la forme de les accorder. 

Cette opinion a prévalu. Après bien des agitations, 
l'on en est revenu enfin au vingtième article du projet 
du sixième bureau. 

C'est alors que l'on a vu la nécessité de consacrer 
spécialement le principe avoué et reconnu dans l'ar- 
ticle 20. 

Alors quelques membres de l'Assemblée ont voulu 
encore, par d'autres projets, remplacer le vingtième 
article. Voici celui qui a réuni le plus de suffrages : 
« Tout citoyen a une garantie sociale supérieure î\ tous 
les citoyens. Il faut une forme qui la maintienne; elle 
appartient à la nation, et les fonctions qu'elle donne 
ne peuvent jamais devenir la propriété de ceux qui Jes 
exercent. » 





520 LA iiÉVOLUTlO.N RACONTÉE ET JUGÉE 

M. Pison du Galand en a présente un où ,1 qualifie 
es agents de l'administration de serviteurs delà na- 
tion. Ce terme a excité quelques murmures. L'orateur 
« appuyé sur cette expression, en disant : « L'on 
s honore d être serviteur du roi; est-ce dans cette 
Assemblée que l'on doit rougir d'être le serviteur de 
la nation ? » 

Enfin, l'article 20 du sixième bureau a paru le 
meilleur. r 

On y a fait quelques légers changements ; le voici 
tel qu il a été adopté : 

ARTICLE XII, ARRÊTÉ LE 24. 

« La garantie des droits de l'homme et du citoyen 
nécessite une force publique; cette force est donc insti- 
tuée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité par- 
ticulière de ceux auxquels elle est confiée. » 

DISCUSSION DE L'ARTICLE XXI. 

Elle a été commencée avec celle de l'article précé- 
dent. l 'on pensait que cet article n'éprouverait aucune 
difficulté. Mais à peine a-t-il été relu, que les amen- 
dements, sous-amendemenls naissaient en foule II 
était trois heures passées; le temps ne permettait pas 
de les discuter davantage. Cependant l'arrêté a passé. 

ARTICLE XIII, ARRÊTÉ LE 24. 

« Pour l'entretien de la force publique et les autres 
dépenses d administration , une conlribution com- 
mune est indispensable; elle doit être également ré- 






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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 521 

partie entre tous les citoyens, à raison de leurs fa- 
cultés. » 

La milice de Versailles a eu l'honneur de présenter 
à l'Assemblée nationale le bouquet du roi; cesl une 
souscription ouverte à ceux qui voudront faire des sa- 
crifices pour le payement des dettes de l'Etat. Il y a 
un particulier de Paris qui y a déposé vingt-cinq mille 
livres. 

Il a poussé le patriotisme jusqu'à vouloir être in- 
connu. 

La somme est en sûreté et n'éprouvera pas le sort 
de celles destinées aux hôpitaux ou à la loterie du 
mois de septembre dernier; elle est dans les mains de 
M. Bailly. 



SEANCE DU 24, AU SOIR. 

Nos législateurs, pour ne point interrompre le 
cours des matières importantes des séances du malin, 
s'assemblent encore le soir pour traiter les affaires de 
rapport; ils se livrent au travail avec une opiniâtreté 
bien constante; il est à craindre pour ces généreux 
patriotes qu'ils n'altèrent leur santé. Les séances du 
matin durent quelquefois huit à neuf heures; peut- 
être seraient-elles plus paisibles si elles duraient 
moins. Celles du soir sont souvent très-fatigantes. 

Nous allons rendre compte de ce qui s'est passé de- 
puis quelques jours dans la séance dû soir. 

Samedi dernier, on a lu une lettre de M. le baron 
de Villeneuve, qui annonce aux représentants de la 
nation que, pour entrer dans leur vœu pour la régé- 
nération des Etats provinciaux, il fait le sacrifice de 
tous les droits que lui donne sa baronnie de Langue- 





522 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

doc, dans les États particuliers de cette province. 

Que de Français se font gloire de sacrifier sur 
l'autel de la patrie ! Dès les premiers pas, nous som- 
mes plus grands et plus libres que nos voisins. Si 
l'édifice de la régénération française finit comme il a 
commencé, nous serons les premiers peuples du 
monde. Nous devons beaucoup à la force d'inertie des 
communes ; tous les Français espèrent que leur acti- 
vité fera encore plus; on l'espère avec d'autant plus de 
raison, qu'il y a une infinité de membres de la noblesse 
animés par les sentiments les plus grands et les plus 
philosophiques. 

Ensuite l'on a donné lecture de l'adresse que les dé- 
putés de l'Assemblée nationale doivent porter au roi; 
elle renferme des sentiments de patriotisme ; elle est 
d'un style noble et simple. 

C'est une comparaison touchante de saint Louis et 
de Louis XVI; cette comparaison est peut-être un peu 
trop éloignée. Au reste, l'on ne peut y reprocher que 
trop d'esprit, reproche que les auteurs pardonnent 
volontiers. La voici telle qu'elle a été prononcée : 






ADRESSE FAITE PAR M. DE SAINT-FARGEAU 

POUR ÊTRE PRÉSENTÉE DEMAIN lit ROI PAR LA DÉPl'TATION DE l'a.SSEMRLÉE 

NATIONALE. 

« Sire, 

« Le monarque dont Votre Majesté porte le nom 
révéré, dont la religion célèbre aujourd'hui les vertus, 
était comme vous l'ami de son peuple. 

« Comme vous, Sire, il voulait la liberté française; 



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* 



'\R LES HOMMES DU TEMPS. 



'.25 



il la protégea par des lois qui honorent nos annales, 
mais il ne put en être le restaurateur. 

« Cette gloire, réservée à Votre Majesté, lui donne 
un droit immortel à la reconnaissance et à la tendre 
vénération des Français. 

« Ainsi seront à jamais réunis les noms de deux 
rois qui, dans la distance des siècles, se rapprochent 
par des actes de justice les plus signalés en faveur de 
leur peuple. 

« Sire, l'Assemblée nationale a suspendu quelques 
instants ses travaux pour satisfaire à un devoir qui lui 
est cher, ou plutôt elle ne s'écarte point de sa mission. 
Parler à son roi de l'amour et de la fidélité des Fran- 
çais, c'est s'occuper d'un intérêt vraiment national, 
c'est remplir le plus pressant de leurs vœux. » 

La séance s'est terminée par la discussion des rap- 
ports. 



SÉANCE DU 23 AOUT 1789. 

L'Assemblée nationale a nommé soixante membres 
pour porter l'adresse au roi ; M. de Clermont-Tonnerre 
étaità la tête de la députation. Le roi a été reconnais- 
sant des témoignages de dévouement, d'attachement à 
sa personne. Le grand-maître a été recevoir la députa- 
tion et l'a reconduite. En un mot, on lui a rendu tous 
les honneurs d'étiquette accordés aux princes. 

M', le duc d'Orléans, avec toute sa famille, a été 
faire sa cour au roi ; ce prince s'en abstenait depuis 
longtemps, pour faire voir avec quelle rigidité il rem- 
plissait les fonctions de député. 

Les officiers municipaux de la capitale ont été ad- 
mis chez le roi avec tous les honneurs qui leur étaient 



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■>V, LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

dus. Us sont entrés chez le roi par l'escalier des prin- 
ces. Le roi a vu avec satisfaction M. Bailly et M. de 
la Fayette; dans l'un, il admirait la vertu, et dans 
l'autre le génie de la liberté. 

Il est beau de voir un simple particulier qui ne doit 
qu'à ses vertus et à son mérite une des premières 
places du royaume, faire mouvoir aujourd'hui cette 
grande machine de la police de Paris par des ressorts 
inconnus aux agents du despotisme. 11 est beau de voir 
le défenseur de la liberté américaine, travaillera con- 
solider, sous les auspices du meilleur des rois, la 
liberté de la patrie. 




SEANCE DU 9 SEPTEMBRE 1789. 

Lecture de différentes adresses. 

M. le président a ouvert la séance par la lecture du 
taldeau de toutes les questions auxquelles se réduisent 
la permanence, l'organisation du pouvoir législatif et 
la sanction. 

En voici l'extrait . 

« Trois propositions ont été agitées dans l'Assemblée 
nationale; la permanence ou la périodicité des États 
généraux, leur formation en une ou deux chambres, 
et la sanction royale. Il est dans l'ordre de résoudre 
préalablement la proposition faite par M. l'abbé 
Syéyès, qui tend à discuter d'abord l'organisation et la 
formation des assemblées provinciales et municipales. 

« Il existe deux formes . proposer d'abord les ar- 
rêtés, et ensuite les amendements. Il convient de ne 
poser que des questions simples. 

« Dans le cas où l'Assemblée délibérerait sur la 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 525 

l'orme des arrêtés, il faudrait discuter quel sera le pre- 
mier arrêté soumis à la discussion. 

« Ces projets renfermeront-ils à la fois toutes les 
questions? Et, dans le cas où il faudrait les débattre, 
je vais vous les présenter 

« La première question est celle de la perma- 
nence; 

a Sera-l-elle permanente ou périodique? Si l'on 
décide que l'Assemblée sera permanente, vous avez 
encore à décider dans quel temps les membres se re- 
nouvelleront. Le roi aura-t-il le droit de dissoudre le 
Corps législatif? 

« La sanction royale est la seconde question. 

«■ Le roi pourra-t-il exercer le veto indéfiniment, ou 
pendant un temps déterminé? Ne pourra-t-il l'exercer 
qu'en dissolvant ['Assemblée? 

« Il faut, dans le dernier cas, distinguer le terme 
ou le pouvoir. 

« Le roi ne pourra-t-il refuser la sanction que pen- 
dant le cours d'une, deux ou trois législatures? Et, 
quant au pouvoir, le veto sera-t-il décidé dans les as- 
semblées bailliagères, ou l'Assemblée nationale lèvera- 
t-elle elle-même le veto? 

« L'organisation du pouvoir législatif est la troi- 
sième question. 

« L'Assemblée nationale sera-l-elle composée d'une 
ou de deux Chambres? Seront-elles formées de la 
même manière? S'il y a des différences, quelles se- 
ront-elles? 

« D'abord, y aura-t-il égalité des membres dans les- 
deux Chambres? Faudra t-il être d'un âge plus avancé 
pour êlre admis dans telle Chambre que dans telle 







520 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

autre? Exigera-t-on une propriété plus considérable 
pour l'une des deux Chambres que pour l'autre? L'é- 
lection sera-t-elle la même? Les membres de l'une se- 
ront-ils choisis par le roi, sur la présentation des as- 
semblées provinciales? L'exercice d'une des deux 
Chambres sera-t-il plus long que celui de l'autre? Les 
membres de l'une des deux Chambres seront-ils à vie 
ou pour un petit nombre d'années? 

« Comment les deux Chambres seront-elles appe- 
lées; seront-elles distinguées par leurs fonctions? Cha- 
cune de ces Chambres aurai elle l'initiative, c'est-à- 
dire le droit de proposer les lois, ou l'une des deux seule 
jouira-t-elle de ce droit? Ce droit sera-t-il indéfini?Dans 
le cas de veto sur l'une des deux Chambres, ce veto 
sera-t-il indéfini ou déterminé à une législature? L'une 
des deux Chambres sera-t-elle un tribunal de judica- 
ture, pour juger de certaines affaires?» 

Tel a été le tableau présenté par M. le président. 
L'Assemblée a été effrayée du danger qu'il y aurait à 
se livrer à une aussi grande multitude de questions 
qui avaient été abandonnées aussitôt qu'elles avaient 
été proposées. 

Ce tableau a été rejeté. 

M. Rewbel a fait une question préliminaire ; celle 
de savoir si, dans le cas où la sanction serait accordée 
au roi, il pourrait la refuser à tous les décrets faits et 
à faire par l'Assemblée. 

M. Target a observé qu'il n'y avait lieu à délibérer 
sur cette proposition, a Nous agissons en vertu du pou- 
voir constituant; or, ce serait mettre en question si le 
pouvoir constituant ne peut agir qu'avec la permission 
du pouvoir constitué. La Constitution ne peut être sou- 



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PAU LES HOMMES DU TEMPS. 527 

mise au veto. Nous devons passer sur-le-champ à la 
solution de la permanence. » 

M. Desmeuniers a ramené les esprits en simplifiant 
la division des questions. «Il faut, a-t-il dit, suivre 
l'ordre naturel des idées. 

« La permanence est la première question que vous 
avez à décider. Elle en présente trois différentes : 
1° L'Assemblée sera-l-elle permanente? 1° A quelles 
époques ses membres se réuniront-ils? 5° Enfin, quelle 
sera la durée de ses sessions?» 

M. de Beaume l'a d'abord censurée en très-peu de 
mots, et a présenté ensuite le projet suivant : 

« 1° L'Assemblée nationale scra-t-ellc permanente? 
1° Se renouvellera-t-ellc graduellement? 5° Aura-t-elle 
des sessions tous les ans? » 

Un membre a voulu que l'on délibérât par oui et 
non; et, en conséquence, il a posé ainsi la question : 
« L'Assemblée nationale sera-t-elle permanente ou pé- 
riodique? Sera-t-elle composée d'une haute Chambre? 
Le veto sera-t-il absolu ou suspensif?» 

M. de Chassé a demandé que l'on proposât ainsi la 
question de permanence : 

« L'Assemblée nationale pourra-t-elle se rassembler 
quand elle le jugera à propos, et de plein droit?» 

M. de Mirabeau a combattu avec force la manière 
de voter par oui et par non; il en a démontré l'incon- 
séquence et même le danger : il a ensuite voulu com- 
battre M. l'abbé Syéyès sur le sentiment qu'il a mani- 
festé dans la dernière séance. On ne le lui a pas 
permis, parce que c'était s'écarter de l'ordre. 

M. Camus a fixé l'attention de toute l'Assemblée. 
«Nous avons trois questions à juger, a-t-il dit. Tout 





528 LA RÉVOLUTION' RACONTÉE ET JUGÉE 

le monde sait ce que signifie le mot de permanence. 
Il n'est pas plus utile de se disputer sur la question 
d'une ou deux Chambres ou du veto, parce que tout 
le monde sait encore ce que ces mois signifient. » 

M. Camus a proposé les questions uans l'ordre sui- 
vant : 

« 1° L'Assemblée nationale sera-t-elle permanente 
ou périodique? 

« 2° Y aura-l-il une ou deux Chambres? 
« 5° La sanction royale aura-l-elle lieu ou non? 
« 4° Sera-l-elle suspensive ou pure et simple?» 
L'on a adopté cette distribution sur les questions; 
mais on a longtemps disputé sur les mots : Y Assem- 
blée natiou'ile sera-t-ellc permanente? II a été fait 
différents amendements. 

L'incertitude sur le mot permanence semblait in- 
quiéter différents membres. 

Il a été décidé que l'on n'agiterait plus ce que si- 
gnifie le mot permanence; malgré ce décret, il y a 
toujours eu des membres qui se sont expliqués sur ce 
qu'il signifiait. Les uns ont dit que par permanence 
on devait entendre des assemblées annuelles et d'au- 
tres des assemblées toujours subsistantes. 
On a ensuite proposé des amendements. 
Au lieu d'Assemblée nationale, on voulait mettre 
le pouvoir législatif, la législature, le corps législatif, 
et bien d'autres termes; en sorte que l'on voulait éta- 
blir une espèce de distinction entre l'Assemblée na- 
tionale actuelle et les assemblées nationales futures. 
C'est pour faire sentir cette distinction qu'un membre 
a dit que cette fois-ci l'Assemblée nationale avait la 
législature et le pouvoir constituant, et qu'à la pro- 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 529 

chaine session clic n'aurait que la législature, distinc- 
tion obscure à force de métaphysique. 

If. l'abbé Syeyès a proposé aussi son arrêté. « L'As- 
semblée législative tiendra ses séances tous les ans sans 
avoir besoin d'aucune convocation, et se mettra elle- 
même en vacances. » 

Un autre membre voulait qu'on posât ainsi la ques- 
tion : « L'Assemblée nationale aura-t-elle ou n'aura- 
t-elle pas un corps permanent?» Bien des membres 
craignaient qu'en déclarant l'Assemblée nationale per- 
manente cela ne produisît une erreur, et que l'on ne 
pensât que c'était l'Assemblée nationale ou plutôt ses 
membres qui se déclaraient permanents. 

M. le comlede Clermont-Tonnerre était de ce nom- 
bre. « On vous a dit, s'est-il écrié, que l'Assemblée 
nationale ne serait pas à l'avenir ce qu'elle est. Tout 
est nouveau pour nous. Nous marchons à une régéné- 
ration, nous nous sommes créé des mots pour expri- 
mer de nouvelles idées. De là l'erreur où l'on tombera : 
si vous dites que l'Assemblée nationale est permanente, 
on croira que vous vous serez déclarés vous-mêmes 
permanents. Je pense comme M. de Beauharnais qu'il 
l'a ut mettre le Corps législatif. » 

M. Rabaud de Saint-Etienne a cherché à éviter tous 
les obstacles par l'arrêté suivant : «La nation aura 
toujours un corps permanent de représentants; ils 
tiendront tous séance une fois chaque année. » 

Cet arrêté a été applaudi; il semblait prévenir l'ex- 
pression du vœu général, mais on n'a pas encore été 
aux voix. 

M. le duc de la Rochefoucauld a voulu restreindre 
le pouvoir des assemblées nationales futures. Toutes 

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530 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

les objections se multipliaient de plus en plus et éloi- 
gnaient davantage du but de l'Assemblée nationale. 
Impatiente d'aller aux voix, elle a demandé l'arrêté 
de M. Camus, et il a été décrété que l'Assemblée na- 
tionale serait permanente. 

L'on allait examiner la question suivante, celle de 
l'unité des pouvoirs législatifs, lorsque M. le comte de 
Mirabeau a fait une motion à laquelle on était loin de 
s'attendre. 

«Attendu, a-t-il dit, que l'Assemblée nationale a 
décrété qu'elle serait perpétuelle, qu'il est décidé qu'il 
y aura une assemblée toujours permanente, et qu'il 
est jugé par là qu'il n'y aura pas deux Chambres, il n'y 
a plus lieu à délibérer. » Celte motion a été applaudie 
et soutenue avec un nouveau succès. 

M. Dupont est le premier qui se soit opposé à cette 
question préalable : auteur d'un projet sur l'organisa- 
tion des deux Chambres, il regrettait que son plan fût 
aussi rapidement pulvérisé. 

Il a commencé par invoquer dans son langage la 
sagesse ordinaire de l'Assemblée nationale, et fini par 
dire qu'il votait pour deux Chambres, quoiqu'il ne 
veuille pas deux Chambres. 

M. Régnault s'est élevé avec véhémence contre la 
motion de M. le comte de Mirabeau. «Eh quoi ! s'est-il 
écrié, nous touchions au moment de résoudre les 
grandes questions dont toute la France attend la solu- 
tion, et l'on cherche, par des surprises, à éloigner ce 
moment ! Qui ne s'indignerait contre de pareilles di- 
vagations, dont le molif est de nous entraîner toujours 
loin du but? 

« On a décrété qu'on suivrait les questions telles 



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TAU LES HOMMES DU TEMPS. 55 

qu'elles ont été proposées par M. Camus; il n'est donc 
pas permis de metlre en délibération si l'Assemblée 
suivra ses décrets. 

« L'on ne s'attendait pas que la motion de M. de 
Mirabeau serait l'origine d'un trouble dont l'Assemblée 
n'a pas encore donné d'exemple. » 

M. de Mirabeau a répondu avec vivacité au préopi- 
nant que, dans toute sa vie, il n'avait craint que d'in- 
digner la raison, et qu'il n'avait jamais craint d'in- 
digner tel ou tel individu. M. Régnault a gardé le 
silence. 

M. de .Mirabeau a continué : « Un seul membre a 
combattu ma motion; il l'a combattue en disant qu'il 
fallait que l'Assemblée se divisât par sections, par bu- 
reaux; mais c'est une affaire de police qui appartient à 
toute assemblée et qui est étrangère à la division des 
deux Chambres. » 

M. de Clennont-Tonnerre a combattu la motion; 
mais alors l'Assemblée comminçait déjà à rompre le 
silence : le président inulilement criait à l'ordre. Le 
mot de conscience, prononcé par M. de Clermonl- 
Tonnerre, a fait naître des murmures et a donné plus 
de courage à l'opinant pour le prononcer encore, et 
ces murmures se sont dissipés. 

« Pressé par ma conscience, a-t-il dit, c'est sur la 
foi publique que je réclame contre une surprise. Je 
sais bien que l'on peut interpréter du mot Assemblée 
nationale l'induction que l'on en voudrait tirer. Mais 
l'Assemblée nalionale a interprété ses sentiments en 
adoptant l'arrêté de M. Camus; s'il en était autremenl, 
je n'aurais qu'à pleurer sur les ruines de ma patrie. 
Il est impossible de dire que l'Assemblée, en volant 




832 LA RÉVOLUTION RACOMÉE ET JUGÉE 

la permanence, a voulu prononcer sur l'unité. » 
Peu à peu la sensation qu'avait produite la motion 
de M. de Mirabeau adiminué, et M. de Clermont- 
Tonnerre a reçu des applaudissements. Ils n'ont été 
que le prélude du plus affreux désordre. 

M. le comte de Virieu a profité d'un moment de 
silence pour prendre la parole. 

«Faut-il donc, a-t-il dit, qu'une assemblée natio- 
nale soit emportée par des démagogues et une fougue 
populaire? 

«Non, MM » Puis un f. est sorti de sa bouche. 

Ici, mille cris opposés s'élèvent de tous côtés; ce ne 
sont plus des plaintes, des reproches, c'est un tinta- 
marre universel : ici on crie à l'ordre; là on somme 
le président d'interrompre l'orateur; plus loin, on 
invoque le règlement. M. Biozat qui, depuis longtemps, 
s'était condamné au silence, ne le rompt que pour 
solliciter contre l'orateur la honte d'une censure. Au 
milieu de ce tumulte, M. de Virieu descend de la tri- 
bune; M. le marquis de Foucault élève la voix et do- 
mine les murmures de l'Assemblée, invoque le règle- 
ment : « toute approbation, toute improbation est 
défendue : M. de Virieu n'a pas été entendu; je 
demande qu'il le soit. » Cette motion a été appuyée, 
mais elle n'a pas été jugée; le désordre était au 
comble. 

Le président montre le règlement: le signe supplée 
à l'insuffisance,de la voix, apaise les esprits; l'on se 
tait, et il est encore interrompu par une voix qui s'é- 
crie qu'il n'est pas plus permis aux nobles d'appeler 
les représentants des communes démagogues qu'aux 
communes d'appeler les nobles aristocrates. Cette ré- 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 553 

flexion, pour être juste, n'en était pas moins dé- 
placée, puisqu'elle ne pouvait que faire continuer le 
désordre. 

M. le président est venu à bout d'interroger l'As- 
semblée pour savoir si M. de Yirieu parlerait ou non; 
ce travail a été long et pénible : sans cesse il fallait 
lutter contre un chœur infatigable qui voulait con- 
stamment qu'on rappelât à l'ordre M. de Virieu; 
enfin on a été aux voix, et il n'y a pas eu beaucoup 
de votants pour refuser la parole à M. de Virieu. Mais 
il n'en a pas joui. 11 allait parler, lorsqu'un membre 
des communes, voisin de la tribune, l'a accusé d'avoir 
souillé sa bouche d'un jurement, l'a accusé d'avoir 
d'un geste menaçant montré une partie de la salle, 
en prononçant le mot démago/jues. 

M. de Virieu a fait bonne contenance; il a laissé 
à d'autres le soin de le défendre, et personne n'a ré- 
pété les accusations dont l'avait chargé son dénoncia- 
teur. Ici des membres se sont retirés, mais en petit 
nombre : M. le président arrête l'Assemblée prête à 
se dissoudre. «Faut-il donc, dit-il, perdre de vue les 
grands objets qui nous occupent pour nous livrer à des 
personnalités. » 

Le calme renaît pour un instant; on oublie les re- 
proches faits à M. de Virieu. Après quoi, M. le prési- 
dent a déclaré qu'il a trouvé une de ses expressions 
trop fortes; enfin on a rejeté la motion de M. de Mira- 
bea u . 

A peine est-elle rejetée que l'on veut aller aux voix 
sur l'unité du pouvoir législatif. 

M. de Lame th. observe qu'il faut déclarer avant tout 
quelle sera l'organisation des deux Chambres, pour 









33 i LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

savoir si on doit préférer les deux Chambres a une 
seule. 

M. Target veut parler, et on l'interrompt. On de- 
mande à aller aux voix, et M. le président paraissait 
ne pas le vouloir. On s'impatiente; on somme le prési- 
dent de remplir son devoir. M. de Tollendal demande 
la parole : on la lui refuse. M. le président pose enfin la 
question. «Yaura-t-il une ou deux Chambres?» Mais 
le trouble recommence; les objections sur la question 
ainsi posée rappellent le désordre. M. de Tollendal 
veut encore parler, et l'on accuse M. le président de 
l'avoir fait prier par un huissier de monter à la 
tribune. Un autre le somme de lui déclarer s'il n'est 
pas las de fatiguer l'Assemblée. M. le président est 
offensé; il rompt l'Assemblée, la convoque en bureaux 
pour nommer un autre président, et se retire. 

L'Assemblée reste immobile pendant quelques in- 
stants; ensuite on demande un président. D'abord, on 
a jeté les yeux sur M. le duc de Liancourt. Il monte à 
la tribune, et dit que c'est à M, de Clermont-Tonnerre 
à accepter comme dernier président 

M. de Clermont-Tonnerrre monte à la tribune; il 
défend M le président; il dit qu'il a été trop offensé : 
qu'il n'était pas permis à un individu de le nommer et 
de déclarer s'il n'était pas las de fatiguer l'Assemblée; 
que le sentiment de la sensibilité était plus ancien 
que toutes les constitutions; et que ce sentiment est 
si puissant sur des Français qu'il les a fait vivre si 
longtemps sans constitution. 

Enfin, il prie de regarder l'Assemblée comme rom- 
pue, ou qu'il ne montera au bureau que pour offrir 
une nouvelle démission. 



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PAT, LES HOMMES DU TEMPS. 538 

L'Assemblée a applaudi à M. de Clermont. 
Il a été prendre la place de président, a levé la 
séance, et l'a indiquée à ce soir sept heures et demie. 



SÉANCE DU )0 SEPTEMBRE HS9. 



M. le comte de Clermont-Tonnerre a ouvert la séance 
et a fait les fonctions de président. 

Ramenés à l'ordre du jour, c'est-à-dire à la célèbre 
question de l'unité ou de la pluralité des Chambres, 
plusieurs membres ont demandé la parole pour la 
question; elle était déjà posée dans l'arrêté de M. Ca- 
mus,. adopté hier. 

M. le comte de Crillon voulait proposer un change- 
ment dans la question, mais il n'a pas été entendu. 

C'était, comme il l'a dit depuis en donnant se voix, 
pour proposer deux Chambres dans l'ordre de la dis- 
cussion, et une seule dans la décision. 

M. le Camus s'est élevé contre toutes les questions 
que l'on voulait proposer, et il a rappelé le décret de 
l'Assemblée. Cependant il y a eu des membres qui 
-voulaient proposer des amendements. 

Ils réclamaient les termes du règlement; mais après 
on a été aux voix pour savoir si on les entendrait. 11 
a été décrété que la question serait posée dans les 
termes employés par M. Camus. 

La question a donc été ainsi posée : «Y aura-t-il une 
ou deux Chambres?» 

L'appel nominal a été adopté. Plusieurs provinces 
entières, entre autres les députés des communes de 
Paris, ont été pour l'unité du pouvoir législatif. Il y 
a eu quelques voix de perdues. Plusieurs membres ont 




550 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

prétendu que la question n'était pas clairement posée; 
d'autres croyaient que l'unité de l'Assemblée n'excluait 
pas la division de la Chambre en trois sections, ce qui 
équivaudrait à trois grands bureaux; on voulait' encore 
faire des réflexions ultérieures, mais une sage impa- 
tience de l'Assemblée a ramené tous ses membres à la 
seconde question posée ainsi par M. Camus : « Y 
aura-t-il une ou deux Chambres?» 

On est allé aux voix par appel nominal. Il y a eu 
quatre cent quatre-vingt-dix-neuf voix pour une Cham- 
bre unique, quatre-vingt-neuf pour deux Chambres, 
cent vingt-deux voix perdues ou sans vœu. 

Trop longtemps la France a élé un vaisseau battu 
par la tempête et par les ouragans les plus terribles. 
Il s'en est peu fallu que l'impérilie, la corruption des 
rois subalternes (les ministres) n'arrachassent le gou- 
vernail des mains auxquelles la. nation l'avait confié. 
Un tel malheur n'arrivera plus. 

Jalouse d'accorder à son chef tout ce qui appar- 
tient au père d'une famille de vingt-quatre millions 
d'hommes, la nation française saura revêtir son sou- 
verain de la splendeur et de l'éclat dignes d'un grand 
empire. Loin de perdre à cette révolution, il aura ga- 
gné; il pourra faire le bien, jamais le mal ou au moins 
bien rarement. Quel rôle plus glorieux, plus grand 
que celui d'un homme qui pourra faire des heureux 
et point de malheureux ! 

Voyons dans le lointain le monument de notre 
liberté; il sera consolidé par l'héroïsme. Les défen- 
seurs de la liberté américaine, la Fayette et d'Estaing, 
vont être le ciment de cet édifice éternel, l'un dans îa 
capitale, et d'Estaing autour des marches du trône, 



PAR LES HOMMES DD TEMPS. 537 

à Versailles, pays jusque aujourd'hui voué au plus 
aveugle esclavage ! 

M. de Clermont-Tonnerre, président par intérim, 
a répondu ainsi au héros colonel-général de la milice 
bourgeoise de Versailles : 

«J'ai rendu compte à l'Assemblée nationale, mon- 
sieur le comte, de vos soins vigilants et des disposi- 
tions sages que vous avez faites pour assurer invaria- 
blement le repos de la ville de Versailles, et le respect 
dû au lieu où se tiennent ses séances. 

« L'Assemblée nationale, monsieur le comte, me 
charge de vous témoigner son approbation et sa sensi- 
bilité; je me trouve heureux d'en être l'organe. Accou- 
tumé dès longtemps aux triomphes militaires, vous 
avez trouvé un nouveau moyen d'ajouter à votre gloire, 
en consacrant à vos concitoyens, devenus libres, des 
jours souvent exposés pour la patrie. Il est beau et 
heureux, monsieur le comte, d'être craint des enne- 
mis de l'Étal, et d'être loué par l'Assemblée natio- 
nale. 

«J'ai l'honneur d'être, etc. 

«Signé : de Clermont-Tonnerre.» 

Les grands hommes se multiplieront en France à 
l'infini dès qu'il y aura une certitude que l'intrigue 
ne l'emportera pas sur le mérite. On voit avec plaisir 
que la réponse honorable de l'Assemblée nationale, à 
un guerrier tel que M. le comte d'Estaing, a été faite 
dans cet esprit. 

Avant d'en venir à l'ordre du jour, M. le président 
a fait lire une lettre de M. le contrôleur général des 
finances, adressée au président. 




■ 



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533 



LA «ÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 



« Monsieur le président, 

« Les ministres du roi ont cru devoir entretenir 
Sa Majesté de ce qui fait actuellement l'objet de vos 
délibérations. 

« Le roi, après avoir pris connaissance de la ques- 
tion, m'a autorisé à soumettre à l'Assemblée ce mé- 
moire. En vous le présentant, je tiens le langage que 
je tenais dans mon dernier rapport, etc. 

« Je suis avec respect, etc. » 

L'un de MM. les secrétaires allait donner lecture du 
mémoire présenté par le ministre, au nom du roi 
lorsque M. le comte de Beaumé a fait la motion sui- 
vante : 

« Personne plus que moi n'est pénétré de respect 
pour le monarque que la nation s'est donné elle- 
même. Ses vertus doivent nous le rendre cher, mais 
son nom ne doit jamais être prononcé dans la Consti- 
tution, et c'est pour cela même qu'il ne convient pas 
que l'on fasse connaître ici, dans une Constitution, 
les projets du conseil. » 

Celte motion a été appuyée avec beaucoup d'em- 
pressement, un membre l'a combattue : « Le roi, 
disait-il, a le droit de se présenter dans cette Assem- 
blée, de s'y faire entendre, et l'on ne peut se refuser 
à la lecture du mémoire. » 

M. Target a réfuté ses allégations. 
M. Grégoire l'a réfuté aussi en deux mots : « Ou 
cette lecture, a-t-il dit, influera sur l'opinion de l'As- 
semblée, et alors elle est dangereuse; ou elle n'y in- 
fluera pas, et alors elle est inutile. » 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



559 



DISCOURS DE M. DE MJRABËAU. 

« Je ne crois pas que l'on puisse nier que le roi n'a 
le droit de déclarer son avis sur la Constitution. 
Quelque indépendante que soit la nation, je ne crois 
pas que l'on puisse en conclure que le roi n'a pas le 
droit d'envoyer son avis, puisque ce serait dire qu'il 
peut ou qu'il ne peut pas refuser pour son compte 
individuel la Constitution. 

« Mais je vous observe que son avis est. tout h fait 
indifférent. Que le roi désire ou ne désire pas le veto, 
peu importe; jamais on n'a disputé ce veto pour lui, 
mais pour l'intérêt de la nation. 11 refuserait, ce qui 
est impossible, il refuserait, dis-je, \eveto, que la na- 
tion ne devrait pas moins regarder le veto comme 
une prérogative du trône. 

« Que nous fait donc aujourd'hui l'initiative très- 
tardive du conseil ? Vous ne pouvez admettre la lecture 
du mémoire, à moins que vous ne retardiez la discus- 
sion ouverte ; sans cela on vous proposerait de consa- 
crer une grande inconséquence. » 

M. de Tollendal a appuyé la motion de M. le 
comte de Mirabeau : « Le veto, a-l-il dit, n'est pas 
pour le roi, mais pour l'intérêt de la nation; le wto 
est la sauvegarde de nos droits, de notre liberté, 
et je pense, comme M. de Mirabeau, que quand 
même le roi le refuserait, la nation le lui devrait 
accorder. Je pense comme lui que, si on lit le mé- 
moire, il faut en continuer la discussion. » 

M. le Brethon a également défendu les mêmes 
principes : «Comme Français, comme magistrat, 





540 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

comme citoyen , j'appuie de toutes mes forces la mo- 
tion de M. de Mirabeau ; je ne crois pas qu'une ques- 
tion aussi délicate puisse être jugée sans avoir repris 
la discussion sur la lecture du mémoire. » 

Quelques membres ont insisté sur la lecture sans 
vouloir la discussion. D'un côté, l'on disait que, si le 
roi venait dans cette assemblée, on ne refuserait pas 
de l'entendre; de l'autre, que la partie principale 
doit toujours être entendue : on a opposé que ce se- 
rait lui donner l'initiative, mais qu'on ne peut la lui 
refuser, puisque la Constitution n'est pas encore faite. 
M. de Mirabeau a répliqué à ces objections en ces 
termes : 

« Si le roi, en venant dans celte Assemblée, n'était 
chargé que d'un message, il n'aurait pas le droit 
d'être entendu; la nation n'est pas une partie, mais 
elle est le tout ; et ainsi, MM. les préopinants ont mal 
saisi ma motion, puisque je m'oppose à la lecture. » 
M. Monnier a parlé ensuite : 
« Vous ne contesterez pas au roi, a-t-il dit, le droit 
de donner son avis ; mais ce serait lui accorder l'ini- 
tiative que de l'écouter lorsque la discussion est fer- 
mée. 11 n'a pas de consentement à donner sur la Con- 
stitution ; il ne peut demander ni refuser le veto. 
C'est à vous à examiner ce qui convient au roi; le roi 
ne peut ni exiger le veto, ni le refuser; je le repète 
encore, c'est à vous de décider si c'est un droit de la 
royauté; il est par conséquent inutile de lire ce mé- 
moire. » 

Plusieurs autres membres ont encore parlé sur ces 
questions, mais ils n'ont répété que les raisons des 
préopinants. 




PAR LES HOMMES DU TEMPS. M\ 

Les débats ont été vifs, l'ordre a été souvent inter- 
rompu ; enfin, on a été aux voix : il a été décidé que 
le mémoire ne serait pas lu . 

Ramenant à l'ordre du jour, M. de Clermont-Ton- 
nerre a averti l'Assemblée qu'elle avait à décider les 
deux questions suivantes : 

« 1° La sanction royale aura-t-elle lieu ou non? 
« 2° Sera-t-elle suspensive ou indéfinie? » 
Le désordre a recommencé; à peine les deux pro- 
positions ont-elles été lues que plusieurs membres ont 
voulu faire des amendements. Le plus intéressant était 
desavoirsi on ajournerait la sanction royale sur /es lois. 
M. le Camus s'est expliqué sur cet amendement. 
Il a dit que tout le monde a reconnu que la Con- 
stitution n'était pas soumise au veto; qu'il n'y avait 
que les lois ; que tout le monde reconnaît ce principe ; 
il est donc inutile d'énoncer une vérité incontestable. 
M. le comte de Mirabeau a répondu à cette assertion 
en ces termes : 

a Faut-il ou ne faut-il pas une sanction ; c'est-à-dire, 
en d'autres termes, la loi doit-elle être promulguée et 
exécutée ou non? et je n'entends pas comment on a 
occupé vos moments à discuter sur une question si 
niaise; sans doute elle doit être exécutée, or il est de 
toute évidence qu'il faut une sanction. Le roi aura-t- 
il ou n'aura-t-il pas le droit d'arrêter l'exécution et la 
promulgation de la loi? Voilà ce qui vous agite actuel- 
lement, et c'est ainsi que je poserais la question. » 
Un autre membre a élevé une question qui déjà a 
été débattue; celle de la distinction entre le veto et la 
sanction. Selon lui, la sanction est le droit de promul- 
guer la loi, et le veto est le droit de défendre cette 






■ 



I 



542 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

promulgation. Je prie donc l'Assemblée nationale de 
décider ce quelle entend par le mot sanction. 

Ici s'est élevée une grande et importante question ; 
elle n'a pas peu contribué à embarrasser l'Assemblée ; 
c'est la véritable signification du mot sanction. Le lec- 
teur se rappelle qu'elle a déjà été agitée, mais elle 
n'a jamais été résolue. 

L'on a demandée M. de Clermont-Tonnerre ce qu'il 
entendait en posant ainsi la question : La sanction 
royale aura-t-elle lieu? 

Il a répondu que le président contractait l'engage- 
ment de définir les questions qu'il pose, mais que 
n'ayant pas posé celle-ci, il n'était pas obligé de l'ex- 
pliquer; que tout ce qu'il pouvait faire était de cher- 
cher à l'entendre. 

C'est ici que l'on a commencé à interpréter le mot 
sanction, et à lui donner sa véritable valeur. 

Selon M. Rabaud de Saint-Etienne, ce n'est que 
l'acte matériel par lequel le roi scelle la loi ; ce n'est 
que la signature royale. 

Le même membre a parlé avec beaucoup de clarté 
sur la difficulté présente. Les uns par sanction en- 
tendent le veto ; les autres, au contraire, entendent le 
sceau donné à la loi, et c'est dans ce sens que l'on 
doit l'entendre. Si donc nous entendons par sanction 
le sceau à la loi, il n'y a lieu à délibérer; le roi, dans 
tous les cas, est forcé de l'apposer; mais s'il signifie 
consentement, il s'élève la question desavoir si le roi 
peut le refuser ou non, et si ensuite ce refus n'est que 
suspensif ou absolu. 

M. le Prieur a été de l'avis de l'opinant. Il faut 
expliquer les mois avant d'expliquer les choses. Ainsi 



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rAR.LES HOMMES DU TEMPS. ;,i5 

il y a une première question à décider. Qu'esl-ce que 
la sanction? 

M. Rabaud de Saint-Etienne a repris sa motion. 

« Il est évident que l'on n'est pas d'accord sur iemot 
sanction ; il devient donc indispensable de connaître 
ce que l'on entend par sanction. » 

M. Tronchet a également fait sentir l'ampbibologie 
du mot sanction. 

« Si tout le monde pensait comme l'auteur delà 
motion, on saurait que sanction signifie le sce;iu donné 
à la loi ; mais ceux qui l'interprètent comme signi- 
fiant consentement, lui donnent la force du cet >. Dans 
le premier cas, nulle difficulté ; dans le second, même 
difficulté que pour le veto. » 

L'Assemblée, et l'on doit se le rappeler, avait dé- 
crété qu'il ne serait fait aucun amendement aux trois 
questions posées par M. le Camus; que l'on en avait 
voulu faire sur les deux premières, et que l'Assem- 
blée persista dans ses arrêtés; mais l'insignifiance du 
terme sanction a forcé l'Assemblée de se départir de 
ses principes; il a été décrété qu'il serait fait des 
amendements à la motion de M. le Camus sur la troi- 
sième question. 

Premier amendement de M. de Mirabeau . 

« Le roi aura-t-il oun'aura-t-il pas le droit d'arrêter 
la promulgation et l'exécution de la loi ? Ce droit 
aura-t-il un effet absolu ou suspensif, si ce droit est 
suspensif pour combien de législatures le sera-L-il? » 

Second amendement. 

c< Le roi aura-t-il le droit de sanction ; c'est-à-dire le 
droit de promulguer les lois? 1-e roi aura-t-il le droit 
de veto, c'est-à-dire de refuser celte sanction? Sera- 



544 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

t-il absolu ou momentané; et s'il est momentané, pen- 
dant combien d'années le sera-t-il? » 

II y a eu encore plusieurs amendements ; mais 
comme le premier avait fait le plus de sensation, 
M. de Clermont-Tonnerre a proposé de le rédiger 
ainsi : 

« La sanction royale est-elle nécessaire pour la pro- 
mulgation des lois? Le roi aura-t-il ou n'aura-t-il pas 
le droit d'arrêter la promulgation et l'exécution de 
la loi par le refus de sa sanction? Ce droit aura-t-il 
un effet absolu ou suspensif? » 

Cette rédaction a été applaudie et désapprouvée. A 
peine a-t-elle été lue qu'un membre a proposé de 
mettre indéfini au lieu d'absolu, pour ne pas rappe- 
ler l'idée du pouvoir absolu. 

M. Target a demandé que l'on rayât le mot lois 
pour le remplacer par les actes du pouvoir législatif. 
D'autres ont objecté qu'en parlant encore du mot 
sanction, c'était retomber dans l'inconvénient où l'on 
était tout à l'heure sur la signification de ce terme; 
que ce terme pris à la rigueur, la sanction est alors 
nécessaire h la Constitution, puisque ce n'est que le 
sceau de la loi ; et que, si on entend par sanction con- 
sentement, il est inutile à la Constitution. Il faut donc 
poser ainsi la question : « Le consentement du roi 
est-il nécessaire cà la Constitution? » 



DISCOURS DE M. DE MIRABEAU. 

« Il me semble qu'il y a des inconvénients à deman- 
der si la sanction royale est nécessaire à la promul- 
gation de la loi. 11 y a de la contradiction dans ces ter- 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 545 

mes. La loi est déjà loi, et alors toute sanction lui de- 
vient inutile. Je désirerais donc que l'on suppléât aux 
mots lois par ceux-ci : les actes du pouvoir législatif. 
J'y vois l'avantage de résoudre une grande difficulté, 
c'est de marquer la ligne qui sépare la Constitution et 
la législation. Il en est de même pour les impôts, ils 
ne sont pas lois. » 

M. Tronchela demandé qu'au lieu de sanction, on 
mît consentement royal. 

M. de Chassé a rappelé la motion de M. le vicomte 
deNoaillesdans sa première disposition, qui demande: 
« Qu'est-ce que la sanction royale?» 

M. d'Angevillers a demandé qu'on la posât ainsi : 
« Est-il nécessaire que le roi ait ordonné l'exécution 
des actes du pouvoir législatif pour en commander 
l'exécution? » 

L'on était à ce point d'incertitude, lorsque M. de 
Tollendal a demandé la rédaction de M. de Mirabeau. 
On allait la lire, et même aller aux voix, lorsque 
M. Guillotin a présenté un amendement qui a enlevé 
tous les suffrages : 

« 1° Le roi peut-il refuser son consentement à la 
Constitution? 

« 2° Le roi peut-il refuser son consentement aux 
actes du pouvoir législatif? 

« 5° Dans le cas où le roi refusera son consente- 
ment, ce refus sera-l-il suspensif ou indéfini? 

« 4° Dans le cas où le roi donnerait un refus 
suspensif, pendant combien de temps pourra-t-il 
durer? Sera-ce pendant une ou plusieurs législa- 
tures? » 

« Le roi, s'est écrié M. Mounier, n'a pas deconsen- 
'"• 55 



546 LA REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

tement à donner sur la Constitution ; elle est anté- 
rieure à la monarchie. » 

Cette idée a été saisie par M. Fréteau. Il a exposé le 
danger d'examiner cette question ; il a craint qu'en 
demandant au roi son consentement sur la Constitu- 
tion, le roi ne répondît qu'il, ne pouvait le refuser; 
mais qu'il ne l'accorderait que quand elle serait rati- 
fiée ; qu'alors les commettants deviendraient juges de 
la Constitution, et qu'il en pourrait résulter de grands 
maux. On a décrété qu'il n'y avait pas lieu à délibérer, 
quant à présent, sur le premier article. 

L'on a proposé différents amendements sur les 
autres, mais ils n'ont pas été acceptés. Le désordre 
s'est introduit dans l'Assemblée. 

M. de Chassé a fait la motion que l'Assemblée ne se 
séparât pas qu'elle n'eût jugé les deux questions du 
veto et de sa nature. Cette motion a passé par accla- 
mation. 

Sur la première question, c'est-à-dire sur \eveto, il 
a été résolu à la grande majorité qu'on irait aux voix 
par assis et par lever. 

Mais les réclamations ont forcé l'Assemblée à reve- 
nir sur ce décret et à le révoquer. 

11 était quatre heures lorsque les débats se sont ter- 
minés et quand on a commencé le premier appel no- 
minal. Le veto a passé à la très-grande majorité. 

Sur l'autre question, c'est-à-dire : le refus du roi 
sera-t-il suspensif? la majorité a été, pour l'affirma- 
tive, de 675, contre 525, et H voix perdues. 

Ainsi le veto suspensif est passé. 

La séance s'est levée à huit heures et demie du soir. 

M. le président a indiqué la séance à demain, et 






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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 547 

l'ordre sera d'examiner la question suivante : « Dans 
le cas où le refus du roi serait suspensif, etc., » selon 
la proposition de M. Guillotin. 



ASSEMBLÉE NATIONALE 

SÉA.N'CE DU 12 SEPTEMBRE 1789. 



M. le comte de Clermont-Tonnerre a encore rempli 
les fonctions de président. 

M. de Saint-Fargeau a demandé aussi la parole ; 
elle lui a été accordée. 



DISCOURS DE M. DE SAINT-FARGEAU 

a Je ne me présente pas pour interrompre l'ordre 
du jour; je ne viens seulement que vous présenter une 
question secondaire à celle que vous agitez; vous allez 
examiner pendant combien de législatures le veto du 
roi aura lieu. Il est très-essentiel de décider préala- 
blement combien de temps durera chaque législature. 
Cette décision influera beaucoup sur la durée du veto; 
cette dernière question y est même subordonnée, car 
si vous faites durer une législature pendant trois ans, 
c'est suspendre le veto pendant trois ans ; et si on déci- 
dait que le veto durerait pendant deux législatures, ce 
serait le prolonger pendant six ans. » 

L'Assemblée a senti la nécessité de fixer avant tout 
la durée de la législature. 

Nous devons dire d'abord ce que l'on entend par 
législature. Ce mot est nouveau, et nous devons en 
donner la définition, telle que M. le président l'a 
donnée lui-même. 






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548 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

L'on entend par législature la session du Corps 
législatif pendant un certain temps, composée des 
mêmes chambres dans l'ordre de sa constitution. 

L'Assemblée nationale a donc décrété qu'il fallait 
juger d'abord la durée de la légistature. 

M. de Richier a observé que l'Assemblée pourrait 
aussi juger préalablement si les membres de l'Assem- 
blée nationale seront élus à la fois ou partiellement. 

M. de Saint-Fargeau a répondu que l'on pouvait 
discuter celte question connexement avec la sienne, 
parce qu'elles ont beaucoup d'affinité ; mais qu'on 
les diviserait quand il faudrait les décider. La réflexion 
de M. de Saint-Fargeau a servi de base au décret qui 
ordonne que les deux questions seront discutées con- 
jointement, mais divisées lors de la décision. 

M. de Saint-Fargeau a repris la parole sur la motion. 

« Je viens fixer votre attenlion pendant quelques 
instants sur une question très-importante dans l'en- 
semble de la Constitution. 

« 11 s'agit de fixer les pouvoirs des députés Seront- 
ils restreints à un an ou à plusieurs? Je pense que ces 
pouvoirs ne doivent durer que pendant une seule 
année. 

« 11 me semble cependant aussi que l'on doit accor- 
der aux provinces la faculté de conserver les mêmes 
députés, c'est-à-dire de les proroger. 

« J'ose solliciter votre indulgence sur les réflexions 
que j'ai à vous présenter pour déterminer la durée des 
pouvoirs des députés formant le corps politique, et le 
fixer à un an. 

« Il faut ici faire une grande différence entre le 
Corps législatif et le corps administrateur. 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



r.49 



« Dans les assemblées provinciales, il sérail nuisible 
de rendre trop fréquents les changements ; les objet 
que l'on y traite tiennent à l'expérience; ils exigent 
des connnissances de localités. Si les assemblées pro- 
vinciales ne doivent pas être renouvelées si souvent, 
il n'en faut pas conclure que les Assemblées nationales 
ne doivent pas l'être. 

« Il en est tout autrement du Corps législatif. 

« Quelles sont en effet ses fonctions? C'est de pro- 
noncer des lois. Mais chaque loi est isolée; elle ne 
tient à aucun objet ; dès qu'elle est prononcée, l'œuvre 
du législateur est complète; il n'est pas tenu de suivre 
l'exécution des lois; ses fonctions consistent à examiner 
les charges publiques ; mais cet examen sera toujours 
le même tous les ans. 

« Ses fonctions consistent à asseoir l'impôt. Cette 
opération ne présente pas plus de difficultés, n'exige 
pas plus de temps que les opérations de finance. 

« Ses fonctions consistent enfin à juger les minis- 
tres ; dans une assemblée annuelle, on a le temps de 
juger leur conduite. 

«Dira-t-on que le législateur deviendra plus expéri- 
menté, si la législature est prolongée au delà d'un an? 
Mais ce serait alors reconnaître deux Ages dans l'As- 
semblée nationale, celui de son enfance et celui de son 
âge mûr. Ce serait avertir de se méfier des premières 
lois, en conseillant de s'en rapporter aux dernières. 

« Au surplus, en fixant le temps de l'Assemblée 
nationale à une seule année, cette époque rassure con- 
tre les liaisons, contre le danger d'usurper une auto- 
rité que l'on ne doit pas avoir. Cette idée a besoin 
d'être développée. 



."50 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Tout le monde voit d'un coup d'œil l'étendue des 
rapports du Corps législatif; tout le monde sait quel 
penchant l'on a d'usurper un pouvoir qui ne vous est 
pas confié ; l'esprit de conquête est, pour ainsi dire, 
naturel à l'homme. 

« Ce danger sera d'autant moins à craindre que les 
élections seront plus fréquentes et que l'existence de 
ce corps sera plus précaire. 

«Il est à souhaiter d'ailleurs que l'opinion publique 
investisse sans cesse le Corps législatif. On sentira 
plus facilement qu'il la méritera, lorsque, dans un 
court espace de temps, il n'aura d'autre intérêt que 
de servir de tout son pouvoir pour le bien commun. 
« On doit encore voir sous un autre point de vue 
l'annalité. 

« Je suppose que le roi refuse sa sanction à une loi; 
la loi n'est que différée, mais c'est évidemment la re- 
culer bien davantage, si vous prolongez la législature 
au delà d'un an ; surtout, si vous déclarez encore que 
le refus doit exister pendant deux législatures. 

« Or, en bornant la législature à un an, vous abré- 
gez le veto; et ce moyen est utile, puisqu'il hâte l'exé- 
cution des bonnes lois; il est efficace, parce qu'en as- 
surant à la nation ce qu'elle désire, il prévient l'effet 
funeste de l'insurrection. 

« Si, au contraire, vous reculez pendant deux légis- 
latures de deux ans, c'est-à-dire pendant quatre an- 
nées, la décision qu'il faudra prononcer sur le refus 
royal, une perspective aussi lointaine ne satisfera pas 
l'empressement de la nation. 

« Quand je m'explique ici sur les législatures, je ne 
parle que d'une législature que le roi ne pourra ja- 



mm 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



551 



mais dissoudre; car j'ose espérer que nous n'accorde- 
rons pas au roi le droit de dissoudre le Corps législa- 
tif. Ce serait laisser le pouvoir exécutif sans surveil- 
lants, et la nation sans représentants. 

« En bornant la législature à la durée d'un an, c'est 
entretenir l'esprit public, mettre sans cesse en auto- 
rité la nation; c'est appeler dans les Assemblées tous 
les citoyens; c'est les instruire, les former à la chose 
publique. 

« On pourra faire différentes objections à ma pro- 
position. On dira peut-être que c'est exposer la nation 
à des projets toujours contraires, à une mobilité de 
système dangereuse ; mais une législature de trois ans 
présentera les mêmes inconvénients. Un ministre, un 
homme de finance pourra avoir des systèmes, mais 
un corps entier ne peut en avoir; la stabilité, voilà le 
seul qu'il adopte. 

« L'on dira peut-être encore que les élections an- 
nuelles coûteront des dépenses prodigieuses; mais c'est 
là une de ces considérations qui ne peuvent influer 
sur un changement en matière de politique. 

« Si l'on voulait comparer ici l'Angleterre, où les 
Assemblées ne se renouvellent que tous les sept ans, 
il faudrait observer que tout y est en balance; que les 
Communes sont en contre-poids à la Chambre haute; 
d'ailleurs, en Angleterre, ces Assemblées ne sont-elles 
pas bien perfectionnées ? 

« Je crois encore que, par le même décret, nous de- 
vrions annoncer qu'au mois de mai prochain nous 
attendons les nouveaux députés nommés pour nous 
remplacer. 

« Par là vous fixerez davantage les regards de la 



S' 
V 



* !f 






552 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

nation ; ce n'est pas une ressource inconnue que de 
réparer le crédit chancelant par la timide modestie ; 
et ce moyen, dont les annales de la France offrent le 
succès, servirait à donner à l'Assemblée le crédit 
qu'elle doit avoir. 

« Je pense donc que l'Assemblée nationale doit dé- 
créter que les pouvoirs des députés seront restreints à 
une année, et qu'elle doit indiquer par le même dé- 
cret que les pouvoirs des députés actuels expireront 
au mois de mai prochain. 

« Je terminerai par quelques réflexions sur le sys- 
tème de remplacer les députés partiellement ou en 
totalité. 

« Si l'on se décide au sort, les provinces seront 
mécontentes; tel député jouit davantage de sa con- 
fiance; se décidera-t-on par le choix des provinces ? 
Mais le choix qui pourvoira, qui exclura les députés, 
serait une préférence qui inspirerait la jalousie et la ri- 
valité. Je pense qu'il faut se décider pour la totalité. » 
M. de Robespierre a parlé avec beaucoup de sagesse 
et d'éloquence en faveur de la motion de M. de Saint- 
Fargeau : « Dans une grande monarchie, le peuple ne 
peut exercer sa toute-puissance qu'en nommant des 
représentants; il est juste que le peuple les change 
souvent; rien n'est plus naturel que le désir d'exercer 
ses droits, de faire connaître ses sentiments, de recom- 
mander souvent son vœu. Ce sont là les bases de la 
liberté. » 

M. Buzot a observé que pour ménager les moments, 
il fallait faire parler ceux qui désapprouvaient la mo- 
tion de M. de Saint-Fargeau. Cette réflexion a été ap- 
prouvée, et M. l'abbé Maury s'est présenté. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



555 



DISCOURS DE M. L'ARRE MAURY. 



« Celle Assemblée n'a pu se détendre d'un senti- 
ment d'émulation à l'égard de l'Angleterre; mais sur 
nos Assemblées, on ne peut établir aucune compa- 
raison. 

« Le Parlement anglais se renouvelle tous les sept 
ans, et c'est la seule Assemblée qui soit en activité; et 
nous, nous avons Assemblée nationale, assemblée pro- 
vinciale, assemblée municipale; en un mot, le royaume 
sera sans cesse en activité. J'avoue qu'il serait à dési- 
rer que chaque législature, d'après ces assemblées 
continuelles, fût de quatre ans; nous aurions encore 
bien plus que n'a l'Angleterre, et nous éviterions le 
danger d'une session trop rapide. 

« Voici quels sont mes motifs : 

« L'impôt ne se perçoit pas seulement pendant un 
an, mais pendant vingt et un mois : l'année de finance 
est double. De là l'impossibilité de suivre toutes les 
opérations de l'impôt. Ensuite je vois l'Assemblée se 
livrer à un esprit de combinaison souvent dangereux; 
je vois que le danger de la corruption peut s'intro- 
duire en un an comme en trois. L'on craint encore 
l'esprit de système; mais il s'introduira aussi facile- 
ment dans la durée d'un an que pendant un temps 
plus long. L'esprit de système, c'est trop dire ! 

« Il ne s'introduira jamais dans l'Assemblée : ce 
serait la calomnier que de croire qu'elle pût s'y aban- 
donner; mais ce que l'on doit craindre, c'est qu'elle 
n'ait pas un esprit de suite. 

« Or, en un an, quelles opérations pourra-t-elle 



Il 



554 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

faire? Je la vois sans cesse conduite par le ministre, 
le consultant, ne faisant rien, mais s'en rapportant à 
lui; enfin, elle jugera sur sa parole. 

« Le vélo suspensif a eu pour objet d'éviter l'en- 
thousiasme et l'acclamation; mais les députés, encore 
irrités du refus royal, se rendront aux assemblées 
provinciales ; ils y porteront de l'éloquence, des ta- 
lents, toutes les lumières de la nation; ils parleront 
avec art, et ils feront proclamer dans l'assemblée bail- 
hagère tout ce qu'ils auront fait; et de là l'examen 
du veto suspensif inutile. 

« Quant à la question de savoir si l'Assemblée na- 
tionale pourra être dissoute, il me semble qu'il faut 
en renvoyer l'examen à un autre temps. Si donc vous 
limitez la législature à un an, vous ne pourrez attendre 
aucun service pour les lois, vous n'en pourrez attendre 
aucun pour les finances; la responsabilité des minis- 
tres exige que les mêmes députés soient plus long- 
temps rassemblés. 

« Un ministre adroit pourrait tromper la nation, 
et jamais on ne tirera de lui un état vrai des af- 
faires. 

« Je proposerais un terme moyen qui ne fût ni 
assez court pour réduire l'Assemblée à la nullité, ni 
assez long pour la rendre dangereuse. Je demande 
quatre ans, parce qu'il est, ce me semble, bien dé- 
montré qu'il faut que des administrateurs aient au 
moins pendant un au sous les yeux l'état de recette et 
de dépense; parce qu'il faut qu'ils suivent l'imposi- 
tion et la perception, et que ces deux époques renfer- 
ment vingt et un mois; enfin, parce que, à moins 
qu'on ne renonce à la réforme des abus, un homme 



MR LES HOMMES DU TEMPS. 555 

d'État ne pourra, dans un aussi court délai, répondre 
d'aucun succès. 

« En France, on n'a des idées que d'emprunt, des 
idées d'autrui; personne n'est pénétré de l'esprit d'or- 
dre public. 

«C'est dans les assemblées provinciales que les hom- 
mes se formeront pendant l'espace de quatre ans; c'est 
là qu'ils mériteront de vous remplacer : je ne crains 
pas le despotisme de l'Assemblée nationale pendant 
cet espace. Le grand iniérèt de l'impôt est de suivre 
les opérations des ministres. Voilà ce qui doit vous 
porter à proroger la législature pendant quatre 
ans. » 

M. Buzot a répondu à M. l'abbé Maury, il a parlé 
fort longtemps. Une fièvre de quinze jours, comme il 
l'a annoncé lui-même, l'a empêché de resserrer ses 
idées. Il a dit, en premier lieu, qu'il fallait commen- 
cer par distinguer l'Assemblée nationale de 1789 des 
autres législatures, et qu'il ne fallait pas confondre le 
pouvoir constituant avec le pouvoir constitué; que 
l'une forme une véritable Assemblée nationale, et 
l'autre une Convention nationale. 

Ensuite, il a parlé de l'intérêt que la nation avait 
à former le, plus promptement possible les assemblées 
provinciales. Il les a présentées comme l'école du pa- 
triotisme. 

Revenant ensuite à la motion de M. de Saint-Far- 
geau, il a conclu à ce que les Assemblées nationales se 
renouvelassent au moins tous les deux ans. Il a fait 
sentir le rapport que cette périodicité avait avec le 
veto. Il s'est étendu sur ce qui pouvait former l'esprit 
public, épurer les mœurs, remédier à l'inégalité des 



I 



556 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

fortunes. Il a dit qu'en Angleterre il n'y avait que 
cinq à six hommes dont les lumières entraînaient les 
autres; qu'il fallait éviter cet inconvénient dans nos 
assemblées. 

U a encore répondu que les riches seuls seraient 
nommés députés si les assemblées ne se renouvelaient 
que tous les quatre ans, représentant avec raison que 
tout homme qui aurait un état le perdrait infaillible- 
ment dans un aussi long espace; que l'on ne cabalerait 
pas encore dans les assemblée* provinciales pour faire 
passer la loi dont le roi a refusé la sanction, parce que 
ceux qui auraient quelque prétention à être nommés 
députés censureraient les anciens et leur ouvrage pour 
qu'ils ne fussent pas continués. 



DISCOURS DE M. DESMEUNIERS. 

« C'est avec raison vraiment qu'un des préopinants 
vous a démontré le danger d'une législature de quatre 
ans; l'on vous en a proposé une d'un an; je viens com- 
battre ces opinions : il serait beaucoup plus conve- 
nable de fixer la législature à deux ans; et d'abord le 
préopinant vous a dit que c'était pour prévenir la cor- 
ruption; puisqu'il faut parler ici de corruption, qu'il 
me soit permis de lui demander si on ne corrompra 
pas tout aussi facilement en un an qu'en deux. On 
vous a dit qu'elle commettrait moins d'erreurs ; s'il 
s'en commettait, la législature suivante les réparerait; 
ce serait, au contraire, le moyen de les rendre plus 
fréquentes, puisque les députés seraient dépourvus 
d'expérience. On vous a dit encore que ce moyen dé- 
truirait les habitudes qui se formeraient dans le Corps 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 557 

législatif; ce mot est bien vague. Si ces habitudes sont 
bonnes, il ne faut pas les anéantir. Prélendra-t-on 
qu'elles seront mauvaises? il faut les indiquer. On 
parle de l'opinion publique; le Corps législatif en sera 
toujours investi, tant qu'il fera de bonnes lois. 

« Avant que d'examiner s'il est nécessaire que les 
députés se renouvellent chaque année, il faut exami- 
ner l'état de la France, sa population, et c'est d'après 
ces considérations que je fixerais la législature à deux 
ans. Le préopinant a oublié trois inconvénients : 

« 1° La perle du temps pour tous les individus du 
royaume. En Angleterre, les élections générales ne 
sont faites que par un très-petit nombre de citoyens, 
et par conséquent il n'y a pas le même inconvénient. 
« 2° On ne peut se dissimuler que, vu la faiblesse 
humaine, il y aura toujours de l'intrigue dans les 
élections; il y aurait du danger à appeler souvent les 
citoyens de la campagne aux foyers de la cabale. 

« 5° Après la forte secousse qui a ébranlé toute la 
France, nous avons besoin d'un grand calme; et c'est 
l'éloigner que de hâter les élections. » 

M. le comte de Virieu a proposé de prolonger la 
législature pendant trois ans; celte prolongation n'a 
pas plus été approuvée que celle de M. l'abbé Maury. 
Tous deux ont retiré leur motion. M. de Mirabeau s'est 
opposé au retrait de celle de M. le comte de Virieu. 
Un membre a répété le plan de M. de Sainl-Fargeau : 
celui d'annoncer que les membres de l'Assemblée 
voulaient être renouvelés au mois de mai prochain. 

Une acclamation universelle a attesté l'unanimité de 
l'Assemblée. 

M. Target leur a objecté qu'ils étaient destinés à 




558 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

faire le grand œuvre de la Constitution, qu'ils étaient 
liés par un serment solennel, et qu'ils ne devaient 
point, par un décret anticipé, se déterminer à violer 
ce qu'ils avaient tous juré. Ces réflexions ont arrêté 
l'empressement des membres de l'Assemblée à se dé- 
mettre de leurs fonctions. 
Il y avait trois motions : 

La législature devait-elle durer pendant un, deux 
et trois ans? Ce qui a causé beaucoup d'embarras 
pour aller aux voix. 

M. l'abbé Maury avait posé ainsi la question : « La 
lég 1S lature sera-t-elle d'une ou de plusieurs années? 
Si on demande plusieurs années, sera-t-elle de deux 
ou de trois ? » 

M. Desmeuniers avait objecté que les deux et trois 
ans proposés étaient des amendements, et que d'après 
•le règlement, il fallait aller aux voix sur les amende- 
ments, avant de proposer la motion principale. Ces 
deux manières de délibérer ont causé de grands dé- 
bats, ce qui a fait dire à un membre que chaque heure 
de l'Assemblée coûtait cinq mille livres; la seule ma- 
nière de poser la question allait couler à la nation 
sept mille cinq cents livres, puisqu'on délibérait de- 
puis une heure et demie. L'Assemblée a fini par se 
déterminer pour le projet de M. l'abbé Maury. 

Sur la première question on a été aux voix par assis 
et par levé. Il a été décidé que la législature serait de 
plusieurs années. 

On a été aux voix par appel nominal sur la seconde 
question, et l'Assemblée a fixé la législature à deux 
années. 

Après quoi l'Assemblée s'est retirée. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



559 



SEANCE IIU 13 AU POIP.. 



La séance étant ouverte, M. le baron de Viny a 
donné lecture d'un projet d'arrêté pour l'établisse- 
ment d'un comité militaire, pour s'occuper de la con- 
stitution de l'armée. 

Il a représenté que de jour en jour ce comité deve- 
nait de plus en plus nécessaire ; que les régiments se 
correspondaient entre eux, et qu'ils se réunissaient 
tous pour la réforme du gouvernement militaire. 

Ce projet a été renvoyé dans les bureaux. 

Le comité de judicature a ensuite donné leclurc d'un 
autre projet d'arrêté que les circonstances rendent 
nécessaire. 

Il ordonne l'exécution des articles arrêtés le 4 août, 
qui ordonnent aux officiers de justice, tant royaux que 
seigneuriaux, de continuer leurs fonctions ; aux juges 
civils, de faire exécuter les lois civiles; aux juges cri- 
minels, de rendre aux lois criminelles toute leur 
vigueur; enfin, aux juges de police, de maintenir les 
ordonnances et les règlements de police. Ce projet 
d'arrêté finit par porter qu'il sera présenté au roi pour 
être sanctionné, publié et exécuté. 

Un député de la Franche-Comté a observé que, 
puisqu'on faisait mention des arrêtés du 4, il fallait 
aussi les publier; que le peuple était dans l'attente 
de les voir paraître, munis du sceau royal ; qu'on di- 
sait même qu'ils ne paraîtraient jamais. 

Cette dernière observation est juste; on l'ait tout 
son possible pour en empêcher la promulgation. 

Les opinions ont changé; ces réflexions ont paru 



560 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

très-sages; l'on a proposé de laisser de côté le projet 
du comité de judicature. 

Plusieurs membres ont dit qu'il devenait inutile, 
qu'j] suffisait de publier les arrêtés du 4. 

M. Malouet a appuyé beaucoup cet avis, il a été 
applaudi ; mais M.. Émery a encore fait varier les 
opinions. 

- Il a dit que l'on ne pouvait ordonner l'exécution des 
décrets qui n'avaient pas été promulgués; qu'il n'y 
avait pas lieu à délibérer sur le décret présenté par le 
comité de judicature; qu'il fallait d'abord s'occuper 
de faire sanctionner les décrets portés le 4 août et 
jours suivants; et qu'après on en viendrait au projet 
qui n'en était que la conséquence. 

Ces réflexions ont fait impression sur l'Assemblée; 
elle a témoigné son impatience pour aller aux voix- 
ma.s M. l'abbé Maury a demandé la parole, ce qui à 
suspendu la décision pour quelques instants. « Ces . 
décrets que vous voulez faire sanctionner, a-t-il dit 
sont encore imparfaits; vous-mêmes, par un article 
précis, vous l'avez annoncé. Ainsi, quant aux dîmes 
vous les supprimez; mais il reste à savoir comment 
vous pourvoirez à la subsistance des curés. Vous avez 
supprimé la féodalité, mais il reste à savoir quel sera 
le prix du rachat. Je pourrais citer presque tous les 
articles; tous sont incomplets. Il faut donc attendre 
qu ils soient finis pour les présenter à la sanction. » 
Us reflexions ont été appuyées par d'autres membres. 
Les communes ont rejeté cet ajournement. Enfin on a 
été aux voix, et il a été décrété que les arrêtés du 4 
seraient présentés à la sanction. 



■I 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 561 

SÊARCE DU H SEPTEMBRE 17S9. 

M. le comte de Clermont-Tonnerre, après avoir 
ouvert la séance, a annoncé qu'il était nommé prési- 
dent par le résultat des suffrages, et que M. Pélion de 
Villeneuve et M. Redon avaient réuni le plus de voix 
après lui. Les nouveaux secrétaires sont : MM. Des- 
meuniers, l'abbé Desmares et le vicomte de Mirabeau. 



DISCOURS DE M. LE PRÉSIDEÏNT. 

« .le suis destiné une seconde fois, par vos suffra- 
ges, à l'honneur de présider l'Assemblée nationale; ce 
qui m'eût payé des services rendus pendant, ma vie 
entière, devient l'encouragement de ma jeunesse. Je 
me flatte de mériter un jour ce que vous faites aujour- 
d'hui pour moi. Comblé de vos bontés, il ne me reste 
qu'un seul vœu à faire à la Providence, c'est qu'elle 
puisse doubler mes forces. 

«Je me félicite d'ouvrir cette séance par différentes 
annonces d'actes de patriotisme. » 

Un membre a fait la motion, sur la lecture du pro- 
cès-verbal de vendredi, d'écrire à M. le contrôleur 
général pour l'instruire des motifs de l'Assemblée à 
ne pas lire son mémoire. Un autre a observé que cette 
motion ne convenait pas à l'Assemblée nationale. Elle 
ne doit pas la justification de sa conduite, si ce n'est à 
la nation, et non à un ministre du roi. L'Assemblée a 
applaudi à cette réflexion. Une pareille lecture était 
inutile et inconvenable. 

M. le président a demandé, d'après le décret de 
'"■ 56 




562 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

samedi soir, si, préalablement à l'ordre du jour,. 
l'Assemblée ne devait pas staluer dans quelle forme 
les arrêtés de la nuit du 4 au 5 août seraient présentés 
à la sanction. Cette question de forme a été renvoyée à 
ce soir 

M. le président a rappelé l'ordre du jour : la ques- 
tion qu'il a proposée était celle de savoir si le renou- 
vellement des membres de chaque législature se ferait 
partiellement ou en totalité. 

Cette question avait été traitée samedi. 1/ Assemblée 
a cru qu'il n'était, pas nécessaire de rouvrir cette dis- 
cussion, et l'on a été sur-le-champ aux voix : l'As- 
semblée a décrété presque à l'unanimité que ce re- 
nouvi lli ment se ferait en totalité. 

Celle première question étant décidée, l'Assemblée 
a repris 1 ancien ordre des choses proposées par 
M. Guiilotin : il présentait la question de savoir pen- 
dant combien de législatures le veto serait sus- 
pensif. 

On allait discuter cette question si importante par 
elle même, lorsque M. Barnave a demande la parole 
pour proposer un objet préalable. Il s'est expliqué en 
ces termes : 

« Je crois, messieurs, que nous devons savoir à quoi 
nous en tenir relativement aux arrêtés du 4 août. II a 
été décidé samedi qu'ils seraient présentés à la sanc- 
tion; mais il n'y a rien de statué quant à la forme 
de cette présentation, il n'est pas encore décidé si ces 
arrêtés seront soumis au veto suspensif, comme les 
lois qui seront faites par les autres législatures. 

« Il faut bien les distinguer de toutes autres lois :: 
1° parce qu'ils sont faits par une Assemblée qui réunit 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 565 

le pouvoir constituant au pouvoir constitué; 2° parce 
qu'ils touchent à la Constitution. 

« 11 serait fâcheux qu'ils fussent arrêtés par le veto 
suspensif, parce qu'ils ont été publics; que le peuple 
les a reçus avec des transports de joie universelle. Je 
crois donc que nous devons surseoir à l'ordre du jour 
jusqu'à ce que nous ayons statué sur les arrêtés du 
4 août, soit que nous décidions qu'ils seront sanction- 
nés purement et simplement, soit que nous décidions 
qu'ils seront soumis au veto suspensif.» 

M. le comte de Mirabeau a appuyé la motion de 
M. Barnave. 

DISCOURS DE M. LE COMTE DE MlltAIIKAU. 



<( 11 n'est pas nécessaire de mettre en question si 
les arrêtés du 4 août doivent être sanctionnés, certai- 
nement ce point là est jugé, et nous ne prétendons 
pas le remettre en question. 11 fallait sans doute les 
promulguer plus tôt; ce n'était pas obscurcir le travail 
de la Constitution, c'était au contraire le rendre moins 
difficile. Il paraît impossible dans ce moment d'en 
suspendre plus longtemps la promulgation; tous les 
esprits ne sont que trop enflammés et trop inflamma- 
bles. Les arrêtés du 4 août sont rédigés par le pouvoir 
constiiuant; dès lors ils ne peuvent être soumis à la 
sanction : et, permettez-moi de vous le dire, vous 
n'auriez jamais dû décider d'autres questions sans ju- 
ger celle-ci; vous n'auriez pas dû songer, permetlez- 
moi cette expression triviale, à élever un édifice sans 
déblayer le terrain sur lequel vous voulez construire. 

« Les arrêtés du 4 août ne sont pas des lois, mais des 



Mi LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

bases et des principes constitutionnels. Lors donc que 
vous avez envoyé à la sanction les actes du 4 août, c'est 
à la promulgation seulement que vous les avez adressés; 
et le Corps législatif éprouverait des débats terribles, 
des questions épineuses, des débats de compétence, si 
les arrêtés n'étaient pas promulgués purement et sim- 
plement. Je conclus fortement à ce que rien ne soit 
décidé sur ce qui peut rendre immuables, consolider, 
renforcer les prérogatives royales avant que les arrêtés 
ne soient sanctionnés. » 

M. le comte de Virieu a combattu l'opinion des 
deux préopinants. 




DISCOURS DE M. LE COMTE DE VIRIEU. 

«L'on a fait une observation importante sur l'ordre 
du jour. L'on devaitexaminerlaquestion desavoir pen- 
dant combien de législatures le veto serait suspensif. 
Cet ordre du jour, on propose de l'interrompre par 
une question que le préopinant dit lui-même avoir été 
jugée. 

« Par qui avons-nous été convoqués? c'est par le 
roi; c'est vers lui que nous avons été envoyés. Sa puis- 
sance existait donc alors, et pourquoi n'existerait-ellc 
pas aujourd'hui? Elle existait avant la nôtre. » 

Mais le pouvoir de la nation existait avant celui du 
roi, quoique ses ministres l'avaient anéanti... Mais 
écoutons encore M. de Virieu : 

« Nos commettants nous ont ordonné de respecter 
celte puissance. Nos cahiers sur ce point sont uni- 
formes, et il a été déclaré qu'on ne pouvait s'en écarter, 
au moins sur les bases fondamentales; mais il n'en est 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 565 

pas moins vrai que les premiers principes sont fixés 
par eux, ainsi que les points principaux. » 

Il est écrit dans le cœur de tous les Français : je 
suis libre, et cela vaut bien des cahiers qui ont été 
écrits sous la verge du despotisme. 

« Depuis que nous les traitons, ces points fonda- 
mentaux, il y a eu différents changements dans l'ordre 
de discussion. » 

Il y en aurait bien moins sans les entêtés et les gens 
engoués de privilèges. 

«Mais nous sommes revenus à cette question : Com- 
bien d'années le roi suspendra-t-il la loi proposée par 
une législature? Aujourd'hui on propose un nouvel 
ordre : on dit qu'il faut que les arrêtés soient sanc- 
tionnés avant l'établissement de la prérogative royale. 

«Je me bornerai à une seule proposition. Le pou- 
voir souverain n'a jamais changé; le roi n'est pas 
moins puissant qu'il ne l'a été, et la nation n'est pas 
plus qu'elle ne doit être. Si cette proposition est vraie, 
il est inutile de nous arrêter à la question que l'on 
nous propose. » 

Si la question est avouée, le principe est faux; le 
roi ne doit pas être si puissant qu'il était; il ne doit 
pas être despote, il l'était dans le fait. 

«Maintenant l'on nous offre les arrêtés comme éma- 
nés du pouvoir constituant; mais, en ce cas, il faut 
faire le dépouillement de tous les actes qui devront 
être soumis à la sanction royale, et distinguer ceux 
du pouvoir constituant et ceux du pouvoir légis- 
latif. 

« On parle de calme; on dit que le peuple en a be- 
soin : le moyen de le ramener, c'est de consolider le 






560 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pouvoir du monarque. Il est le premier, après le pou- 
voir législatif. 

« Je demande si, dans un moment où tous les pou- 
voirs sont anéantis, nos premiers travaux ne doivent 
pas être pour fixer les prérogatives du roi ? C'est là 
le moyen de ramener le calme, de faire renaître la 
paix; ces droits sont dans nos cœurs, dans nos cahiers, 
il faut les énoncer : et, si quelqu'un s'y oppose, il 
n'a qu'à se lever; qu'il se fasse connaître comme sup- 
posant aux opérations de l'Assemblée. On accumule 
les retards, les longueurs. » 

En ce cas le proverbe est vrai : les battus payent 
l'amende. 

Monsieur se plaint de ce qu'il fait. 

c< Il est temps de mettre un terme à nos lenteurs. 
Je demande que l'on passe à l'ordre du jour, et que 
l'on décide qu'il n'y a pas lieu à délibérer, quant à 
présent. » 

Il fallait ajouter, suivant vos principes, monsieur : 
et que le veto suspensif aura un effet rétroactif. 

Un membre des communes a réfuté M. de Virieu, 
en lui opposant une lettre de l'un des agents du clergé. 
Cette lettre, qu'il a lue cinq, à six fois, il n'a fait qu'en 
rapporter les termes autant que sa mémoire le lui 
permettait; elle est à peu près conçue ainsi : « Je vous 
prie de donner un état de vos biens, car l'Assemblée 
nationale va un train que personne ne peut suivre, .etc.» 
Et l'orateur, après quelques réflexions, a fini par dire 
que le clergé ne la désavouerait pas. Il en a tiré la con- 
séquence que l'Assemblée nationale, du moins selon 
l'opinion de tous les individus, n'allait pas si lente- 
ment dans les opérations. 






l'Alï LES HOMMES DU TEMPS. 



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AVIS DU RÉDACTEUR. 



« Une impartialité impassible au milieu des événe- 
ments, une vérité toujours sévère dans les révolutions, 
et le respect dû aux opinions, ont suppléé jusqu'ici 
aux élans de l'éloquence et du génie; le public a été 
indulgent, et l'intérêt qu'il a pris à ces feuilles a 
donné une nouvelle activité au zèle du rédacteur de 
ce journal intitulé : États généraux de l'Assemblée 
nationale. 

« Ce n'est pas assez d'avoir vu se développer peu à 
peu dans l'Assemblée nationale le germe de la félicité 
publique; il faut le voir croître et s'étendre. L'œil du 
philosophe, du citoyen, de l'homme d'Elat, doit le 
considérer dans tous les âges. 

« Nous le suivrons dans toutes les opérations de 
l'Assemblée nationale. 

« Nous suivrons toutes les branches du corps poli- 
tique quand elles seront en activité. Nous irons au delà 
même des bornes que nous nous étions prescrites. 

« L'Assemblée nationale est permanente; notre jour- 
nal sera également permanent. 

« Il ne pourra l'êlre qu'en suivant les opérations 
•des assemblées secondaires: toutes, dans l'intervalle 
-des sessions, viendront se fondre, lors des sessions, 
dans l'As<emblée nationale comme dans leur véritable 
«entre. Nous annonçons ce projet d'avance parce que 
nous sommes sûrs de ne pas rester au-dessous de notre 
promesse. 

« Nous espérons même, quand il en sera temps, 
ouvrir une espèce d'arène aux bons citoyens, où ils 



568 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

pourront mettre au jour les élans du patriotisme, dic- 
tés par une saine liberté. Je dis saine, parce que nous 
croyons qu'on nous rendra la justice de croire que 
nous savons distinguer entre la liberté et les abus de 
la liberté. J'en appelle à ceux dont j'ai l'honneur d'être 
connu; ils m'ont vu verser des larmes de sang sur les 
catastrophes sanglantes dont la révolution a été cause. 
« Le Hodey de Sault-Chevrewl. » 

SUITE DE LA SÉANCE DU M. 

M. l'abbé de Monlesquiou, sur qui portait le re- 
proche de cette lettre, en sa qualité d'agent du clergé, 
et comme auteur de la lettre, s'est justifié comme il 
l'a pu. Il a prétendu qu'il avait demandé seulement 
l'état des biens de l'Église; que, quant à son avis, il 
ne l'avait nullement manifesté; qu'il croyait que, 
quant aux dîmes, la nation avait fait une mauvaise 
opération en finances, mais que ce n'était pas l'offen- 
ser; que ce n'était pas, de la part de l'Assemblée, une 
erreur, mais un calcul fautif; qu'elle avait cru que le 
clergé était plus riche qu'il n'était; qu'au surplus, en 
demandant l'état des biens de l'Église, il n'avait que 
cédé aux sollicitations du comité ecclésiastique; que le 
mol de blâme ne peut enlrer dans la tête d'un mem- 
bre de la nation, et que, s'il avait eu l'imprudence 
de le penser, il n'aurait pas été assez sot pour Je dire, 
et surtout pour l'écrire. 

M. l'abbé de Montesquiou aurait pu se plaindre du 
secret violé d'une lettre, mais sa délicatesse lui a com- 
mandé le silence sur un reproche pareil. 

On en est revenu à la question déjà jugée. M. Rew- 






MMMi 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 569 

bel a cru pouvoir tout concilier en disant que, dès de- 
main, les arrêtés seraient sanctionnés ou ne le seraient 
pas; que, s'ils ne l'étaient pas, il serait encore temps 
de délibérer sur la motion de M. Barnave; car la ques- 
tion de la durée du pouvoir suspensif conduirait au 
moins jusqu'à demain, avant sa décision. Cet avis a été 
développé par un membre avec tout l'avantage possi- 
ble; mais l'ordre des faits ne nous permet pas d'ana- 
lyser encore cette opinion. 



DISCOURS DE M. L'ARBÉ MAURY. 

« 11 est quelquefois permis de .changer l'ordre du 
jour. J'ai eu l'honneur de déclarer avant-hier à une 
partie de cette Assemblée... » 

Ici l'orateur a été interrompu, chose à laquelle il 
est accoutumé. 

Aussi a-t-il dit que c'était être trop généreux d'in- 
terrompre un homme quand on avait la certitude de 
lui répliquer. L'orateur a repris son discours : 

« L'Assemblée nationale a déjà prononcé par un 
décret, que les arrêtés du 4 devaient être portés à la 
sanction. Les deux autres questions incidentes qui sont 
dans l'ordre du jour, sont de savoir quelle sera la 
durée du veto suspensif et quel sera l'intervalle après 
lequel les membres de l'Assemblée nationale pourront 
être réélus; car le veto suspensif serait inutile et de- 
viendrait illusoire, si les membres contre l'ouvrage 
duquel le veto a été opposé, pouvaient se représenter 
dans l'Assemblée suivante. Tout le monde sent qu'ils 
ne peuvent être nommés députés tant que durera l'ac- 
tion du veto suspensif. 



570 '-A II ÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

« Je reviens aux arrêtés du 4. 
«M. le comte de Mirabeau a dit que ces arrêtés 
n'étaient pas des lois, mais des principes de Constitu- 
tion. Quanta moi, je n'entends, parla Constitution, 
que le partage des pouvoirs; tout le reste est de la 
législation, et vous n'avez qu'à parcourir ces arrêtés, 
tous appartiennent à la législation. 

« Mais ces lois, ou ces principes, si l'on veut, ne 
sont pas encore rédigés; et cela est si vrai que, dans 
l'article 19, vous annoncez que vous développerez les 
principes et que vous les rédigerez en lois. 

« Il n'est donc pas temps encore de les porter à la 
sanction, etc. 

« S'il fallait juger des sentiments parles lettres, je 
déclare que l'on pourrait connaître presque le vœu de 
l'Assemblée par toutes celles que j'ai reçues. J'en ai 
un très-grand nombre en mon pouvoir, et je les ren- 
drai publiques. On verra ceux qui ont fomenté les 
troubles populaires. 

« On a prononcé sans cesse le mot de liberté, et les 
peuples l'ont écoulé; mais est-ce la liberté de la 
presse? est-ce l'amortissement des lettres de cachet? 
Ces réformes ne vont pas jusqu'à eux. Le peuple a pris 
la licence pour la liberté; il s'est livré à des excès; 
celui qui paye est armé, et celui qui doit faire payer- 
est désarmé; voilà le véritable état de la France. 

« Il ne s'agit pas de prononcer avec précipitation 
des lois incohérentes et desquelles dépend le bonheur 
public. Loin de nous toutes subtilités; que les arrêtés 
du 4 soient examinés, soient éclaircis, et que, dès de- 
main, ils soient soumis à notre délibération. Nous 
demandons à être entendus, et ce n'est pas dans une 






PAR LES 11011 M KS m TKJirS. 57» 

Assemblée aussi solennelle que l'on consentira à nous 
juger sans nous entendre. » 

M. Pétion de Villeneuve a répliqué à M. l'abbé 
Maury : 

« Il me semble que le préopinant s'est écnrté de la 
question et s'est livré à des digressions qu'il aurait dû 
épargner à l'Assemblée. La question se réduit à un 
point fort simple : c'est de surseoir à toute décision 
sur la prérogative royale jusqu'à ce que le roi ait 
sanctionné les arrêtés du 4 août. Cette motion est dans 
l'ordre, et voici ma raison : 

«Samedi matin, on ne pouvait prévoir, lorsque l'on 
a posé la question à laquelle il faut surseoir, que l'on 
agiterait la question desavoir si les arrêtés du 4 août 
seraient portés au roi pour être sanctionnés. 

« Au jourd hui, rien n'est plus naturel que de surseoir 
à l'ordre du jour. On vous a demandé si les arrêtés 
pouvaient être sanctionnés? Ils sont incomplets, dit on; 
les vérités qu'ils énoncent ne sont, pas incomplètes; 
elles sont de tous les temps et de tous les peuples. On 
dit que ces articles ne touchent pointa la Constitution; 
le régime féodal, les privilèges des provinces, les jus- 
tices seigneuriales ne touchent-elles donc pas à l'ordre 
social et à la Constitution? Le roi peut-il refuser sa 
sanction à de pareils articles? On nous a dit que l'As- 
semblée avait voulu jeter un voile religieux sur ces 
grandes questions, qu'ainsi il n'y avait lieu à délibé- 
rer, et moi je dis le contraire; je pense qu'il y a lieu 
à délibérer. Supposons que le roi refuse sa sanction ; 
il faut combattre ce refus, et voilà notre position 
actuelle. 

« L'on dit qu'il est prudent d'attendre que le roi se 



Ë 




I 




572 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

soit expliqué. Mais il me semble que notre Comité de 
Constitution nous a annoncé que le roi n'avait pas le 
droit de refuser sa sanction. Ce principe a été publié 
ici, et nous avons le droit de le répéter. 

« il ne s'agit pas de traiter la question à fond ; la 
prudence exige une surséance, et je ramène la motion 
à ces termes simples : 

« Il s'agit de prononcer un ajournement, une in- 
terruption, et il faut attendre que la sanction ait été 
accordée par le roi à tous les arrêtés du 4. » 

Ici on a commencé à demander la question préala- 
ble : « Y a-t-il lieu à délibérer? » 

M. Robespierre a parlé sur cette question préa- 
lable ; il a prouvé avec évidence qu'il fallait délibérer. 
M. le comte de Mirabeau a prouvé aussi, avec son éner- 
gie ordinaire, qu'il fallait délibérer. 

DISCOURS DE M. LE COMTE DE MIRABEAU. 

« Nous devons être bien loin de nous affliger et de 
nous étonner de l'esprit qui règne dans cette Assem- 
blée, car indépendamment que l'amour du bien pu- 
blic a aussi les caractères d'une fièvre simple, il est 
bien clair que l'on ne se combat que dans les moyens 
pour aller au même but. 

« La question préalable me paraît évincée par la 
nécessité de délibérer sur la question présente, et, 
comme ce n'est pas par du bruit qu'il faut répondre, 
nous allons donner des raisons. 

« La première objection est une fin de non-recevoir. 
Vous êtes dans une matière de Constitution ou vous 
n'y êtes pas; si vous y êtes, vous avez jeté un voile reli- 






HHHMMMI 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 573 

gieux sur la question qui louche la prérogative 
royale; respectez le roi ; si vous n'y êtes pas, vous êtes 
dans l'ordre du jour. Le voile religieux ne doit pas 
empêcher l'Assemblée nationale de s'expliquer et de 
manifester un principe qui est universel, et qui ne 
doit jamais souffrir des circonstances. 

« Pour n'avoir pas voulu énoncer le principe, nous 
ne l'avons pas abandonné. 

« Un membre a dit que ces articles n'étaient pas 
constitutionnels; je lui sais gré, dans les citations qu'il 
nous a données, de n'avoir pas parlé des pigeonniers ; 
mais ces articles se divisent : les uns sont constitution- 
nels, les autres sont des petits sacrifices particuliers de 
munificence privée. Mais certes, le régime féodal était 
constitutif; les philosophes diraient peut-être qu'il est 
anticonstitutionnel; mais nous n'avons pas encore leur 
précision. Les privilèges des provinces ne sont pas 
relatifs à la Constitution. Ces principes ne sont pas 
contestés, même par l'abbé Maury, qui appelle une 
Constitution la distribution des pouvoirs. 

« Quant aux munificences privées du clergé, telles 
que le casuel, elles tiennent à la morale, et le clergé 
ne les révoquera certainement pas. 

« .l'ose attester encore à l'honorable membre qui 
nous a apporté son colombier, comme Tibulle son moi- 
neau, que je n'en parle pas encore, comme étant un 
principe constitutionnel. 

« 11 est un principe général dans le cœur et dans la 
tête de tous les membres de cette Assemblée, et qui 
décide la question : c'est que la volonté générale fait 
la loi; elle s'est assez manifestée par les arrêtés, les 
adresses et les actes d'adhésion de toutes les provinces, 




i 



574 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

par l'allégresse ; et je demande si la volonté générale 
peut être plus solennellement manifestée. Je demande 
donc que l'arrêté, tel qu'il a été envoyé au bureau 
par M. Barnave, soit lu, et j'y adhère de toutes mes 
forces. » 

M. Tronchet a répélé l'opinion déjà développée par 
un des préopinants qu'il n'y avait lieu à délibérer, 
quanl à présent. 

Avant daller plus avant, il est bon de remettre 
sous les yeux la substance de la motion de M. Barnave; 
voici la première version : « Qu'il soit sursis à l'ordre 
du jour jusqu'à ce qu il ait été définitivement statué 
sm les arrêtés du 4 août et jours suivants, soit en 
oblenant du roi la sanction de ces arrêtés, soit en dé- 
clarant que ces arrêtés ne sont pas soumis à la sanc- 
tion. » 

Comme la question préalable avait été demandée 
sur cette motion, M Émery, tout en appuyant le sen- 
t.menl de M. Tronchet, a cru devoir la diviser, et de- 
mander qu'on ne s'occupât que du premier membre. 
>ur les observal.ons de M. Émery, M. Barnave avait 
relire la seconde parlie de sa motion, et en consé- 
quent elle se réduisait à ceci : «Surseoir à la déli- 
bération jusqu'à ce que les décrets du 4 août et jours 
suivants aient obtenu la sanction. » D'après l'incerti- 
tude où l'on est encore sur la définition de sanction, 
que chacun interprète au gre de ses désirs et de ses in- 
térêts, un honorable membre a demandé si M. Bar- 
nave, par sanclion. enlendail le consentement du roi, 
c'est-à-dire le rein, ou b.en l'acte matériel qui donne" 
I authenticité à la loi? 

Dans la seconde hypothèse, la question se réduit à 




CAR LES HOMMES DU TEMPS. 575 

savoir si le roi peut ou non refuser la promulgation; 
dans la première, la question est la même que pour le 
veto. 

M. Malouel a observé, suivant les sages principes 
par lui exactement suivis : « Que les décrets du 4 ne 
sont pas exécutoires, qu'il faut un développement, et 
que de là naîtront les lois. » 

M. le président a rappelé à l'ordre le préopinant. 
Quelle perte! Les sentiments de M. Malouet sont 
aujourd'hui connus, et l'on peut dire qu'il a toujours 
parlé de manière à se faire un nom. Hestc à savoir 
quel nom ! 

M. le Chapelier a fait un amendement à la motion 
de M. Barnave, et a substitué le mot prowmlgalion au 
mot sanction. 11 a soutenu qu'il était inutile de rece- 
voir la sanction royale pour des arrêtés auxquels Sa 
Majesté avait donné une approbatii m authentique, tant 
par la lettre qu'elle lui avait remise, lorsqu'il avait 
l'honneur d'être l'organe de l'Assemblée, que p;ir les 
actions solennelles de grâces et le Te Dcuni chanté à 
la chapelle du roi. 

« Trop longtemps, a-t-il dit, les peuples ont resté 
dans l'atienle de la promulgation de ces décrets; il 
est temps enfin de les rassurer et de faire évanouir 
linceilitude qui les tourmente à cet égard ; il faut 
que ces décrets soient promulgués. » 

M. Target a appuyé le sentiment de M. le Chapelier. 

Un membre de la noblesse a répondu avec chaleur 
à M. le C apelier, mais sans lui donner de raison 
supportable. 

M. le président, voulant ramener les esprits, a pé- 
roré un peu et a semblé pencher du côté défavorable 



■I 




576 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

à la noblesse. Sur ce, un noble lui a demandé de s'ex- 
pliquer sur son opinion. 

M. le président lui a observé qu'il devait être im- 
passible ; que son devoir était de poser les questions 
et de rappeler à l'ordre quand on s'en écartait. 

Il y avait déjà longtemps que l'on demandait la 
question préalable, chicane ordinaire du parti qui 
veut éluder une question. 

M. Barnave a proposé une seconde rédaction ; la 
voici : 

« Qu'il soit sursis à l'ordre du jour jusqu'à ce que 
les articles du 4 août et jours suivants aient été pro- 
mulgués par le roi ; que l'Assemblée, etc. » 

Puis enfin une troisième version, à peu près la 
môme que la seconde; la voici : 

« Qu'il soit sursis à l'ordre du jour jusqu'à ce que 
la promulgation des articles du 4 août et jours sui- 
vants ait été faite par le roi, et que l'Assemblée, etc. » 

La priorité a été réclamée par la dernière version, 
et elle a été décidée à la majorité, après une seconde 
épreuve. 

La priorité décrétée, M. le président a proposé la 
question préalable, c'est-à-dire la question de savoir 
s'il y avait lieu à délibérer ou non sur la motion de 
M. Barnave; mais il a été impossible au président de 
prononcer le décret. 

Il élait prêt à décider qu'il n'y avait lieu à déli- 
bérer, parce qu'il avait cru voir la majorité pour cette 
opinion; mais les réclamations opiniâtres d'une grande 
partie de l'Assemblée l'ont empêché de prononcer con- 
formément à ce qu'il croyait avoir vu. 

Enfin, la séance s'est terminée sans rien décider. 



PAR LES HOMMES DU TEMPS. 577 

11 n'a pas été possible de rien terminer; car, sur la 
question préalable, le président n'a pu obtenir léga- 
lement le vœu de l'Assemblée. Elle s'est retirée assez 
(umultueusement à trois heures et demie. 



OBSERVATIONS DE M. HEBRARA DWURILLAC. 

« Cetle observation est tardive, mais nous devons 
mettre au jour ce que nous avons omis. 

« La nation ne doit reconnaître d'autre maître que 
la loi qu'elle s'est faite, d'autre chef que le roi qu'elle 
a choisi; le roi est le premier sujet de la loi, et la 
reçoit de la main qui l'a élevé à la royauté. Il fait 
serment de ne vivre et de ne régner que par elle; 
ainsi faire la loi est dans la nation qui a aussi fait 
les rois; la faire respecter est dans le roi qu'elle en a 
chargé. 

« De là cette distinction de pouvoirs : l'un, légis- 
latif, essentiel et principe de toutes choses; l'autre 
exécutif, mais secondaire. 

«L'on voudrait en élever un troisième en faveur du 
roi, un veto contre toute espèce de loi que ferait la 
nation; mais les créateurs de ces droits, vraiment ex- 
traordinaires, ont-ils remarqué que son premier effet 
serait d'anéantir et le législatif et l'exécutif, lesquels 
cependant, soit qu'on les exerce cumulalivement, soit 
qu'on les exerce séparément, sont l'essence constitu- 
tive de tout État. Dans le fait, si nous demeurons 
d'accord que le roi ne puisse faire seul la loi; que, 
d'un autre côté, nous lui accordions le droit d'an- 
nuler celle que ferait la nation, nous n'aurons donc 
plus de pouvoir législatif, et par cela même de pou- 

37 






■ 






578 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

voir exécutif, à défaut de lois. Que nous resterait-il! 
donc de notre ancienne monarchie? Un peuple sans- 
lois ou un peuple sans roi; car ne serait-il pas à 
craindre, disons plutôt ne serait-il même pas juste 
que la nation cessât de regarder pour son roi, le roi 
qui cesserait de rendre à la nation ce qu'il lui doit; 
et voilà par quelle affreuse gradation nous parvien- 
drons bientôt à une dissolution totale et où nous au- 
rait conduits le veto impénétrable que le roi n'a ja- 
mais eu, et qu'il ne demande point, mais que des 
gens inconsidérés veulent absolument lui attribuer. 

«Un grand peuple, un grand État comme la France, 
doit, nous dit-on, donner à son roi de grands droits. 
Sans doute. Mais quel autre plus précieux (et dont 
tout souverain serait jaloux), quel autre, disons-nous, 
plus grand, plus beau, plus digne d'un roi que celui 
de ne pouvoir jamais faire le mal, de partager la gloire 
ou les erreurs de son peuple? 

«Nous avons un roi, vrai présent des cieux : fas- 
sent-ils que la sagesse, l'humanité, cet accord si par- 
fait et si rare des plus belles vertus qui décorent son 
trône puissent être le domaine de ses successeurs, êlre 
héréditaires comme sa couronne; nous n'aurions be- 
soin ni de lois, ni de Constitution; nous n'aurions 
qu'à jouir du bonheur que nous procurerait sa tendre 
sollicitude. Mais s'il est des rois qui honorent leur 
siècle, il en est aussi qui en sont la honte et le tour- 
ment. La loi seule est alors le soulagement du peuple; 
chacun peut y être ramené tour à tour; il nous faut 
donc des lois, et ce serait en détruire jusqu'à l'idée 
que de les confondre dans la personne à qui l'exécu- 
tion en est confiée. Il faut que ces deux pouvoirs soient 






*%&■: 



PAU LES HOMMES DU TEMPS. 579 

distincts et toujours en mesure, que nul ne puisse se 
prévaloir de l'absence de l'autre, etc. » 



SEANCE DU U SEPTEMBRE Al' SOIR. 



M. le président a rappelé l'Assemblée à l'ordre du 
jour : il consistait à entendre le comité des subsis- 
tances et le comité des recherches. 

Un membre a observé que l'Assemblée avait dé- 
crété, samedi, que les arrêtés du 4 seraient portés à la 
sanction. M. le président a annoncé qu'ils n'y avaient 
pas encore été présentés, parce que l'Assemblée n'avait 
pas encore décrété la forme de cette présentation; qu'il 
fallait, avant de passer à l'ordre de la discussion, ré- 
gler celle forme. 

Cet avis a été saisi avec empressement. 

M. le Prieur l'a appuyé avec force, ainsi queM. de 
Mirabeau. 

M, le Chapelier voulait que l'on définît la sanction. 
M. l'abbé Maury, qui ne voit les arrêtés du 4 qu'avec 
chagrin, a voulu retarder le moment où le sceau royal 
doit leur imprimer le caraclère de l'authenticité; il a 
péroré pendant longtemps, mais ce n'étaient que des 
subtilités, des divagations qui n'ont que relardé le 
décrel. 

L'Assemblée, après avoir longtemps débattu sur la 
forme de la présentation, s'en est tenue à celle que 
M. le Chapelier avait suivie pendant sa présidence 
pour les déclarations : il a été décidé que M. le pré- 
sident se retirerait vers le roi pour le supplier de sanc- 
tionner les arrêtés du 4, du 6, du 7, du 8 et du 
11 août dernier, avec le décret des subsistances. 



I 




380 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

Ce décret a essuyé beaucoup de contradictions; M. le 
Chapelier, au lieu de sanction, voulait que l'on ne se 
servît que du mot de promulgation. « Le roi, disait-il, 
les a déjà sanctionnés; je les lui ai portés : il a fait 
chanter le Te Deum; il ne pouvait les sanctionner plus 
solennellement. Plusieurs personnes, enlre autres 
M. Malouet, ont prétendu que le roi ne s'élait pas 
expliqué particulièrement sur cet article; on ne peut 
le réduire à l'impossibilité d'y consentir. » 



SEANCE DU 15 SEPTEMBRE 1789. 

A l'ouverture de la séance, un de MM. les secré- 
taires a donné lecture des noms de ceux qui compo- 
sent le nouveau comité de Constitution. Les nouveaux 
membres sont MM. Thouret, l'abbé Target, Syéyès, 
Tarchevêque d'Autun, Desmeuniers, Rabaut de Saint- 
Etienne, Tronchet, le Chapelier. 

Ramené à l'ordre du jour, M. le président a rappelé 
que l'Assemblée avait à délibérer sur la motion de 
M. Barnave. 

M. le Chapelier l'a présentée sous un autre point de 
vue. Il a observé à l'Assemblée que ce serait abréger 
ses occupations que d'ajourner la motion sur laquelle 
on avait à délibérer; par ce moyen l'on passerait à 
la Conslilution; il proposait d'examiner les questions 
suivantes : 

« 1° De combien de membres l'Assemblée nationale 
sera-t-elle composée? 2° Quelle sera la durée de cha- 
que session? 3" A quelle époque l'Assemblée nationale 
se réuni ra-t-elle? 4° Quelle qualité faudra-t-il pour 
être électeur et éligible? » 



v«MWi:« 



PAR LES HOMMES DU TEMPS 581 

M. de Cazalès a dit que cette motion était la même 
que celle que M. Barnave avait proposée hier, et sur 
laquelle l'Assemblée a été aux voix; qu'il demandait à 
M. le président quel était le résultat des voix sur la 
question de savoir si l'on délibérerait ou non, el qu'il 
réclamait l'appel nominal, comme il avait été arrêté 
hier, dans le cas où l'appel par assis et levé aurait été 
incertain. 

L'ajournement de M. le Chapelier a été appuyé, et 
les réflexions de M. de Cazalès ont été inutiles. 

On a été aux voix sur la motion de M. le Chapelier 
par assis et levé; la majorité a été en sa faveur, mais 
il y a eu des réclamations : on a demandé l'appel no- 
minal; mais un membre de la noblesse a observé que, 
la majorité étant évidente, elle ne pouvait être con- 
testée; qu'hier on avait eu la mauvaise foi de deman- 
der l'appel nominal quand la majorité avait été con- 
traire, mais qu'on ne devait pas suivre un mauvais 
exemple. 

.M. Guillotin a rappelé la série des questions qu'il 
avait présentées la semaine dernière et que l'Assemblée 
a adoptées. Il a proposé de discuter la cinquième ques- 
tion, qui consiste à définir la sanction. 

M. Guillotin en a donné la définition suivante : 

« La sanction royale consiste dans l'apposition du 
sceau royal qui donne l'authenticité aux actes émanés, 
soit du Corps législatif constituant, soit du Corps lé- 
gislatif constitué. » 

On ne s'est pas plus occupé de l'objet proposé par 
M. Guillotin que de ceux proposés par M. le Cha- 
pelier. 

Un membre de la noblesse a détourné les regards 



Mi 





5S2 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

de l'Assemblée pour les porter sur des questions bien 
plus grandes, mais plus faciles à décider, puisque la 
solution en a été prononcée par la France entière. 

Il a offert à l'Assemblée de consacrer les grands 
principes de l'hérédité de la couronne, de l'inviola- 
bilité de la personne du roi. 

A peine ces deux objets ont-ils été énoncés que, par 
un mouvement patriotique de l'Assemblée, elle les a 
proclamés à l'unanimité. 

Un membre a proposé d'ajouter un article sur la 
majorité et la régence; mais cette motion, pour le mo- 
ment, n'a pas été appuyée. 

Un autre membre a proposé de déclarer aussi invio- 
lable la personne de l'héritier présomptif du trône. 

Mais M. le duc de Mortemart a observé avec raison 
qu'il y avait eu des enfants qui avaient détrôné leur 
père, et que c'était mettre à couvert de la sévérité des 
lois ceux qui par la suite pourraient se porter à de pa- 
reils attentats. 

M. de Custine a proposé de porter ces articles dans 
la Déclaration des droits. Cette proposition a été re- 
jetée. 

Ici la discussion a totalement changé : on s'est oc- 
cupé d'une de ces grandes questions d'où dépend le 
sort des empires, celle de savoir s'il fallait prononcer 
l'exclusion de la maison d'Espagne à la succession du 
trône. M. l'évêque de Langres a objecté que la solu- 
tion de celte question pourrait donner à l'Europe 
une commotion générale. En admettant la branche 
d'Espagne au trône, ce serait mécontenter toutes les 
nations voisines, qui ne verraient pas sans crainte l'é- 
quilibre entre les puissances de l'Europe rompu. En 



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l'Ml LES HOMMES 1)1 TEMPS. 583 

déclarant la maison d'Espagne exclue, ce serait perdre 
le seul allié attaché à la France. M. l'évèque de Lan- 
grès a fini par dire qu'il n'y avait lieu à délibérer. 
D'autres membres ont appuyé cette motion. 

M. de Mirabeau n'a demandé qu'un simple ajour- 
nement. « Il est sage sans doute, a-t-il dit, de dire 
qu'il n'y a pas lieu à délibérer; cette question impose 
un respect, j'ose dire superstitieux, mais ce sera à 
vous de décider si l'expression de pacte de famille ne 
doit pas être changée en pacte des nations; c'est pour 
cela que je demande un ajournement : c'est pour que 
vous décidiez que les nations ne sont pas liées par des 
pactes de famille.» 

Dans ce moment, l'Assemblée s'est livrée à des 
mouvements très-tumultueux qui ont duré jusqu'à la 
iîn de la séance. On a prétendu qu'en parlant de l'hé- 
rédité de la couronne, c'était y rappeler la maison 
d'Espagne. Mais il n'y a point eu de raisonnement 
pour appuyer cette assertion. On s'est contenté de 
l'énoncer; le trouble s'est introduit dans l'Assem- 
blée : la motion a été retirée par l'auteur; mais plu- 
sieurs membres s'y sont opposés inutilement. M. de 
Saint-Fargeau a dit que c'était là le seul moyen de 
terminer une discussion aussi sérieuse. Cependant on 
demandait avec opiniâtreté la question préalable, 
c'est-à-dire : Y a-t-il lieu à délibérer? Un membre 
veut qu'on ajoute : Quant à présent. M. de Mirabeau 
persiste dans son ajournement, et M. le comte de Vi- 
lïeu dit qu'il faut l'ajourner à trois siècles. M. le pré- 
sident est embarrassé pour poser la question. On pré- 
tend que M. de Mirabeau se désiste de son ajourne- 
ment. M. le comte interrompt, et il se contente de 



■ 




MB 




584 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

répondre que cette question, qui paraît fort indiffé- 
rente pour l'Assemblée, ne l'est pas pour l'ambassa- 
deur du roi d'Espagne. 

M. Bouche observe qu'il est fort indifférent de dé- 
libérer, puisqu'il faut faire une loi pour déclarer 
que, dans le cas où la maison de Bourbon viendrait 
à s'éteindre, la nation se rassemblerait par ses re- 
présentants pour se choisir un roi, pourvu qu'il mit 
Français. 

Il y avait donc deux questions à décider : « Y a-t-il 
lieu à délibérer ou faut-il ajourner? » A laquelle de 
ces deux motions devait-on donner la priorité? M. le 
président a interrogé le règlement, mais le règlement 
était muet; il a interrogé l'Assemblée, mais elle élail 
divisée dans ses opinions. 

On a donc été aux voix, et la question préalable a 
eu la priorité. Alors la motion sur l'exclusion de la 
branche espagnole a été retirée; celle de l'ajourne- 
ment l'a été également; malgré tout, l'Assemblée a 
voulu aller aux voix. On allait effectivement y aller, 
lorsque M. Target a proposé de poser ainsi la ques- 
tion : « L'Assemblée nationale n'entend pas en déli- 
bérer, » et M. le comte de Choiseul : « L'Assemblée a 
cru ne devoir en délibérer. » 

Ces deux propositions ont été rejetées, et il a été 
tout simplement déclaré qu'il n'y avait lieu à délibé- 
rer. Alors un de MM. les secrétaires a lu la rédaction 
des trois articles qui avaient été décrétés par acclama- 
tion. La voici : 

« L'Assemblée nationale a reconnu par acclamation 
et déclaré à l'unanimité des voix, comme lois fonda- 
mentales de la monarchie française, que la personne 



1-s'MMtPV- 






PAR LES HOMMES DU TEMPS. 585 

du roi est inviolable et sacrée; que le trône est indi- 
visible, et que la couronne est héréditaire dans la race 
régnante, de mâle en mâle, par ordre de primogé- 
niture, à l'exclusion perpétuelle et absolue des femmes 
et de leurs descendants. » 

M. de Mirabeau a proposé d'y ajouter un quatrième 
article : « Que nul ne puisse exercer la régence qu'un 
hommenéen France. » On allait sans doute discuter sur 
cet article, si l'attention de l'Assemblée ne se fût re- 
portée sur l'article de l'hérédité de la couronne. On 
s'était d'abord proposé de joindre ces articles aux ar- 
rêtés du 4 août, pour les porter ensemble à la sanc- 
tion; mais la discussion recommencée au sujet de la 
branche espagnole a fait perdre de vue cette idée. 

On a prétendu que l'article 5 était contraire à la 
question sur laquelle on avait dit qu'il n'y avait lieu à 
délibérer; que c'était la préjuger, puisque c'était ap- 
peler les descendants de Philippe Y au trône français. 
M. le marquis de Sillery a donné lecture de la renon- 
ciation de ce prince à la couronne. Les uns ont trouvé 
qu'elle était valable; les autres ont cru le contraire. 

A force de discussions, de raisonnements, la ques- 
tion est devenue très-obscure. M. d'Espréménil a pris 
la parole. 



DISCOURS DE M. D'ESPREMENIL. 

« Je ne viens pas prendre la défense de la maison 
d'Orléans ni de celle qui règne en Espagne; mais je 
viens prendre la défense d'un principe incontestable. 
Il ne s'agit point de savoir quelle est la validité de la 
renonciation; nous venons d'arrêter sur ce point qu'il 






586 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

n'y avait lieu à délibérer, mais il s'agit de rappeler 
une maxime confirmée par la loi salique, consacrée 
par tous les états généraux, c'est que le trône est héré- 
ditaire. 

« Peu importe donc la question de la renonciation 
(question qui, pour le dire en passant, ne se décide- 
rait point par les débats de l'Assemblée nationale). 
Cette renonciation est une exception aux principes; 
et, parce qu'il existe une exception, il n'en faut pas 
moins reconnaître le principe. Or, quel est-il? c'est 
l'hérédité du trône. C'est à la branche d'Orléans à 
faire valoir l'exception contre la maison d'Espagne, si 
toutefois le cas arrivait. Mais écartons cette supposi- 
tion et de nos décrets et de nos causes; je pense qu'il 
n'y a lieu à délibérer. » 

M. de Mirabeau a demandé la division des articles 
non contestés de ceux contestés. Un évêque s'y est op- 
posé, en disant que le règlement permettait la division 
des motions, mais non des décrets. 

M. Goupil -Brezel m a soutenu qu'il y avait lieu à dé- 
libérer pour prévenir les horreurs d'une guerre civile. 



DISCOURS DE M. DUI'ORT. 

« Il y a une contradiction évidente entre la propo- 
sition que vous avez rejetée et celle que vous allez 
prendre. On a invoqué la loi salique; on en a appelé 
aux principes, je le veux bien ; mais la loi salique 
porte le contraire : elle exclut les filles pour que la 
couronne ne tombe pas dans les mains des étrangers. 
L'on a dit encore qu'il fallait constater le principe, 
sauf à le décider par les circonstances. Si l'Assemblée 




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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 587 

nationale portait un décret, la branche d'Espagne, 
dans des cas éventuels, ne manquerait pas à se déci- 
der; elle parviendrait au trône, malgré la renoncia- 
tion, si elle était appuyée de la volonté de la nation. 
Or, je ne crois pas que nous voulions nous soumettre 
à des étrangers qui ont des mœurs et des habitudes 
différentes des nôtres. Je dis donc que la renonciation 
serait anéantie par le décret. 

«Je ferai encore une observation sur la renonciation: 
c'est un pacte de famille; il ne peut astreindre des peu- 
ples. Je demande en effet si, lorsque les princes d'Alle- 
magne vendent leurs sujets, je demande, dis-je, si les 
peuples sont liés par de pareils actes: il me semble 
doncqu'il faudrait terminer le décret par déclarer que 
l'Assemblée nationale n'entend pas s'expliquer sur les 
droits éventuels de la maison d'Espagne. » 

M. Garât a pensé au contraire qu'il fallait s'expli- 
quer sur cette renonciation; qu'elle a coûté trop de 
sang et trop d'argent à la France pour la laisser s'a- 
néantir. «On a dit, a-t-il continué, que cette question 
ne se déciderait point par des décrets. Non, sans doute, 
mais on la discutera toujours; et celte substitution 
universelle du trône en faveur de la maison de Bour- 
bon sera toujours une exclusion de droit contre la 
maison espagnole Si j'avais des alarmes sur les pré- 
tentions de l'Espagne, je saurais faire taire ces craintes 
pusillanimes, mais elle est trop juste pour s'élever 
contre des actes aussi solennels, et, si l'on pouvait en 
douter, ce serait une raison de plus pour que la na 
tion s'expliquât sur la renonciation; c'est au nom de 
son sang versé que l'on maintient la renonciation. » 

Un autre membre a repris la parole; il a divisé la 






l 







588 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

question ainsi : 1° Philippe V a-t-il pu renoncer à la 
substitution fondée sur la loi salique? 2° Philippe V 
a-t-il pu priver la nation des droits qu'elle avait sur 
lui et ses descendants? On a conclu que ces questions 
étaient trop importantes, et qu'il n'y avait lieu à déli- 
bérer. 

Le point de décision est devenu de plus en plus 
embarrassant. Chacun présentait ses idées et inter- 
rompait l'ordre. On a proposé d'ajouter à l'article de 
l'hérédité différentes additions. M. Target voulait 
qu'on ajoutât : « Sans entendre préjuger l'effet de la 
renonciation. » M. de Mirabeau a prétendu que cet 
appendice était un aveu bien formel que cet arrêté 
n'était pas clair; qu'il impliquait contradiction; que 
c'était un erratum de rédaction qui ne pouvait pas 
être corrigé par douze cents personnes, et qu'il per- 
sistait à demander ce que la raison et le règlement 
demandaient avec lui, c'est-à-dire que la partie non 
contestée soit décrétée sur-le-champ, et que la partie 
non claire soit éclaircie. 

M. Duport a parlé d'un voile respectueux, M. le duc 
du Châtelet de la perte d'un allié fidèle à la France, 
M. d'Espréménil de la loi salique. 

Sans avoir aucun projet, aucun plan déterminé, 
l'Assemblée est restée livrée au tumulte jusqu'à quatre 
heures. L'incertitude de la décision augmentait de 
plus en plus. 

M. de Clermont-Lodève a dit qu'il fallait décréter 
les articles tous ensemble, et, pour ce, en renvoyer la 
discussion à demain. 

Cette opinion n'a point trouvé de contradicteurs, et 
l'Assemblée a levé la séance. 







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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 



589 



SEANCE DU 15 SEPTEMBRE, AU SOIR. 



M. le président a annoncé que l'ordre du jour était 
d'entendre un rapport du comité de subsistances. 

Le comité de rapport a exposé l'insuffisance des 
arrêtés pris par l'Assemblée. 

Effectivement, la circulation extérieure est auto- 
risée, et cependant il y a des provinces qui regorgent 
de blé, et où le pain se paye cinq sous la livre. 

Dans d'autres, les laboureurs ne peuvent approvi- 
sionner les marchés: les routes sont infestées de bri- 
gands; les voitures sont pillées, et la sûreté publique 
n'existe plus. 

L'exportation n'a jamais été plus sévèrement dé- 
fendue, et cependant jamais elle ne s'est faite avec 
plus d'empressement. Les .primes que l'on a accor- 
dées jusqu'ici n'ont fait que l'encourager. En effet, 
l'avidité du négociant trouve un nouvel aliment à se 
livrer à la fraude de l'exportation pour rapporter en- 
suite des grains qu'il a eus à bon compte, et qu'il 
vendra à un prix exorbitant, sans compter le béné- 
fice des primes; c'est ainsi qu'en matière d'adminis- 
tration les causes dont on attend le bien produisent 
souvent des effets contraires. C'est à la sagesse du mi- 
nistre à tout calculer, à tout prévoir, et à ne pas saisir 
nvec avidité un moyen qui, sous un premier coup 
d'oeil, se présente comme salutaire, mais dont on 
aperçoit le danger, lorsqu'on l'examine dans tous ses 
rapports. 

D'autres membres ont encore fait différentes obscr- 



■ 



590 LA REVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

valions; elles portaient sur des arrêtés que quelques 
villes avaient envoyés. 

Les dissertations ont été longues. L'arrêté présenté 
par le comité de subsistances a été altéré, modifié, 
augmenté; il contient huit dispositions dont les me- 
sures sont très-sages, mais peut-être seront-elles en- 
core très-inefficaces. La source du mal n'a jamais été 
découverte. Le comité de subsistances s'est contenté de 
faire des arrêtés lorsqu'il fallait faire des informa- 
tions. 

La disette où l'on se trouve, au sein de l'abondance, 
est une preuve qu'il y a encore quelque anguille sous 
roche. 

L'arrêté a été envoyé au comité de rédaction. 

Sur les huit heures et demie, M. le président a an- 
noncé qu'il devait se rendre en ce moment chez le roi 
pour lui porter les arrêtés du 4 août. 

M. l'évêque de Langres est monté sur le siège du 
président pour continuer la séance; avant de s'asseoir, 
il a prononcé le discours suivant : 

« Sensible aux témoignages de bonté dont vous 
m'avez comblé, je voudrais trouver des expressions 
pour vous exprimer ma reconnaissance : vous m'ho- 
norâtes infiniment en m' élevant à la dignité de pré- 
sident; vous m'honorez beaucoup plus encore aujour- 
d'hui, en m'appelant aux mêmes fonctions, puisque 
vous me faites voir que mes efforts, quelque inutiles 
qu'ils aient été, ne vous sont cependant pas dés- 
agréables. » 

Ces réflexions ont été applaudies. 

M. le président est revenu sur les onze heures; il a 
annoncé que le roi lui avait répondu qu'il prendrait 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 591 

en considération la demande qu'il lui faisait, et qu'il y 
répondrait très-incessamment. 
M. le président a levé la séance. 



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A l'ouverture de la séance, on a donné lecture du 
procès-verbal; M. le président a lu la réponse du roi. 



REPONSE DU ROI. 

« J'examinerai le décret de l'Assemblée nationale 
sur le prêt à intérêts, et je lui répondrai incessam- 
ment. 

«J'avais déjà fait connaître mes dispositions sur le 
décret du droit de franc-fief, et je donne volontiers 
ma sanction au décret que vous m'avez présenté sur 
cet objet. 

« J'accorde ma sanction au décret concernant les 
impositions. 

«[J'approuve votre décret relativement aux Juifs 
d'Alsace, et je les protégerai contre les vexations dont 
ils sont menacés. 

« J'ai fait garnir toutes les frontières du royaume 
pour empêcher l'exportation des grains, et je ne puis, 
sur la demande de l'Assemblée, que renouveler les or- 
dres que j'ai donnés à cet égard. 

« De nouvelles lois constitutives ne peuvent être 
bien jugées que dans leur ensemble : tout se tient 
dans un si grand et si important ouvrage; cependant 
je trouve nalurel que, dans un moment où nous invi- 
tons la nation à faire tous les efforts de patriotisme, 



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59'2 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

nous la rassurions sur le principal objet de son inté- 
rêt : ainsi, dans la confiance que les premiers articles 
constitutionnels que vous m'avez fait présenter, mis à 
la suite de votre travail, rempliront le voeu de mes 
peuples et assureront la tranquillité du royaume, 
j'accorde, selon votre désir, mon accession à ces arti- 
cles, mais aux conditions positives, dont je ne me dé- 
partirai jamais, que, par le résultat général de vos 
délibérations, le pouvoir exécutif ait son entier effet 
entre les mains du monarque. 

« Une suite de faits et d'observations qui sera mise 
de ma part sous vos yeux, vous fera connaître que, 
dans l'ordre actuel des choses, je ne puis protéger ni 
la perception des impôts, ni la circulation des grains, 
ni la liberté individuelle. Je veux cependant remplir 
ces devoirs essentiels à la royauté; le bonheur de mes 
sujets et le maintien de l'ordre social en dépendent. 
Ainsi, je demande que nous levions en commun tous 
les différents obstacles qui pourraient contrarier une 
forme aussi désirable et si nécessaire. 

« Vous avez sans doute pressenti que les anciennes 
institutions et que les formes judiciaires ne pouvaient 
être changées que quand un nouvel ordre de choses 
leur aurait été substitué; ainsi, je n'ai pas besoin de 
vous donner mes observations sur ce point. 

«Il me reste à vous témoigner avec franchise que, 
si je donne mon accession aux différents articles que 
vous m'avez fait présenter, ce n'est pas qu'ils me pré- 
sentent tous indistinctement l'idée de la perfection. 

« Mais je crois qu'il est louable en moi de ne pas 
différer d'avoir égard au vœu présent des représen- 
tants de la nation et aux circonstances alarmantes qui 




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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 595 

nous invitent à vouloir, par dessus tout, le prompt ré- 
tablissement de la paix et de l'ordre. 

« Je ne m'explique pas sur la Déclaration des droits 
de l'homme. Elle contient de très-bonnes maximes, 
propres à guider vos travaux. 

« Mais elle renferme des principes susceptibles d'ap- 
plication et même d'interprétation différente, qui ne 
peuvent être justement appréciés qu'au moment où 
leur véritable sens sera fixé par les lois auxquelles la 
Déclaration servira de véritable base. 

« Signé : Louis. » 

Une réponse aussi amphibologique, qui n'offre 
qu'un consentement aussi incertain, aussi variable 
que les circonstances, a mécontenté l'Assemblée. Nous 
devons dire aussi qu'elle a eu quelques applaudisse- 
ments, mais les discours suivants vont faire voir que 
le nombre des approbations n'était pas très-grand. 

L'Assemblée a décrété que cette réponse serait im- 
primée à la suite de tous les droits et des articles aux- 
quels le roi promet accession. 

L'on allait vraisemblablement reprendre l'ordre du 
jour, c'est-à-dire la rédaction du décret sur l'imposi- 
tion du quart des revenus, lorsque M. Muguet a changé 
la délibération; il a fait entendre que la réponse du 
roi n'était que conditionnelle, lorsque la nation en 
attendait une simple; que la Déclaration dont le pou- 
voir exécutif critique les actes constitutifs nécessite un 
parti à cet égard. 11 a proposé de déclarer que les im- 
pôts ne seraient consentis qu'après la Constitution, et 
d'assurer que les créanciers de l'État seraient payés 
aussitôt qu'elle serait terminée. 

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Ô94 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE 

M. de Robespierre a développé les mêmes principes. 
« Le pouvoir exécutif*, a-t-il dit, n'a pas le droit de 
critiquer la Constitution de la nation. Quelque res- 
pectable que soit un pouvoir, quelque sacré même 
qu'il doive être, il n'y en a aucun qui puisse s'élever 
contre l'autorité souveraine de la nation. » 

L'orateur s'est élevé contre deux sanctions données 
par le roi, qui blessent ouvertement les droits souve- 
rains de la nation. 

« L'une est faite par un arrêt du conseil, c'est-à-dire 
qu'elle est revêtue de ces termes : Car tel est notre 
plaisir, termes enfantés par la bassesse et l'oubli des 
droits de l'homme, et maintenus par le glaive du des- 
potisme. 

« L'autre est une déclaration qui, à la suite d'un dé- 
cret de l'Assemblée, porte un règlement rédigé par 
le conseil; ainsi le roi ne permet à la nation que 
d'exercer le pouvoir législatif, concurremment avec 

lui. » 

L'orateur est venu à la question célèbre de la sanc- 
tion royale sur la Constitution. «Il est temps, a-t-il 
dit, de déchirer le voile religieux dont on l'a couverte. 
Y a-t-il donc de la religion à entretenir les peuples 
dans l'ignorance de leurs droits? » Il a terminé par 
appuyer M. Muguet. 

M. Bouche a proposé un décret qui entre dans l'es- 
prit de la motion de M. Muguet. 

De plus, il prononce que le roi fera le serment de 
se soumettre à la Déclaration des droits de l'homme 
et aux lois constitutives, et la nation celui d'y 
obéir. 

M. Bouche s'est ensuite élevé avec chaleur contre 



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PAR LES HOMMES DU TEMPS. 595 

des changements faits par le pouvoir exécutif dans 
la promulgation des décrets. N'est-ce pas placer les 
commettants entre deux lois auxquelles ils crain- 
dront d'obéir, ignorant celle qui doit mériter leur 
obéissance. 

M. le Prieur a paru ensuite dans la tribune. Il a 
demandé que l'on décidât enfin la question de savoir 
si le roi doit ou non accepter purement et simple- 
ment la Constitution, ainsi que la Déclaration des 
droits de l'homme, et que M. le président fût chargé 
de se retirer par devers le roi pour le prier d'accepter 
la Déclaration des droits de l'homme et la Constitu- 
tion. 

M. Duport a succédé à M. le Prieur : « C'est dans 
les circonstances les plus délicates que l'on doit agir 
avec le plus de lenteur, pour peser avec prudence 
toutes les difficultés. Ce qui me frappe, c'est que le 
roi a seul signé sa réponse; c'est déjà un moyen in- 
venté par le ministère de se soustraire à la respon- 
sabilité. 

« Je reviens au fond. 

« Toutes les phrases ne me paraissent pas aussi dan- 
gereuses les unes que les autres. 

« Mais lorsque je me rappelle toutes les circon- 
stances, dont nous venons d'être témoins, je me dis 
à moi-même : si l'armée eût été en ces lieux, nous 
n'aurions pas eu d'adhésion à la Constitution. Je ne 
prétends accuser personne, mais c'est là ce que se 
diront toutes les personnes; elles diront toutes : Et 
pourquoi faut-il que nous payions des impôts? est-ce 
pour subvenir aux frais des fêtes du château? Je ne 
crois pas cependant qu'il faille suspendre toute déli- 



■ 







596 LA RÉVOLUTION RACONTÉE ET JUGÉE, ETC. 
bération sur l'impôt; mais l'arrêté proposé par M. Bou- 
che concilie toutes les craintes. Je ne pense pas non 
plus qu'il faille que le président se retire vers le 
roi. » 



FIN DU TROISIEME VOLUME 










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-•— - 1 ™ 



TABLE DES MATIÈRES 



DU TROISIEME ÏOIUJIK 



Extraits du journal le Point du Jour I 

Plan de régénération, ou moyen de rendre à la Fiance toute son 
énergie, de procurer àl'Étaf et au Trène une nouvelle splendeur, 

et d'assurer le bonheur individuel de chacun des sujets 35 

Extraits du journal les Révolutions de Paris 97 

Extraits du journal les États généraux, puis de V Assemblée na- 
tionale depuis le 12 août jusqu'au 5 octobre 1 789 599 







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